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Glânures...

Prière de St Ignace

 « Seigneur Jésus,
apprenez-nous à être généreux,
à vous servir comme vous le méritez,
à donner sans compter,
à combattre sans souci des blessures,
à travailler sans chercher le repos,
à nous dépenser sans attendre d’autre récompense
que celle de savoir que nous faisons votre Sainte volonté. »

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Homélies année A, 2016-17

34ème Christ Roi

26/11/17, 34e dim. ord. A : le Christ et les brebis.

Ez 34,11-12.15-17 ; Ps 22(23),1-6 ; 1 Co 15,20-26.28 ; Mt 25,31-46.

Ce dernier dimanche de l’année liturgique est dédié au Christ roi de l’uni­vers. C’est bizarre, les médias n’en parlent pas ; ils nous abreuvent de tout ce qui va mal. Et la liste s’allonge… Pourtant, c’est bien le mystère de la croix et de la résurrection du Christ qui peut donner sens à tout événement, si horrible soit-il. Paul, qui le répète inlassablement, a tapé dans le mille. Mais ce n’est pas un simple fait à consommer comme une pilule. C’est la voix de l’Esprit saint, qui peut habiter en nous, mais qui se heurte constamment à celle du monde, si décourageante, ou invitant à une survie discrète, bien protégée.

L’affaire vient de loin ! Ézéchiel s’en est pris aux mauvais pasteurs, aux grands d’Israël et de ce monde, qui profitent des brebis sans voir qu’elles se perdent : « Ils se paissent eux-mêmes. » La métaphore est bien choisie : la brebis est un animal très vivant mais très craintif, qui ne sait pas vivre en dehors du troupeau, et qui dans ce cas n’a pas la force de sortir de son trou. Comme nous. Mais quel troupeau ? Ce n’est pas une armée, où tout le monde est remplaçable. Au contraire, chacun est différent ; cela peut être enrichissant, mais en même temps on se demande parfois si on est bien normal. Plus tard, Jésus sera le bon pasteur, connaissant chacun par son nom : une intimité se crée, qui rend libre de sortir sans peur, d’être créatif ; il ne s’agit pas de concocter des startups brillantes, mais de voir sans crainte ce qui se passe tout autour. Parmi les brebis, certaines sont grasses et vigoureuses ; le texte liturgique dit qu’elles seront gardées, mais en hébreu, c’est plus tranchant : elles seront détruites ! Elles sont soupçonnées d’être injustes, ou dans l’illusion de n’avoir pas besoin de pasteur.

Le psaume vient conforter cette vision d’un Seigneur bon et juste, redonnant vie et espoir à celui qui le loue et qui, tout à coup, se met presque inconsciemment à chanter sa soudaine proximité, même dans les « ravins de la mort » ; il y a aussi des ennemis dans les coins. L’intimité est là, et dans le même verset, le psalmiste passe, pour désigner le Seigneur, d’un « il », descriptif et objectif, à un « tu », subjectif et affectueux : « Tu es avec moi, j’habite chez toi ». Changement de point de vue radical, mais les voix du monde guettent sans relâche. Sans louange, Dieu devient invisible et vague.

Paul prend les choses avec ampleur : le Christ a été homme comme Adam, mais l’un a apporté la mort via le péché, alors que l’autre apporte la vie via la résurrection. Encore le péché ? Toujours le même : je sais ce qui est bon pour moi, alors même que les autres me dérangent ! L’amour ? Oui, à condition que j’en profite. Depuis Adam qui critiquait Ève, ça marche assez mal, chez les pasteurs comme chez les brebis. Paul donne un horizon : la fin des temps comme la victoire du Christ sur toute autre forme de pouvoir, le plus redoutable étant la mort sous toutes ses ramifications quotidiennes (souffrances, échecs). Les Thessaloniciens avaient peut-être du mal à voir si large. Ça commence aujourd’hui : Jésus demande de porter sa croix et surtout de le suivre, sinon c’est l’écrasement.

L’évangile présente le jugement dernier avec une majesté digne de la prophétie de Daniel sur le Fils de l’Homme : tous les anges autour du trône, toutes les nations, un grand livre… Or, le tri se fait sur un critère d’une simplicité déconcertante : Avons-nous repéré les brebis mal fichues d’Ézéchiel ? Ce sont celles qui vont mal. Rien de gratifiant, et plutôt fatiguant ? Sans doute, mais où voyons-nous le Christ au quotidien ? Il est le frère universel, qui s’est fait brebis perdue. Pour nous. Pour nous permettre de retrouver un Père.

33ème Dimanche Ordinaire

19/11/17, 33e dim. ord. A : Sommes-nous prêts ?

Pr 31,10-13.19-20.30-31 ; Ps 127,1-6 ; 1 Th 5,1-6 ; Mt 25,14-30.

Le portrait bien connu de la Femme Parfaite, ou pour mieux dire de la « femme de courage » est sous le signe de l’interrogation : « Qui la trouvera ? » Elle est prévoyante, réfléchie dans ses décisions ; elle fait fructifier ses aptitudes multiples. Dans le texte intégral, malheureusement coupé, il est plusieurs fois question de « ses paumes » : il y a de l’amour, et c’est pourquoi elle fait ce qui justement est toujours à recommencer. Son mari ne paraît pas faire grand-chose, mais il retire d’une telle épouse l’autorité d’un juge « aux portes de la ville ». D’où vient donc cette perfection d’épouse mûre ? Comment ne devient-elle pas prétentieuse ? Très simple : elle craint le Seigneur, ce qui signifie qu’elle ne se croit pas propriétaire de sa force ; elle l’accueille dans les défis de chaque jour. En outre, il y a un effet de métaphore : le poème est alphabétique, chacun des 22 versets commençant par les lettres hébraïques successives. C’est donc une totalité, de Aleph à Tav (Alpha à Oméga), ce qui fait penser à la perfection de la sagesse. Le mari est alors celui qui a épousé la sagesse : elle l’habite, mais il n’en est pas le maître, car il doit constamment la rechercher. « Qui la trouvera ? »

Le psaume reprend ce thème, du côté de l’homme : une relation forte avec le Seigneur porte du fruit, loin de toute passivité. Ce que tu fais aura une suite, avec toi ou avec d’autres, ce qu’illustre l’image d’une famille vivante, comparable à la vigne et à l’olivier : il en sortira du vin et de l’huile, pour toi et pour autrui, avec une pincée de paix. En effet, il y a une présence de Dieu sur la terre, représentée par l’attrait de Sion où réside son nom.

Mais sur terre, tout rouille, tout a un terme, nous rappelle Paul. À l’horizon se trouve la venue inopinée du Seigneur, avec un profil de catastrophe. La fin ultime du monde, avec un jugement définitif ? Sans doute, mais pour chacun c’est sa propre mort, un moment d’allure ténébreuse, qui en tout cas rompt toute tranquillité, toute routine plus ou moins ensommeillée. Paul dit ailleurs : « Que je vive ou que je meure, mon seul désir est d’être avec le Christ. » Suprême liberté ! Telle est la lumière dont il est témoin, ce qui est une source de discernement : elle éclaire mes imperfections, mais sans me décourager : « Si ton cœur te juge, Dieu est plus grand que ton cœur. » Mais attention, les forces des ténèbres sont toujours actives : le monde tend à étouffer cette lumière, à rendre aveugle, à préférer jouir de la consommation. Bref, le combat chrétien au quotidien !

La parabole des talents ne vieillit pas, et elle serait encore plus percutante si on échangeait le 2e et le 3e serviteur, c’est-à-dire si le 2e enfouissait ses deux talents. Cela permettrait de mieux résister au sens moderne de « talent » comme aptitude innée. En effet, chacun reçoit à un moment de sa vie une mission selon ses capacités. Mais qu’en faire au juste ? La faire fructifier suppose de prendre des risques, et tout dépend de la manière dont on connaît le maître, ou Dieu : Fait-il confiance, ou bien guette-t-il, prêt à châtier ? Le craintif dit : « J’ai appris à te connaître ! » Son expérience de Dieu est lugubre ; il le juge, alors que justement il ne s’approprie rien. Tous ces talents sont qualifiés de « peu de chose », alors qu’un talent représente quelque 6000 salaires journaliers ; ce sont les prémices de nouvelles missions. Dieu ne fait pas le magicien : il a besoin de nous. Tout de suite, tels que nous sommes. Et si ça patine, d’autres suivront. Quant au serviteur apeuré, sa sanction paraît sévère, mais la pointe de la parabole est qu’il est renvoyé à sa réalité humaine, comme les vierges folles de la semaine dernière : il ne connaissait pas Dieu, et il se trouve dans une lourde solitude.

32ème Dimanche Ordinaire

12/11/17, 32e dim. ord. A : La sagesse, porte des cieux !

Sg 6,12-16 ; Ps 62,2,3-4,5-6,7-8 ; 1 Th 4,13-18 ; Mt 25,1-13.

Beauté et harmonie ! Est-ce bien ainsi que nous voyons le monde ? La sagesse est lumineuse et immortelle, à l’instar d’une femme dont la beauté ne passerait pas. Elle suggère sa présence, mais elle a sa pudeur, et il s’agit de la rechercher : elle se fait proche, mais en même temps, elle reste inaccessible. Oserons-nous avouer que nous manquons de sagesse ? Il y a un test très simple pour s’en assurer : Avons-nous le discernement et la paix intérieure, ou notre regard est-il trop court, nos pensées trop étroites ? Ne cherchons pas à nous justifier, ou à accuser quiconque ; recherchons la sagesse, car elle peut surgir en toute occasion. Ses dons sont réels, mais ils s’effacent si nous en faisons un bien, acquis une fois pour toutes. Voilà ce que disent aussi d’autres maîtres de sagesse parmi les nations, sous d’autres cieux, car l’humanité est une.

Il ne faut pas se décourager des accrocs. Le psaume vient pour prolonger, en élargissant l’horizon de la sagesse, jusqu’à Dieu : « Après toi languit ma chair ! » Qui n’a plus de désirs est mort ; qui en a est comme un lion en cage, jamais satisfait. Comment mettre de l’ordre ? Il s’agit maintenant de trouver Dieu, de le contempler ; il s’exprime dans la nature, qui est muette, et dans l’Écriture, par laquelle il ne cesse de parler. Alors, les attributs divins se multiplient : « eau de vie », nourriture, force, gloire, amour, présence d’une proximité inouïe. Avec des mouvements du corps : lever les mains et invoquer son nom dans la jubilation. Car l’Écriture charrie une mémoire, qui vient rencontrer la mienne : « Tu es venu à mon secours ! » C’est le secret de la louange.

Et la mort ? Faut-il la dissimuler ? Peine perdue, car elle ébranle toujours tout. Comme nous, les Thessaloniciens de Paul sont inquiets. On ne peut pas croire en la résurrection de Jésus et dans le même temps douter de la nôtre ; l’une ne va pas sans l’autre. C’est comme un accouchement : lorsque la tête est passée, le corps suit ; justement, l’Église est le corps du Christ. Il ne s’agit pas d’un sauvetage individuel, mais du prolongement d’une communion entre frères ou sœurs, c’est-à-dire de ceux qui ont vécu ensemble une présence du Christ. En grec, il n’y a pas de mot spécifique pour « résurrection » ; le Nouveau Testament parle de « relèvement » ou de « réveil », ce qui suppose un passage à vide, après une épreuve. Une autre vie se dessine. L’imagerie que développe Paul rappelle la rencontre au Sinaï : nuée, trompette, voix céleste, face-à-face improbable. Bien sûr, cela peut rester très vague si l’on n’a pas commencé par l’expérience préliminaire que proposent la Sagesse et le psaume. Allons-y ; c’est stimulant !

La parabole des vierges sages et des vierges folles est familière, avec ces incroyables noces en pleine nuit. Commençons par la fin. Les folles sont rejetées sèchement : « Je ne vous connais pas ! » C’est en fait l’écho de leur attitude : elles ne connaissent pas l’Époux et sont superficielles. Leur huile est courte, et elles ne se rendent pas compte qu’elles auront du mal à tenir la distance. Au contraire, les sages se connaissent mieux : elles savent qu’elles auront des moments de sommeil ou de distraction, et elles s’y préparent en stockant quelque chose. Quant à l’huile, elle donne la lumière, c’est certain, mais c’est aussi un carburant ! Elle représente la parole de Dieu, méditée et digérée par les sages. C’est pour cela que les folles ne peuvent en prendre à la sauvette ; ce serait comme de copier à un examen. Et bien sûr, les marchands n’y peuvent rien : l’argent est impuissant face à une maturation défectueuse. Et précisément, Jésus demande de veiller, non par des nuits blanches, mais par une préparation.

31ème Dimanche Ordinaire

5/11/17, 31e dim. ord. A : « Ils disent et ne font pas. »

Ml 1,14b + 2,2b.8-10 ; Ps 130,1,2,3 ; 1 Th 2,7b-9.13 ; Mt 23,1-12.

Le livre de Malachie, nom qui signifie « mon messager », commence ainsi : « Proclamation de la parole du Seigneur à Israël par l’intermédiaire de Malachie. » Comme plus tard Saint Paul, Malachie ne se met pas en avant. Il annonce que le monde entier a une perception de Dieu, mais c’est justement chez les élus que ça va mal, alors qu’ils ont bénéficié d’une révélation spéciale. Il en résulte un problème qui dure jusqu’à nos jours : les prêtres, qui sont responsables de l’enseignement et de la justice, se sont dévoyés, et le signe en est qu’ils sont devenus injustes. Que s’est-il passé ? Ils sont devenus possesseurs de la vérité, au lieu de la rechercher toujours. En d’autres termes, leur relation à Dieu est devenue fade. Le peuple les regarde, et s’en trouve fourvoyé, car le Père commun à eux tous est devenu imperceptible : la division règne.

Face à cela, le psaume propose un idéal simple : connaître sa place sans être obsédé par une réussite, afin de garder son âme dans la paix. Splendide, mais l’expérience montre que c’est très instable : il suffit de peu de choses pour être troublé, car le sentiment d’injustice se réveille chaque jour. La finale arrive à point : « Attends le Seigneur, Israël ! » L’espérance suppose une attention, une recherche. Où est donc Dieu aujourd’hui, quand je ne vois plus rien ? Telle est la prière que propose le refrain : Garde-moi dans la paix auprès de toi ! Croire que Dieu connaît ma vie et mes soucis mieux que moi-même. Là est le gros défi !

Pourtant, l’expérience de Paul atteste que c’est possible : il se voit comme une mère qui a enfanté des nourrissons ; elle s’en occupe, prête même à donner sa vie pour eux. Pourtant, elle sait qu’elle n’est pas l’auteur de ces vies toutes neuves ; ça la dépasse. Comme Malachie, Paul a la certitude que l’Évangile qu’il annonce ne vient pas de lui, tout comme son amour pour ses catéchumènes, à Thessalonique ou ailleurs. Il voit qu’une graine a été semée et qu’elle se développe. C’est pourquoi il ne cesse de rendre grâce à Dieu. Il n’ignore pas que ce développement est chaotique, que le péché est là, mais c’est précisément le signe qui atteste une croissance. Ailleurs, il a même l’audace de demander qu’on l’imite, ce qui ne signifie surtout pas qu’il se croie parfait.

Sur ce point, Jésus revient à l’avertissement exprimé par Malachie : Écoutez les maîtres, mais voyez bien leurs défauts. C’est une invitation ferme à la responsabilité personnelle dans la relation à Dieu, contre la tentation d’imiter un gourou. Leurs défauts sont instructifs : ils agissent de diverses manières pour être remarqués. Dans le Sermon sur la montagne, Jésus les déjà a épinglés : ils ont leur récompense. Mais celle-ci est infime, puisqu’il faut recommencer sans cesse pour éviter la déchéance. En outre, cela implique une grande naïveté : se croire intéressant suppose les autres un peu idiots, d’autant plus qu’ils ont eux aussi leurs petits problèmes d’orgueil. Sur le fond, ces braves pharisiens ne se rendent pas compte que leur relation à Dieu est très vide, même s’ils sont très pieux. Ils ne sont pas loin d’Adam et Ève, qui ont cru pouvoir être les dieux de leur propre vie. Ils auront peur face aux événements graves qui surviendront.

À la messe, les paroles sont proclamées, et l’assemblée répond : « Nous rendons grâce à Dieu » puis « Louange à toi, Seigneur Jésus ». C’est une approbation, certes, mais un peu routinière, alors qu’il s’agit de nous réveiller, de débusquer le pharisien aveugle qui sommeille toujours en nous. Le juste tombe sept fois par jour, et se relève dans la lumière. L’impie ne sait même pas s’il est tombé, car il reste dans le noir. Comment pourra-t-il aimer s’il ne se connaît pas ?

30ème Dimanche Ordinaire

29/10/17, 30e dim. ord. A : Inlassable amour !

Ex 22,20-26 ; Ps 17,2-3,4.20,47-51 ; 1 Th 1,5-10 ; Mt 22,34-40.

L’Exode propose aujourd’hui quelques bons principes de solidarité, qu’on peut sans difficulté rendre actuels. Respecter l’immigré ? Oui, mais ce n’est pas une simple charité condescendante : Toi aussi, tu as fait l’expérience d’être comme un étranger opprimé ! Ah ? C’est une invitation à reparcourir sa propre vie, même depuis l’enfance. Chacun de nous a eu des expériences à deux faces : d’abord des moments troubles, où l’on se voit bousculé, incompris, puis une libération insoupçonnée, comme un étau qui se desserre. D’où la question fondamentale : Ai-je reconnu Dieu (ou la croix du Christ) dans de tels épisodes ? Il est encore temps aujourd’hui de rendre grâce pour le tout. C’est dans de telles disposition qu’on peut voir un quelqu’un d’autre en difficulté, puis l’aider.

D’autres précisions viennent : il vaut mieux prêter que donner. En effet, le don oblige, crée une dissymétrie, alors que le prêt suppose une relation de confiance. Il y a aussi une menace grave : la colère de Dieu qui va sévir ! Qu’en faire ? Très simple : quelqu’un qui ne voit pas autrui dans le besoin ou qui l’exploite ne se connaît pas ; il est comme mort, indigne d’élever une famille. Il y a cependant une limite : le pauvre peut de son côté être orgueilleux ou rancunier. Sir 12,1 recommande : Si tu veux faire le bien, sache à qui tu tends la main. C’est différent de l’aumône fortuite, qui avant d’être une aide, est d’abord un geste de libération à l’égard de l’argent.

Le psaume orchestre la louange du pauvre qui a vu une lumière, qui a expérimenté l’arrêt de ce qu’il éprouvait comme une hostilité générale. Les problèmes restent, mais il n’est plus écrasé. La finale rebondit sur le Messie. Il y a certainement un arrière-fond de David, le père de tout Messie. Mais on peut aboutir à Jésus, qui face à la croix a connu l’angoisse. Et ce scandale d’injustice a eu une suite, puisqu’aujourd’hui le Seigneur vit. Le psaume de Jésus sur la croix a un début tragique de déréliction, et après des détours aboutit à la louange. Une voie s’est ouverte pour tous dans les dédales de la vie : Dieu peut être rendu proche, ce qui donne une force.

Dans ses lettres, Paul commence le plus souvent par une louange célébrant la foi de ses correspondants, puis il lance un tir en piqué pour épingler ce qui ne va pas. Aujourd’hui, il procède un peu différemment : il situe les Thessaloniciens à un rang élevé, puisqu’ils ont imité Paul et Jésus lui-même en accueillant la Parole dans la joie, malgré les épreuves. À nouveau, Paul se refuse à faire allusion à sa propre parole : c’est l’Esprit saint qui s’est communiqué à travers sa bouche et son attitude ; et quelque chose s’est diffusé bien au-delà de l’action de Paul lui-même. Mais cela n’empêche pas Paul d’évoquer un autre aspect : « Vous nous avez accueillis ! » Il s’agit de l’aide matérielle à son équipe.

Sur le fond, Paul n’en est pas encore au stade de ce qu’il exposera dans l’épître aux Romains : sans doute, il dit déjà que le Christ « délivre de la colère qui vient », donc que le jugement ultime est accompli, mais à ce moment, le retour du Christ lui paraît imminent. Il comprendra plus tard que le temps de l’Église doit être long.

Dans l’évangile, Jésus rappelle le double commandement bien connu, avec trois éléments indissociables : Dieu, le prochain et soi-même ; des gestes envers Dieu ainsi qu’une éthique. C’est simple et bref, mais pourquoi « soi-même » ? L’Exode donnait déjà la réponse : reconnaître qu’on a expérimenté un salut gratuit. C’est un exercice parfois ardu, car l’Accusateur est toujours assidu.

29ème Dimanche Ordinaire

22/10/17, 29e dim. ord. A : Que penser des maîtres du monde ?

Is 45,1.4-6 ; Ps 95,1.3-5.7-10 ; 1 Th 1,1-5b ; Mt 22,15-21.

Isaïe se félicite de l’action de Cyrus, qui a encouragé le retour des exilé (cf. Esdras 1,1). Détail remarquable : Cyrus ne pouvait pas savoir que c’était Dieu qui œuvrait à travers lui ; on lui reconnaît donc une sorte d’onction cachée (Messie). Mais attention, sa libéralité n’impliquait certainement pas une dispense de taxes ! Il sera question tout à l’heure de l’impôt à César.

On sait par ailleurs que Cyrus le Perse, qui faisait l’admiration des Grecs, a vaincu le royaume néobabylonien en -539. Alors, il a eu une politique nouvelle, consistant à rétablir les cultes locaux dans les diverses provinces ; contrairement à bien d’autres rois, il n’était pas un prédateur. Même les Romains n’ont pas fait ainsi : ils attiraient à Rome les cultes des populations soumises, et c’est ainsi que les ustensiles du temple de Jérusalem ont défilé à Rome avec Titus, en 71. (On les voit encore sur l’arc de triomphe de Titus.)

En marge de ces considérations historiques, il n’est pas vain de réfléchir un peu sur les gouvernants à toute époque. Aujourd’hui, la plupart ne nous plaisent guère, et les médias nous repaissent de leurs défauts. Le défi permanent est d’interpréter l’histoire et d’éviter de conclure que Dieu en est absent. Un exemple majeur est donné par Jésus lui-même disant à Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en-haut. » La sottise de la croix est là, comme le dirait Paul, et justement il demande de prier pour les gouvernants. Eh bien, ce n’est nullement évident, car ce n’est pas autre chose que le combat de la foi : Où trouver Dieu dans les événements ? Il est toujours tentant de s’en abstraire, ou de vouloir canaliser le mal par la force !

Le psaume offre un prolongement : les dieux des nations sont factices, et l’idolâtrie est un esclavage. Si les peuples reconnaissent un seul Dieu à l’œuvre, ils s’uniront et découvriront une justice que le monde ne suscite pas. Ce n’est pas magique, car il faut un signe : « apporter une offrande ». Il s’agit de marquer la reconnaissance que je ne suis pas l’auteur de ma propre vie, et qu’au fond je me débrouille mal. L’ombre de la faute d’Adam n’est pas loin. En clair : « La moisson est abondante. » Mais rien ne se passe si les ouvriers sont muets.

Or, Paul n’est pas muet ! Cependant, il sait que sa parole ne vient pas de lui, et il prie en équipe pour qu’elle s’épanouisse ; c’est l’œuvre de l’Esprit saint. Il voit bien qu’elle a un effet qui le dépasse, mais en même temps, il invite à poursuivre cet effet avec foi, charité et espérance. Il ne veut pas de passivité, et il n’ignore pas qu’il y a toujours des défis. Curieusement, il affirme : « Vous avez été choisis par Dieu. » Il veut simplement dire que personne n’a trouvé par lui-même l’Esprit saint : c’est un don, qui a toute la fragilité de la vie.

Justement, Jésus revient sur les forces qui s’opposent à l’Esprit, avec la fameuse question de l’impôt à César. On a concocté une savante manœuvre : le groupe qui vient l’interroger est mixte, avec des pharisiens qui y seront opposés, et des hérodiens qui seront d’accord. Jésus, insensible à la flatterie un peu mielleuse, déjoue le piège, et surtout montre à ses interlocuteurs qu’ils sont superficiels. Qu’ont-ils dans leurs poches ? Des monnaies à l’effigie de César, un dieu païen ! Donc l’argent n’a pas d’odeur ? Ils trafiquent déjà avec lui, et ils en tirent certainement des profits, car la navigation sur la Méditerranée est devenue sûre, grâce aux Romains. Jésus ne leur dit pas qu’ils ont tort, mais seulement qu’ils sont aveugles : ils voudraient être en règle avec Dieu pour couvrir leurs agissements. Encore une invitation au discernement !

28ème Dimanche Ordinaire

15/10/17, 28e dim. ord. A : Sortir du ronron familier.

Is 25,6-10a ; Ps 22,1-6 ; Ph 4,12-14.19-20 (élargir à 12-20) ; Mt 22,1-14.

Isaïe offre une vision grandiose : un festin de toutes les nations, avec tous les deuils assumés et la mort disparue. On serait tenté d’y voir un futur indéterminé, une sorte de fin de l’histoire, car on ne voit pas ce qui se passe ensuite ; ce n’est guère tonique pour le présent, puisqu’on sait bien que tout va mal ! Pourtant, on peut prendre un autre point de vue, plus réaliste, et considérer qu’il s’agit de pèlerinages, soit à Jérusalem soit même en d’autres lieux. En effet, il s’agit de chercher Dieu hors de ses petites habitudes domestiques, et ceci avec d’autres qui ont la même quête. C’est l’expérience de former un peuple aux contours indéfinis, doté d’une force paisible au-delà de toute particularité nationale. Considérons l’expérience des JMJ : il est étrange de voir des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes faire un voyage coûteux et passer une nuit invraisemblable pour voir un vieux monsieur faire quelques baptêmes et une eucharistie ; on y voit même des juifs, des musulmans et bien d’autres. Des esprits logiques affirmeront que cela ne règle rien et qu’il y a des problèmes plus sérieux. C’est évident, mais il s’agit d’un jalon (à renouveler) pour expérimenter l’unité de l’humanité et la possibilité d’une communion par-delà tout barrière ; c’est la force d’une attestation sans volonté de puissance. Pour espérer, il faut avoir dans la mémoire des moments forts, car on ne peut vivre sans symboles.

Le psaume peut être vu comme le chant d’un retour de pèlerinage, avec une progression : d’abord, une sorte de constat, ou même l’étonnement que donne une vie tranquillisée par la présence de Dieu ; ensuite, à l’occasion des angoisses de la vie réelle, l’expression d’une intimité, avec « tu ». En effet, rien n’est jamais acquis, et il est naïf de croire que la vie soit lisse ; il y a des ennemis, identifiés ou non. Cette intimité est à entretenir, et justement le psaume donne des mots pour le faire, et pour en tirer une action de grâce.

C’est par une telle proximité que Paul a reçu une force qui le rend libre en toutes circonstances : il ne craint pas la richesse et n’a aucun culte de la pauvreté. Mais cela ne l’empêche pas d’être rusé : il apprécie d’avoir été aidé financièrement, et souhaite discrètement que cela continue. En fait, il est heureux que les communautés aient pu se détacher un peu de l’argent ; il a fait la même chose lors d’une collecte pour les pauvres de Jérusalem.

Cette affaire d’argent est en arrière-plan de la parabole de Jésus. Tous ces invités qui se dérobent sont méfiants : ils ne croient pas à la gratuité de l’offre et s’en tiennent à leur métier usuel, où les efforts sont rémunérés. Ce n’est pas de l’histoire ancienne : Faut-il perdre du temps et de l’argent pour un pèlerinage, où ce que l’on reçoit n’est pas monnayable ? La vengeance du roi a un sens : tous ces gens qui refusent la fête n’emporteront rien dans la mort. Le pape disait un jour qu’il n’avait jamais vu un camion de déménagement suivre un corbillard !

Finalement, le roi recueille un ramassis de gens qui traînent, peut-être des chômeurs ou des immigrés, voire même des malfaiteurs. L’un de ces invités est intéressant, et le roi a l’œil : il n’a pas l’habit de fête ! Qu’est-ce à dire ? Il n’a mis aucun signe de gratitude, que ce soit une fleur ou une chemise moins sale. Il est venu en parasite, et il n’est en communion avec personne. Le roi le traite d’ami, puis sa sanction est brutale, mais elle ne fait qu’exprimer sa réalité : il se croit malin, mais en fait il est muet et paralysé ; il vit dans un monde de misère.

La conclusion de Jésus généralise : tous sont appelés, mais peu résistent au test de la gratitude. Et nous, resterons-nous de simples consommateurs ?

27ème Dimanche Ordinaire

8/10/17, 27e dim. ord. A : Vibrations autour de la vigne…

Is 5,1-7 ; Ps 79(80),9.12-16.19-20 ; Ph 4,6-9 ; Mt 21,33-43.

Quel est le peuple qui n’est pas rétif, qui ne se replie pas sur lui-même, parfois sans s’en apercevoir ? Isaïe l’illustre avec l’ancien Israël ; c’est encore une affaire de vigne qui n’aboutit pas, malgré des soins attentifs. On a l’impression que Dieu se venge en démolissant tout, ce qui étonne, d’autant plus que dans le passage précédent c’est une miséricorde qui est annoncée en dépit de tout. Réfléchissons un instant. Nous qui avons beaucoup reçu, qu’avons-nous su transmettre ? Nous ne savons pas trop, car on peut toujours remettre le bilan au lendemain, jusqu’au jour où un événement grave nous ramène à la réalité, peut-être avec une expérience de vide immense, d’échec complet. Comme si Dieu défaisait quelque chose sans prévenir. Il ne reste que de vagues miettes d’espérance. Jean de Patmos prévient : Tu es fidèle par habitude, mais où est cet amour d’antan ? C’est la pédagogie divine qui est en jeu ; elle peut être rude.

Le psaume met en scène cette rupture : on ne comprend pas pourquoi la vigne paraît bousculée sans raison, alors qu’elle avait une si belle histoire. Sans raison ? Et la routine ? C’est alors une invitation à la prière : c’est vrai que nous sommes devenus tièdes, insensiblement. « Seigneur, reviens ! » Une telle supplication réalise en nous un travail essentiel : elle va permettre peu à peu de comprendre, et de retrouver la louange – et le vin de la vigne !

C’est exactement ce que Paul expose aujourd’hui dans l’épître. Les soucis existent, bien sûr, mais comment ne pas en être étouffé et ne pas perdre de vue les hautes vertus, ou les remettre à plus tard ? Prière et louange, à nouveau, et une paix imprévue survient ; c’est l’effet de l’Esprit du Christ, qui a vaincu la mort sous toutes ses formes, entre le grignotement quotidien et les grandes épreuves. Et Paul a l’audace de demander qu’on l’imite ! Serait-il donc le maître parfait qui exige des efforts ? Il serait alors à fuir ! Mais c’est bien loin de cette affection inaltérable qui affleure partout dans ses lettres. Non, il a indiqué qu’il a un défaut grave qui l’humilie chaque jour, ce qu’il appelle son « écharde ». Sans détails inutiles. Or justement, il a expérimenté la paix presque incompréhensible qui résulte de sa prière quotidienne ; c’est plus fort que ses soucis. Le « joug » du Christ rend étonnamment léger tout souci réel ! Sortons de la peur !

L’évangile reprend le destin de la vigne d’Isaïe, avec la fameuse parabole des vignerons homicides, qui vise une dépossession d’Israël : les prophètes ont été bousculés, le Fils a été tué, et le Royaume de Dieu s’est transféré aux nations. Point. C’est tranchant – et politiquement incorrect ! En effet, si comme Élisée Jésus était mort de simple vieillesse, sans crucifixion, on ne voit pas ce qu’aurait pu annoncer Paul ; il n’y aurait jamais eu de christianisme, tout simplement. Donc, si cette parabole est « parole de Dieu », comme on le proclame rituellement, c’est qu’elle est davantage qu’une page d’un vieux journal. Elle doit avoir un sens aujourd’hui : exactement de la même manière que les pharisiens représentent un type éternel. Alors, qui sont ceux qui s’approprient indûment le produit de la vigne, qui n’écoutent plus les prophètes ou les chassent ? Ne cherchons pas bien loin : depuis l’établissement de la chrétienté par Constantin, l’Église à toute époque s’est ankylosée, du fait de sa grande puissance. D’où des dissidences, des violences, des anathèmes, etc. La vérité n’est pas un objet qu’on possède, car l’Esprit souffle où il veut. L’islam s’est développé dans des chrétientés passablement ramollies. Luther s’est fâché contre une décadence manifeste. Quels sont aujourd’hui les prophètes qu’il faudrait écouter ?

26ème Dimanche Ordinaire

1/10/17, 26e dim. ord. A : Seul Dieu donne le discernement.

Ez 18,25-28 ; Ps 24,4-9 ; Ph 2,1-11 ; Mt 21,28-32.

Quelle opinion avons-nous de Dieu ? Un être infini, dont le catéchisme dit le plus grand bien, mais qui paraît ignorer ce qui se passe sur terre. La preuve ? Il suffit de peu de choses pour que nous râlions, intérieurement ou bruyamment. Il y a tant d’injustices, et j’en souffre. Ézéchiel arrive à-propos pour nous mettre en garde : nous avons souvent une mentalité de justiciers, puisque Dieu paraît ne pas intervenir. En fait, sa méthode est toute différente ; son horizon est le cosmos, certes, mais il repart toujours d’un infiniment petit, à notre portée : Abraham avait tout d’un réfugié sans avenir, Moïse était incompris du peuple qu’il voulait libérer, etc. ; d’ailleurs, ce peuple lui-même était bien petit face aux grands empires qui façonnaient le monde. Ézéchiel annonce une autre justice, celle de la fidélité à Dieu. Il envisage même une vie éternelle : le juste vivra, car Dieu le connaît, et l’impie disparaîtra dans le néant. Détail essentiel : le juste n’accumule pas les mérites, il peut toujours tomber…

Mais comment faire ? Le psaume répond : Salomon avait demandé la sagesse. Après lui, nous pouvons en faire autant, car nous sommes moins malins que nous croyons. L’important est le lien avec le Seigneur, et le discernement viendra ; c’est la fréquentation de l’Écriture qui le rend vivant, et en particulier celle des psaumes, qui viennent nous visiter là où nous sommes, sans que nous soyons étouffés par le poids très réel du passé.

D’accord, mais ça ne marche pas très bien, et Paul vient introduire une dimension communautaire. Celle-ci n’est pas l’effet d’un effort vertueux : c’est un don de l’Esprit, avec compassion et humilité. Paul ne demande qu’à s’en réjouir, mais il n’ignore pas que chacun est toujours plus ou moins centré sur lui-même. Comment percevoir le monde autrement que par mes propres yeux, mes propres oreilles, ma propre cervelle ? Il est tentant d’avoir raison, de s’assurer une place au soleil. Pourtant, il ne s’agit nullement d’une fausse humilité ramollie ou vague, et l’exemple de Jésus est frappant : il s’est entouré de disciples pour « être avec eux », mais il ne revendique rien pour lui-même. En même temps, il sait intervenir, par amour pour l’humanité : il se fait proche de ceux qui souffrent, et il s’adresse fermement à ceux qui se contentent d’une vie superficielle. Plus important encore : à travers sa résurrection, le Dieu unique se fait lui-même proche et accessible partout dans le monde ; Jésus-Christ ouvre à chacun la possibilité d’être fils de Dieu, au point que l’invoquer revient à invoquer Dieu.

Dans l’évangile, Jésus parle encore de vigne, étape nécessaire pour obtenir le vin de la fête. Il commence par faire appel à une expérience courante de refus de l’imprévu. Quand on apprend une mauvaise nouvelle, le premier réflexe est : « Ce n’est pas possible ! » Mon petit univers se trouve troublé ! Ainsi, les deux fils de la parabole sont exemplaires : le premier a d’abord osé refuser clairement d’être dérangé, puis il est rentré en lui-même et s’est rendu à la vigne. De même, le second a refusé, mais d’une manière différente ; son « oui, oui » était peut-être sincère, il ne voulait pas faire de peine, mais il a oublié aussitôt, car il est resté en surface, et d’autres choses l’ont distrait.

Jésus s’adressait aux grands prêtres et aux anciens, donc à ceux qui ont des responsabilités. Ils ont peut-être été réellement touchés par Jean-Baptiste et son entourage de pécheurs, mais après toute une vie de fidélité, ils n’ont pas su rentrer en eux-mêmes, même « par la suite ». Ou encore, ils ont cessé de demander à Dieu le discernement, comme y invite le psaume. Et nous, y pensons-nous ?

25ème Dimanche Ordinaire

24/9/17, 25e dim. ord. A : « Mes pensées ne sont pas vos pensées. »

Is 55,6-9 ; Ps 144,2-3,8-9,17-18 ; Ph 1,20c-24.27a ; Mt 20,1-16

Qui d’entre nous n’a pas éprouvé de déception majeure, et lutté pour en sortir ? Nous aimerions voir notre vie comme une ligne droite, mais Isaïe nous met en garde : ce qu’il appelle le « méchant » est celui qui veut à tout prix bâtir sa vie selon son idée, qu’il croit très juste, mais cela revient à se méfier de tout ce qui s’y oppose, à voir le monde comme hostile ; au fond, c’est cela la source du péché. Il en résulte des amertumes tenaces. En clair, Dieu est absent, ou hors d’atteinte. Or, Isaïe nous rappelle deux choses : d’abord, nos petites idées sont maigriottes, garnies de contradictions ; elles n’atteignent pas nos désirs les plus profonds ; ensuite, Dieu est essentiellement miséricorde. Quel rapport, me direz-vous ? C’est pourtant essentiel : nos efforts pour être cohérents échouent, et on essaie de faire bonne figure malgré tout. Au contraire, reconnaître que Dieu est proche est précisément accepter sa miséricorde, qui n’est autre qu’un amour gratuit. Et le résultat est très concret : nous ne savons pas bien maîtriser notre vie, mais brusquement son déroulement concassé peut prendre un sens. L’exemple classique est Jérémie, qui ose annoncer que toutes les souffrances de l’exil aboutissent à découvrir Dieu autrement.

Le psaume orchestre cette disposition, et il nous invite à dire en chœur : « Le Seigneur est juste en toutes ses voies ! » Il est vrai que nous sommes capables de dire n’importe quoi, mais là, il s’agit d’une anticipation sur ce que nous n’avons pas encore bien compris. Il y a tant de choses que nous peinons à voir comme providentielles. Dans le Magnificat, Marie donne l’exemple !

Paul pousse plus loin. Il hésite entre la vie et la mort, ce qui pourrait être le fait d’une insensibilité un peu déroutante de sa part. Non, il s’agit d’autre chose : par la croix, Jésus a porté son péché et le nôtre ; le jugement est fait, et c’est la miséricorde, si nous l’acceptons. Comme Paul le dit ailleurs, le monde ultime gémit dans les douleurs de l’enfantement. Autrement dit, la vie éternelle est déjà là, et la mort n’est qu’un passage : avant comme après, il est avec le Christ ; il n’en est plus à s’acquérir des mérites. C’est en fait une liberté absolue, que personne ne peut lui ravir. Pourtant, il accepte de continuer son ministère sur terre, que sa lettre prolonge jusqu’aujourd’hui. Il est lucide, et il a bien vu que dans les communautés tout le monde craint les souffrances et la mort ; on n’est jamais très sûr des voies de Dieu, et le rappel inlassable de Paul est nécessaire.

La parabole des ouvriers de la dernière heure donne une image forte et paradoxale de la justice de Dieu. Considérons un instant ces ouvriers : ceux de la première heure ont bien travaillé, et ont obtenu des résultats qui ont une valeur ; ils peuvent s’en prévaloir, car ils n’ont pas les mains vides. Ceux de la dernière heure ont passé la journée à se voir inutiles, vides, incapables de nourrir leurs enfants. Pourtant, tous ont quelque chose en commun : ils ne possèdent pas eux-mêmes de vignes qui leur permettraient d’être indépendants. Tous ont entendu un appel, car le maître s’est fait proche, et tous y ont répondu ; tel est leur seul mérite, couronné par le salaire promis. Les uns se sont donnés à la tâche ; ils ont fait des choses qu’on peut constater. Les autres n’ont presque rien fait. Mais regardons l’histoire de l’Église : elle est parsemée de grands fondateurs, qui n’ont jamais oublié qu’ils étaient pécheurs, qu’ils étaient sans cesse appelés. D’autres ne se sont ouverts qu’in extremis, en prison ou face à la mort. Tous ont entrevu que l’ensemble de leur vie était un don gratuit, surplombant toutes sortes de zigzags. Et nous, qui sommes quelque part entre deux, gardons le sourire !

24ème Dimanche Ordinaire

17/9/17, 24e dim. ord. A : Faut-il donc pardonner ?

Si 27,30-28,7 ; Ps 102,1-4 + 9-12 ; Rm 14,7-9 (ajouter 10-12) ; Mt 18,21-35.

Ben Sira le sage dit des choses importantes sur le pardon, mais elles paraissent fatigantes, comme une exigence qui n’en finit pas. Mais regardons en face notre vie quotidienne : une quantité de petits accrocs avec autrui, parfois de plus gros. Voyons notre mémoire : la plupart des heurts ne laissent aucune trace, surtout avec des inconnus. Mais qu’en est-il avec des familiers, à la maison ou au travail ? Les petites choses s’accumulent, mais une bonne colère peut clarifier l’atmosphère. Plus souvent, une certaine rancœur s’installe discrètement, voire même une haine plus ou moins claire ; on n’ose pas parler de vengeance, mais on voudrait bien qu’une certaine justice soit rétablie ; l’humiliation est trop forte, comment en sortir ? Tout cela peut être détecté par un signe qu’il convient de surveiller : la qualité de la parole échangée, qui peut se dégrader insensiblement, car il s’agit d’un processus destructeur.

Ben Sira tranche : Quiconque se venge éprouvera la vengeance de Dieu. Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que le péché ? Je vois bien les fautes d’autrui, mais les miennes ? Surtout en pensée, elles me paraissent mineures, tant que je ne lèse personne ! Erreur, car en réalité tout se tient : l’amour du prochain comme soi-même a pour corollaire l’aveuglement sur le prochain comme sur soi-même. La conséquence en est l’isolement, l’enfer au quotidien, car le monde est hostile ; une lutte infinie pour survivre ; les distractions qu’offre le monde peuvent être gaies, mais elles ne rétablissent pas la parole. Et Ben Sira de conclure : « Sois indulgent pour qui ne sait pas ! » Autrement dit, sors de l’aveuglement sincère et sache que tu n’es pas meilleur !

Le psaume qui suit est lyrique : Rappelle-toi que Dieu te pardonne, te guérit, te couronne d’amour et de tendresse… C’est comme une coulée de miel, mais il y a dans un coin un gros bémol : « Il n’est pas pour toujours en procès contre toi ! » Il y aurait donc un procès ? Tout ton péché, que tu vois mal, mériterait la mort, le néant. Parfaitement ! Et c’est pour cela que le psaume chante d’abord la miséricorde, car c’est elle qui me permet de voir qui je suis, sans bluffer et sans être dégoûté de moi et des autres.

À ce point, Paul vient poser une bonne question : « Pour qui vivons-nous ? » Nous savons bien qu’aucun dévouement n’est entièrement gratuit : nous sommes toujours à nous chercher au travers des autres, même très charitablement. Paul affirme : il s’agit de vivre ou de mourir pour le Christ. C’est bien plus qu’une belle étiquette : les aléas de la vie, les souffrances, les échecs, la mort, rien de tout cela n’est plus à craindre, car il est passé par là avant nous, montrant qu’il y a une suite qui dépasse notre imagination. C’est le mystère toujours déroutant de la croix glorieuse, que nous fêtons ces temps-ci. On y voit l’exemple essentiel de l’injustice providentielle, et c’est vrai pour nous aussi : ce qui, humainement parlant, n’aurait jamais dû nous arriver conduit vers une vie éternelle ; on n’en finit pas de le découvrir, et même de le chanter.

Dans l’évangile, Pierre voudrait avoir l’air d’un type bien, capable de pardonner selon ses forces. Jésus le renvoie dans les cordes, et par une parabole il l’invite à ne plus se centrer sur ses petites performances. Le mauvais serviteur est d’une médiocrité exemplaire, car lui seul compte : il a droit à la remise d’une grosse dette, et il tient absolument aux petits sous qu’on lui doit ; il en devient agressif, car sa vie est en jeu. Telle est sa sécurité, car il n’a pas compris la miséricorde. Et nous ? Nous voyons-nous dynamisés par la miséricorde divine ?

23ème Dimanche Ordinaire

10/9/17, 23e dim. ord. A : Responsable des autres ?

Ez 33,7-9 ; Ps 94,1-2,6-9 ; Rm 13,8-10 ; Mt 18,15-20 (sans « contre toi »).

Ézéchiel nous place face à une question redoutable : Qu’est-ce que dénoncer le mal ? Faut-il faire la morale ou du prêchi-prêcha ? Nous savons bien que ça ne sert pas à grand-chose, et qu’il est dangereux de s’ériger en juge, au-dessus du commun des mortels. Bien souvent, face à quelqu’un qui nous déplaît, nous avons une série de petits jugements qui aboutissent à un préjugé défavorable.

Mais Ézéchiel est envoyé comme guetteur, et nous invite à faire de même. En effet, les êtres qui nous entourent, proches ou lointains, ne sont pas des ombres. Ils ont un visage, des attitudes, des souffrances, et il s’agit d’être attentif. Même chez quelqu’un qu’on n’a jamais vu auparavant, on discerne des choses : une femme malheureuse de vieillir, un Chinois faussement imperturbable, un Camerounais inquiet. Comment franchir cette distance sans être indiscret ou même intrusif ? Les gens ont le droit d’être malheureux, ou d’être en deuil, non ?

L’exemple de Jean-Marie Vianney, le « curé d’Ars » fournit une piste. Beaucoup de monde venait se confesser à lui ; au 19e siècle, cela faisait un ou deux jours de voyage. Qu’avait-il donc de si génial, alors qu’il ne savait même pas le latin ? Ne cherchons pas, c’est très simple : il avait une conscience suraiguë de ses tentations et de son péché, mais il savait recevoir chaque jour une forte pincée de miséricorde divine, au point d’en être bouleversé. Parfois, ça ne marchait pas, et la petite voix démoniaque qui nous parle à tous lui susurrait qu’il était maudit. C’est tout cela qui lui donnait un œil clair et une parole appropriée, car il n’avait pas à fuir le mal des autres. Donc, guetter sans crainte, sans se protéger dans un cocon.

Le psaume du jour est si important qu’il est mis en tête de la prière quotidienne. « Aujourd’hui, ne fermez pas votre cœur ! » Mais où est donc le problème, puisque tout le monde rêve d’avoir un cœur ouvert, d’être gentil, etc. Humm, peut-être, mais justement aujourd’hui, les autres me pèsent, mes limites m’agacent ; demain, ça ira peut-être mieux. Erreur ou illusion ! Car ce qui guette, c’est une résignation qui rend la vie fade, ce qui est illustré par l’errance des Israélites au désert. Au contraire, la « voix du Seigneur » vient te visiter : il t’aime tel quel, et ta vie aujourd’hui peut prendre un nouveau départ. La foi qui déplace les montagnes prend alors un sens accessible : l’idée de gravir l’Himalaya est paralysante, mais qu’arrive-t-il s’il se transforme en une simple valise ? En cherchant bien, tu trouveras les roulettes.

Le désert des Israélites est aussi le haut lieu de la Loi, qui est d’abord un enseignement. Paul affirme que l’accomplissement de la Loi est l’amour. En fait, il n’invente rien. Avant lui Hillel, un ancêtre du judaïsme, avait répondu à quelqu’un qui voulait se convertir en un clin d’œil : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. Maintenant, va et étudie. » Alors, l’Écriture va t’enseigner qui tu es, qui est autrui, et tu connaîtras Dieu.

Que se passe-t-il quand ça ne va pas ? Jésus propose une charte du guetteur qui paraît inquiétante, car elle aboutit à l’excommunication, ce qui nous prend à rebrousse-poil. En fait, ce qui est derrière, c’est la vérité de la parole échangée au sein de la communauté, et justement le péché est fondamentalement ce qui isole : je fais ma volonté, j’ai raison, et qu’importe l’opinion des autres ? Autrement dit, l’amour est en panne, et le problème est d’arriver à le reconnaître.

Au contraire, ceux « qui sont réunis en mon nom » partagent un amour mutuel et expérimentent la présence du Christ ; leur prière sera entendue.

22ème Dimanche ordinaire

3/9/17, 22e dim. ord. A : Découragés ?

Jr 20,7-9 ; Ps 62,2,3-4,5-6,8-9 ; Rm 12,1-2 ; Mt 16,21-27

Jérémie est toujours actuel : sa mission est d’annoncer à ses contemporains qu’ils courent à leur perte, car ils mènent une vie superficielle, mais on ne veut pas l’entendre. En fait, il est seul, et finalement, la majorité qui le raille a peut-être raison. Il voudrait tout laisser tomber, dire à Dieu qu’il se débrouille autrement, comme autrefois Moïse, qui savait son peuple esclave en Égypte, mais qui ne se voyait pas aller le libérer. Jérémie s’épuise à essayer de refuser sa mission, car un feu l’habite. Nous avons tous eu des moments d’enthousiasme et de dynamisme, puis les échecs et le regard des autres se font pesants. Et finalement, il paraît plus simple de juger tout le monde ou de se plaindre. Plus simple ? Ce n’est pas si sûr, car c’est la recette pour une vie terne. La tentation de Jérémie est la nôtre, et il nous aide, en nous rappelant qu’un feu couve toujours en nous, plus ou moins étouffé. Dieu laisse des traces. Essayons de les déchiffrer.

Le psaume développe un aspect plus profond. Agir est bien ; être efficace est mieux. Soit, mais grande est la tentation de se voir comme sauveur du monde, de n’exister que par l’action. Or, chacun de nous a une histoire très personnelle avec Dieu, dont le foyer est un désir jamais assouvi. La soif est quotidienne, mais elle se heurte à une aridité persistante. Pourtant, celle-ci n’est pas statique. Elle a des ondulations qui vont former une mémoire : il y a eu des moments de contemplation, de paix, de rassasiement. Pourquoi les enterrer comme illusoires ? La prière rend Dieu présent, non pas comme une abstraction philosophique, mais comme celui que l’Écriture montre proche de l’homme. Reconnaître cette proximité conduit à la louange. Lever les mains aide à sortir de soi-même et à entrer dans l’action, sans craindre quiconque. En effet, le railleur campe dans un monde peut-être séduisant, mais très étroit, alors que la louange voit large. Reprenons le Magnificat : Marie n’a pas fait d’études, mais son horizon est devenu très vaste : elle sera prête à affronter de graves défis.

Paul emploie un langage déroutant : s’offrir en sacrifice… Mais posons la question autrement : Pour qui vivons-nous ? Le monde offre diverses manières de survivre, mais elles ne font que retarder une échéance fatale, ou même transformer l’amour en un théâtre d’ombres. On fait tout pour dissimuler la mort, pour imaginer une vague immortalité, mais il suffit de peu de choses pour que tout s’écroule. Paul invite à un changement de mentalité ; il s’agit du discernement que donne la fréquentation de la parole de Dieu : qu’elle devienne ta lan­gue, à ton lever, à ton coucher, en route ou chez toi. Quand Paul demande de s’attacher à ce qui plaît à Dieu, ce n’est nullement une liste de consignes, mais une invitation à retrouver comment et pourquoi nous sommes créés. Pas moins.

L’évangile montre un tournant dans la pédagogie de Jésus : il est attirant, il entraîne du monde, il suscite de l’espoir. Brusquement, il change de ton : « Si quelqu’un veut m’accompagner, qu’il renonce à lui-même et prenne sa croix ! » Cesser d’être centré sur soi-même, et entrer dans les événements qui surviennent. Les disciples voyaient en Jésus une assurance tous-risques, et Pierre vient de dire qu’il était le Christ, fils de Dieu. Sublime, mais il était inspiré, avec des paroles bien au-delà de sa comprenette du moment. Il ne peut admettre que Jésus annonce sa Passion et qu’il doive s’affronter à l’incompréhension du monde, représentée par les autorités de Jérusalem. La résistance de Pierre est pour Jésus une vraie tentation : éviter la croix, et ignorer le mystère de Dieu qui gouverne l’histoire réelle. Accompagner Jésus, c’est aussi entrer dans ses tentations.

21ème Dimanche Ordinaire

27/8/17, 21e dim. ord. A : La force de l’intendant fidèle.

Is 22,19-23 ; Ps 137,1-3,6.8 ; Rm 11,33-36 ; Mt 16,13-20.

Au temps d’Isaïe, le roi de Jérusalem était le fragile Ézéchias, descendant de David, et l’invasion du roi assyrien Sennachérib était imminente. Face à cette menace, l’heure était à la conversion, à l’humilité devant Dieu, mais certains s’en tenaient aux réjouissances du présent, qu’il faille ou non mourir le lendemain. C’est ainsi que le gouverneur Shebna fut écarté et remplacé par un certain Elyaqim, qui reçut des pouvoirs impressionnants, comme défenseur de Jérusalem. Étant obéissant, il avait une force, lui donnant même autorité sur la postérité de David, avec le pouvoir très symbolique des clés : ouvrir ou fermer Jérusalem à l’envahisseur, ou plus globalement ouvrir ou fermer l’accès à la présence au Temple du nom de Dieu.

Le psaume illustre le profil de cet intendant : ayant eu un lien fort avec Dieu, il est d’abord rempli de reconnaissance, quelle que soit la tâche qui l’attend. De fait, il éprouve une force neuve, mais son secret est simple : il n’a pas à être inquiet des décisions à prendre, ou même d’un échec éventuel, car il a été envoyé. Ainsi, il est libre, car sa mission vient d’un plus grand que lui : ce qu’il fait sera l’œuvre de Dieu, inscrite dans l’immense et tortueux parcours qui dure depuis la Création. Tout cela n’est pas autre chose que l’humilité en acte.

Dans l’épître, Paul vient de parler d’une étrangeté majeure : c’est grâce au refus des Juifs que l’Évangile a pu se répandre d’abord parmi les nations, avant de les atteindre plus tard. Ainsi, il est dans l’admiration face aux voies de Dieu, qui sait tirer parti de n’importe quel aléa, de n’importe quel péché. C’est vrai aussi de Paul lui-même, qui est toujours resté conscient de son indignité profonde, quoique sans jamais en être paralysé. Toutes les expériences sont possibles, mais il ne perd pas de vue l’essentiel, la croix et la résurrection du Christ : une sagesse déroutante pour le monde.

Aujourd’hui, Jésus commence à penser à sa succession ! Il commence par poser une question sur le Fils de l’Homme. C’est une allusion à la prophétie de Daniel, qui annonce qu’en marge du jugement final va apparaître « comme un fils d’homme », qui reçoit tout pouvoir sur les peuples. Les diverses réponses des disciples indiquent que la question a un sens ; il y a des rumeurs, et l’on attend un personnage ultime, annoncé dans l’Écriture : Jean-Baptiste a marqué les esprits, Élie doit revenir, les grands prophètes sont peu éloignés.

Puis Jésus se fait plus précis : « Qui dites-vous que je suis ? » On ne connaît que la réponse de Pierre : il voit en Jésus le successeur de David, qui dans la prophétie de Nathan est expressément qualifié de fils de Dieu (2 S 7,14). Il s’agit donc du Messie, ou Christ, c’est-à-dire de l’Oint de Dieu. Cependant, Pierre a été inspiré, car sa déclaration va au-delà de ce qu’il comprend lui-même : il voit en Jésus celui qui va restaurer Israël, avec une nuance politique manifeste, car la domination romaine est lourde. C’est pourquoi Jésus demande de cacher son identité.

Jésus continue. Pierre sera le chef de l’Église, entité encore mal définie, sinon par une caractéristique surprenante : Jésus aura disparu, et la mort n’aura pas prise sur elle ! En clair, cette Église sera installée dans la résurrection, c’est-à-dire liée au Royaume de Dieu. Évidemment, cela n’a guère de sens à ce moment-là pour les disciples. Mais Jésus insiste : comme autrefois Elyaqim, Pierre aura la clé de ce royaume, avec le pouvoir d’admettre ou de rejeter quiconque se présente : accueillir les humbles, et rejeter les têtus. Quelle haute mission !

20ème Dimanche Ordinaire

20/8/17, 20e dim. ord. A : Comment rassembler l’humanité ?

Is 56,1-7 (lire tout) ; Ps 66(67),2-3 + 5 + 7-8 ; Rm 11,13-32 (lire tout) ; Mt 15,21-28. (Les lectures sont un peu allongées, pour plus de cohérence.)

Depuis près de deux siècles, on a créé des institutions internationales pour tenter de limiter les dégâts dus aux conflits. C’est sans doute utile, mais cela ne traite que les effets, et non les causes. Considérons un instant les soldats armés envoyés par l’ONU dans des zones de conflits : une menace de violence réglée est censée calmer une violence déréglée ; peut-être, mais la haine couve, et se transmet aux enfants.

Or, toute tentative de normaliser l’humanité devient un totalitarisme, qui n’a rien à voir avec la justice de Dieu ; c’était déjà ce que prétendait faire la tour de Babel. Plus récemment, le philosophe Sartre, militant communiste d’envergure, disait après la guerre mondiale qu’il n’aimerait pas vivre dans la société en vue de laquelle il agissait. Très instructif : quand un idéal de justice humaine s’accomplit, il devient fade ou injuste. En effet, l’humanité est infiniment variée (langues, coutumes, musique, etc.), mais l’Écriture enseigne qu’elle a une origine commune, et de plus à l’image de Dieu, pas moins. Mais ces ancêtres communs, une fois mis en route, furent un peu boiteux, et au fond très ordinaires : Adam, Caïn, Noé… Et la question qu’Isaïe met en scène aujourd’hui est de retrouver cette origine très biblique, à partir d’une « maison de Dieu » : par la prière avec d’autres, l’homme ose prononcer le nom d’un plus grand que lui ; alors, il peut retrouver sa place, à travers des circonstances diverses, souvent douloureuses. Une jubilation lucide devient possible. Telle est la mission d’Israël, où l’étranger, un peu intimidé, est le bienvenu. À cet égard, le sabbat est à la fois un repos et un signe : en dehors du sommeil, ma vie est plus que le produit de mon travail ou de mes victoires.

Le psaume explicite cette perspective : Comment découvrir que Dieu gouverne le monde avec justice ? Ce n’est ni un constat objectif, ni l’effet d’une politique mondiale avisée, les journaux le prouvent. C’est le fruit de la prière, qui introduit à l’espérance en rendant Dieu présent. Toutes les divisions, alors, s’effacent, ou deviennent secondaires.

Paul rappelle un fait important : tous sont enfermés dans le péché, et la miséricorde est promise à tous ! Oui, mais Paul atteste que la mission auprès des nations ne s’est développée que grâce au refus des juifs, lequel donc aura été providentiel. Ainsi, la justice de Dieu est déroutante : elle passe par les erreurs et les lenteurs humaines. Nous sommes toujours longs à mûrir.

Dans l’évangile, Jésus montre encore une justice déroutante : il exerce sa pédagogie sur une Cananéenne. Elle crie, elle est pénible, mais contrairement aux apôtres, Jésus voit tout de suite quelque chose d’essentiel : elle ne pense qu’à elle-même, à son bien propre qu’est sa fille. Alors, il l’humilie délibérément, en la faisant descendre plus bas que sa propre enfant. Elle passe de l’angoisse à la foi, en allant du souci pour sa fille à une reconnaissance de Jésus comme son propre maître. L’apaisement de la mère a certainement eu des effets sur la santé psychique de la fille : Jésus étant présent, le démon a reculé.

Plus globalement, la prophétie d’Isaïe s’accomplit ! Une étrangère invoquait le nom du « Seigneur fils de David » ; c’était d’abord de manière utilitaire, puis elle s’est réellement attachée à Jésus après une sorte d’épreuve initiatique. Et la justice de Dieu a dû passer par le démon de sa fille. Déroutant, non ? Cherchons donc le sens des épreuves, au lieu de rêvasser de trajectoires rectilignes !

19ème Dimanche Ordinaire

13/8/17, 19e dim. ord. A : Marcher sur les eaux ? Un nouveau départ.

1 R 19,9a-13a ; Ps 84,9ab-14 ; Rm 9,1-5 ; Mt 14,22-33.

Quand tout allait très mal en Israël, Élie lui-même s’est découragé, puis une force qui le dépassait l’a porté à l’Horeb-Sinaï, comme pour tout recommencer. Et là, surprise : un énorme chaos cosmique, bien plus vaste que les problèmes d’Israël, annonce une manifestation de Dieu qui va se faire proche et parler. C’est toujours vrai, mais il faut y être attentif, car il vient dans notre vie comme « la voix d’un silence léger », noyée dans le brouhaha quotidien. C’est pourquoi, si souvent, on passe à côté de lui, sans le remarquer, sans le voir, sans l’entendre, sans même le chercher, alors que chacun a un cœur qui aspire à une intimité, à goûter de l’espérance. Donc, comme Élie, il s’agit de prendre le risque de sortir hors de sa caverne protectrice.

Le psaume qui suit ressemble à ce qu’Élie a écouté, mais avec un gros contraste : d’un côté, le salut est proche pour qui est attentif à Dieu, avec amour, vérité, paix, justice, quatre termes inséparables ; mais d’un autre côté, les annonces optimistes de fécondité sont au futur. Il s’agit donc d’un recommencement, dès aujourd’hui, qui part d’en bas ; Dieu a besoin de témoins qui n’aient pas peur de leur fragilité. À cet égard, l’histoire d’Abraham, ce quasi-réfugié qui s’est mis en route « sans savoir où il allait », reste exemplaire.

Dans l’épître, Paul le Juif est dérouté d’être isolé dans son propre peuple, d’être incompris ; il est un peu comme Élie. Il souligne que l’Écriture a tout préparé pour que Jésus soit reconnu comme Christ par son peuple, comme si cela devait être évident. Avec une sincérité émouvante, Paul avoue son impuissance à communiquer sa foi à ceux dont il devrait être le plus proche. Pourtant, il en donne indirectement la raison : c’est l’Esprit saint qui le fait parler, le même qui a entraîné Élie à l’Horeb ! Car sans l’Esprit, l’Écriture ne démontre rien, et heureusement, car ce serait totalitaire : la vérité est toujours au-delà de ce qu’on peut en saisir. Et qu’est-ce que communiquer la foi ? Ce n’est pas prouver quoi que ce soit, mais attester dans la faiblesse une expérience de miséricorde et de renouveau ; n’ayons pas peur de nos balbutiements ou d’une tête un peu vide. Ce n’est pas magique, car personne n’a autorité sur l’Esprit, et la croix est toujours un scandale, celle de Jésus comme la nôtre.

Dans les évangiles, Jésus fait tout pour ne pas être pris pour un gourou qui dissolve la liberté de ses disciples. De temps en temps, il les met à l’épreuve. Dans le passage du jour, il les envoie ramer par vent contraire toute une nuit. Pédagogie énergique, car les eaux agitées sont mortelles. Et il arrive, marchant tranquillement sur ces eaux, dominant cette menace de mort. Arc-boutés sur leurs rames, les disciples ont peur d’un nouvel ennui plus grave. L’horizon est vraiment court, jusqu’à ce que Jésus parle. Et Pierre est exemplaire, avec sa méfiance ; sa prière conditionnelle est la nôtre : « Si c’est vraiment toi… » ; il demande une sorte de miracle, car ces eaux, depuis le Déluge et la mer Rouge, montrent la mort comme un cul-de-sac. Mais il n’est pas bien sûr, et il commence à sombrer. Alors, sa prière se fait plus vraie : « Sauve-moi ! » Jésus le touche, comme à la transfiguration. Et les autres expriment leur foi de tout leur être : par leur corps, ils se prosternent, et par leur parole unanime ils reconnaissent : « Vraiment, tu es le Fils de Dieu ! » Plus grand que le chaos du monde et de la mer. Quelque chose comme le murmure de la brise légère a été entendu, au point que le vent est tombé ; amour, vérité, paix, justice peuvent se déployer.

C’est un nouveau départ ; ne craignons pas le poids des échecs passés !

18ème Dimanche Ordinaire

6/8/17, 18e dim. ord. A : Transfiguration.

Dn 7,9-10.13-14 ; Ps 96,1-2,4-5,6.9 ; 2 P 1,16-19 ; Mt 17,1-9.

Que faut-il préférer, un grand spectacle ou une parole forte ? Tel est l’enjeu de la Transfiguration : Dieu puis Jésus se font de plus en plus présents.

La vision de Daniel fournit une préface : tout est mis en place pour un procès universel : un Ancien plein de sagesse, sa cour céleste, un tribunal avec une masse de dossiers, le tout avec beaucoup de feu, encore plus qu’à Sodome. La fin approche, et le tri entre les bons et les méchants va être sévère. Et voici qu’apparaît « comme un fils d’homme » ; il ignore le tribunal, mais tout pouvoir lui est délégué, comme si sa présence était suffisante. La grande affaire céleste s’efface devant quelque chose qui est à la fois divin et très terrestre, une nouvelle royauté. Celle-ci va être plus grande que la sauvagerie des pouvoirs politiques oppresseurs, que le contexte a mis en scène. Et l’histoire des nations va continuer, mais avec un point de repère, qui n’est autre que la miséricorde.

Dans la suite, Daniel avoue être débordé par sa vision, laquelle refuse que les forces du mal aient le dernier mot. L’amour peut être combattu, mais il reste invincible, car au fond tout le monde y aspire. C’est justement ce que chante le psaume : tout bouge dans le vaste monde, mais les « îles » se prennent à espérer et à danser. Cette géographie dispersée représente chacun d’entre nous dans son isolement secret.

Aujourd’hui, la Transfiguration nous est rapportée deux fois. D’abord par un témoin, Pierre, qui a fréquenté Jésus au quotidien, et aussi qui a vu sa grandeur divine. Il n’insiste pas sur le spectacle, mais plutôt sur la parole prononcée : Dieu transfère toute sa présence sur son Fils ; précisément, Jésus va être le Fils de l’Homme annoncé par Daniel. Et cela se passe « sur la montagne sainte », ce qui combine hardiment le Sinaï de Moïse, l’Horeb d’Élie et la Sion-Jérusalem de Jésus. La « parole prophétique » est confirmée, mais elle reste à scruter, car elle n’est qu’un germe, une lueur dans la nuit actuelle, qui brille dans les cœurs. Donc, ne soyons pas effrayés par le mal bien réel qui nous entoure !

Enfin arrive la Transfiguration de l’évangile. Un spectacle éblouissant, où Jésus est en phase aussi bien avec Moïse, initiateur de l’Alliance au Sinaï, qu’avec Élie, qui représente la fin des temps. Pierre intervient, en proposant trois tentes, aux significations multiples : un écho de la fête des Tentes, qui commémore la longueur de la traversée du désert sous le regard de Dieu ; un désir que la vision dure ou se reproduise ; mais aussi, une envie de les séparer, car Jésus, Moïse et Élie représentent trois réalités différentes. La réponse à la demande de Pierre est une nuée, peut-être en souvenir de la nuée lumineuse du désert ; en tout cas, c’est une sorte de tente unique qui recouvre tout. La voix qui annonce le fils bien-aimé rassemble en fait les trois personnages, avec le précepte de les écouter tous. Le spectacle purement extérieur a fait place à une parole directe, qui touche et qui impressionne ; c’en est trop. Mais à ce moment, ils ne voient plus que Jésus, qui justement vient les toucher. Ils devront être acteurs, en commençant par une petite mort, avec crainte et prosternation prudente ; mais Jésus leur dit de chasser toute peur et de se relever. Puis il leur dit de ne pas parler de la vision avant qu’il ne soit « relevé » d’entre les morts, avec le même verbe grec.

En effet, c’est un signe à conserver, car ils sont un peu perdus. Pour se donner le temps de souffler, ils vont demander une preuve claire : Élie doit venir d’abord. Mais Jésus tranche, les obligeant à interpréter : Jean-Baptiste représentait le retour d’Élie. Les disciples apprennent à comprendre le présent. Et nous ?

17ème Dimanche Ordinaire

30/7/17, 17e dim. ord. A : Quel est le bien incomparable ? Le discernement !

1 R 3,5.7-12 ; Ps 118(119),57.72,76-77,127-130 ; Rm 8,28-30 ; Mt 13,44-5.

Après la mort de David, c’est Salomon, son dernier fils, qui devient roi sans l’avoir cherché. Il se voit débordé par la tâche, et plutôt que de se réfugier dans un vague « On verra bien ! », il fait une prière à la fois nette et humble. Contrairement à bien d’autres rois, il ne cherche pas à mettre Dieu ou le peuple à son service. Il a perçu qu’un peuple fourmille de litiges et de menus accrocs, et il demande le discernement, pour savoir décider. Dieu le lui accorde, et lui annonce que ses soucis personnels seront réglés.

Arrêtons-nous un instant sur deux aspects de Salomon qui nous touchent : d’abord, il n’est pas rare de se sentir débordé par des réalités pesantes ou compliquées, et demander le discernement n’est pas plus complexe que de demander l’Esprit saint, qui va mettre les choses en perspective, sous un regard plus haut et plus vaste. C’est un exercice de responsabilité, et non de pifomètre : des montagnes peuvent finalement n’être que des taupinières ; des problèmes insolubles se règlent. Le second aspect est un avertissement : Salomon est très bien parti, il a tout réussi… puis tout s’est effondré, avec des conséquences durables. Que s’est-il passé ? Il a cessé de demander le discernement, et a fini par croire en sa propre force. Cela nous guette tous, surtout après un départ flamboyant. Pourquoi y a-t-il tant de divorces, de ressentiments cuits et recuits ? La faute des autres ? Humm !

Le psaume prolonge l’attitude première de Salomon, et ajoute deux détails très importants, d’ailleurs liés. En premier lieu, le bonheur de mariner dans la parole de Dieu implique aussi une exigence : tu peux grandir et faire mieux, sans être étouffé par ce qui t’entoure ! Ensuite, « les simples comprennent », donc sans faire d’études : cette parole donne une sorte de culture, une manière d’être présent à autrui, à soi-même et à Dieu. C’est la liberté au quotidien, mais à entretenir !

Paul abonde dans le même sens, mais il va ajouter un détail essentiel. Tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu ? Peut-être, mais cela passe par Jésus-Christ, le premier-né d’un tas de frères. En clair, il s’agit de la croix, qui conduit soit au désespoir, soit à une nouvelle naissance, c’est-à-dire à une expérience de résurrection dans des conditions improbables. Et ceux qui l’acceptent deviennent justes sans l’avoir mérité, c’est-à-dire porteurs d’un trésor. Paul ajoute une nuance de prédestination : ce n’est pas le déroulement mécanique d’un programme céleste, mais la reconnaissance qu’aujourd’hui je vois que la totalité de ma vie a pris un sens, et donc que j’ai une place dans la Création. Là encore, ce n’est jamais gagné ; il faut une pincée de discernement, que le Malin va s’efforcer d’éparpiller ou de troubler.

Dans l’évangile, Jésus continue avec les paraboles du royaume, qui donnent des éclairages qui se complètent l’un l’autre. Les deux premières sont franchement individualistes : tout vendre pour acheter ce qui sera mon trésor. C’est très concret, car l’argent nous rend individualistes, et le premier pas est de lâcher cette sécurité trompeuse. Rappelons-nous l’histoire du jeune homme riche, qui était irréprochable… et aveugle. Encore le discernement.

La dernière parabole est semblable à celle de l’ivraie : le tri ultime du bien et du mal. Transposons un peu : le « bon » n’est pas parfait mais il persiste à demander le discernement ; le « mauvais » est l’aveugle, qui ne discerne rien. Les disciples affirment avoir compris : ils sont sincères, mais ils auront encore besoin de discernement !

16ème Dimanche Ordinaire

23/7/17, 16e dim. ord. A : La miséricorde ? Signe de force.

Sg 12,13.16-19 ; Ps 85,5-6,9-10,15-16 ; Rm 8,26-27 ; Mt 13,24-43.

Les offenses existent, contre Dieu et contre le prochain, mais ce ne sont pas deux domaines disjoints. La Bible prend le plus grand soin de les relier : l’idolâtrie sous toutes ses formes conduit à l’injustice, pour la simple raison que les idoles sont mortes ; ainsi, l’idolâtre ne compte que sur lui-même, et il doit se défendre. Réfléchissons donc aux idoles modernes et à leurs effets !

Il y a des offenses insignifiantes, et le pardon que la politesse exige est simplement le rétablissement d’une communication, souvent sans grande importance. Mais en dehors de ces cas légers, le pardon entre humains est très difficile, ce qui joue dans les deux sens : la mémoire des blessures est coriace, et inversement celui qui m’a blessé ne s’en est peut-être pas aperçu. Souvent, on croit avoir pardonné, alors qu’il ne s’agit que d’un vague oubli, et il suffit d’un petit événement pour ranimer une vieille aigreur. Comment en sortir ?

L’Écriture propose un changement d’axe : contrairement à ce que nous pensons ordinairement, nos fautes contre Dieu sont les plus lourdes ! Il y a bien sûr les petites idolâtries au quotidien, mais bien plus gravement nos refus d’entrer dans l’histoire telle qu’elle est : la mienne et ce qui m’entoure. C’est la manière la plus ordinaire de nier Dieu, ou d’en faire un être lointain, hors du monde, alors qu’en fait il procède par défis. C’est l’expérience fondamentale des Israélites dans ce désert du Sinaï, immense et idiot, alors que la permanence d’un esclavage connu en Égypte était plus rassurante.

Le livre de la Sagesse médite sur ces événements : Dieu a su pardonner à ce peuple rétif. C’est bien plus que l’effacement d’une ardoise un peu lourde, car ce pardon donne sens à l’ensemble : il montre que la faute a été providentielle, d’où une jubilation plus grande que s’il ne s’était rien passé. Il en est de même pour nous, qui sommes si souvent mécontents de nous-mêmes et des autres : illustrée par l’histoire biblique, la miséricorde divine donne peu à peu sens à l’ensemble de notre vie, telle qu’elle est. Et il n’y a guère d’autre clé pour pouvoir pardonner à autrui : ces adversaires n’étaient pas là par hasard. Le psaume orchestre cela en annonçant que cette vérité pourra atteindre « toutes les nations, races peuples et langues ». Telle est la puissance de Dieu, qu’il nous invite à partager, pas moins, sans craindre d’avoir l’air niais. C’est cette puissance qu’ignore la politique.

Évidemment, ce n’est pas aussi simple, car il y a un combat : accepter tout cela n’est jamais acquis une fois pour toutes, et l’on proteste de bonne foi. Paul lance un avertissement : « Nous ne savons pas prier comme il faut ! » Comment se permet-il un jugement si téméraire ? En fait, il nous invite à un discernement, car il sait d’expérience qu’il y a en nous deux sources contradictoires d’inspiration, toujours en lutte : l’une, qu’il appelle le péché ou l’esprit du monde, reste dans une perspective de vengeance et de survie à tout prix ; l’autre est l’Esprit saint, qui change la mentalité et vient au secours de notre faiblesse bien réelle et si décourageante. Paul va jusqu’à dire que l’Esprit intercède pour nous, ce qui rejoint la Sagesse : « Après la faute, Dieu accorde la conversion » ; par l’Esprit, il offre un retour gratuit.

Discernement, certes, mais aussi patience, vient nous dire Jésus. Après la parabole du semeur, qui invite à voir clair, les autres paraboles prennent la nature en exemple, montrant ce que le monde recèle depuis la Création : la Parole de Dieu, comme la graine ou le levain, se dissout pour donner une croissance lente. Elle sera progressive et communautaire, sans craindre l’ivraie toujours présente.

15ème Dimanche Ordinaire

16/7/17, 15e dim. ord. A : la Parole de Dieu arrive d’ailleurs.

Is 55,10-11 ; Ps 64,10-14 ; Rm 8,18-23 ; Mt 13,1-2.

Isaïe offre une comparaison instructive : la pluie féconde la terre, puis l’eau s’évapore ou s’en va dans la mer. Son passage ranime les éléments proprement terrestres. C’est ce que fait la parole de Dieu : elle irrigue lentement nos réalités très terrestres ; elle ne les crée pas, elle ne les remplace pas, mais elle les rend vivantes et dynamiques. Les pièces éparses se retrouvent les unes les autres ; l’amour toujours bancal cesse de désespérer. Et il nous est donné un signe : cette parole retourne vers Dieu, dit Isaïe ; mais ce n’est pas par simple évaporation, car elle ne s’évanouit pas ! Ce retour est la prière, qui est d’abord la reconnaissance d’avoir reçu quelque chose, et qui se prolonge de diverses manières. Ainsi vue, la parole de Dieu est quelque chose de très vivant.

Le psaume invite à ce premier pas d’admiration : la nature est harmonieuse, même si elle n’en sait rien. Le cantique des trois enfants chante aussi bien la froidure que la chaleur. C’est nous qui pouvons la voir exulter, car elle est notre cadre, alors que justement nous savons être peu harmonieux ! En effet, comme mus par une attraction invincible, nous sommes de plus en plus citadins, malgré toutes sortes de pollutions. Dans la Bible, le symbole de la ville dévorante est « Babylone la grande », qui se repaît du sang de ses fidèle. L’antidote est Jérusalem, une ville d’accueil pour pèlerins qui savent que Dieu est toujours à chercher plus loin.

Et Paul invite non pas à gémir, mais à discerner : la Création attend quelque chose, mais c’est à l’être humain de le voir, car il est capable d’aller au-delà des « souffrances du temps présent », sans s’y résigner. Car « la Création a été soumise au pouvoir du néant » ; il ne s’agit pas d’extra-terrestres ou d’une implosion du soleil, mais bien de ce que font les humains, qui sont capables de créer de l’hostilité partout, avec diverses formes d’esclavage. Tel est l’esprit du monde. Au contraire, Dieu cherche des fils, mais il ne prend pas le pouvoir à la manière humaine, il ne manipule pas de l’extérieur : il a chargé des humains de répandre sa parole, de créer des zones d’espérance. Le fils de Dieu est celui qui a accueilli cet Esprit saint, avec la capacité de le transmettre. Non pas pour créer des bulles où « tout va bien », mais pour susciter des forces face à des adversités infinies. Osons le dire : ces adversités sont dans le plan de Dieu ; c’est le mystère jamais épuisé de la croix du Christ, la seule chose que Paul veuille connaître.

Jésus complète avec la parabole du semeur. Il est sorti de chez lui, et beaucoup arrivent, pleins d’espoirs. Il prononce ce récit du semeur, qui est particulièrement simple, surtout en milieu rural. Mais sa conclusion étonne : « Qui a des oreilles, qu’il entende ! » Comme si on n’avait pas compris, mais il vise la foule venue écouter ! Justement, comme pour Isaïe et pour le psaume, la nature parle de nous en termes familiers. Mais où en sommes-nous au juste ? Suivant notre humeur, les aléas de la vie, le regard des autres sur nous, notre terre personnelle inter-réagit différemment avec la semence. Nous sommes le bord de la route sec et aride, quand nous nous enfermons dans notre solitude égoïste ; le sol pierreux, si nous ne persévérons pas dès qu’une difficulté imprévue surgit ; le chemin couvert de ronces, pour peu que notre cœur se gorge d’envie et de jalousie. Jésus ne condamne personne, mais par amour il invite au discernement, en suscitant des réactions contraires. Comme dans le monde rural, c’est la durée qui compte. Nous sommes dans le temps ordinaire. Donc, patience !

14ème Dimanche ordinaire

9/7/17, 14e dim. ord. A : Comment le Seigneur entre-t-il dans nos vies ?

Za 9,9-10 ; Ps 144,1-2 + 8-9 + 10-14 ; Rm 8,9-13 ; Mt 11,25-30.

Zacharie donne le ton avec une image paradoxale : un roi humble assis à califourchon sur un ânon, apportant la paix d’un bout à l’autre du monde habité. Le contraire d’un Messie chef de guerre redoutable, qui encadre fermement ses partisans et effraie ses ennemis. Quand on parlait du pape à Staline, sa seule question était : « Combien de divisions a-t-il donc ? » Car il y a une autre forme d’autorité, qui émane d’une présence qui va solliciter le meilleur de nous-mêmes. Osons un contraste : d’un côté, le Dalaï-Lama ne fait pas de bruit, mais il offre une forte vision de l’humanité ; de l’autre, l’actuel président américain, brouillon et incompétent, envahit les écrans et crée de la division dans son pays et ailleurs. La raison en est simple : les démons sont toujours là, prêts à susciter toutes les peurs s’ils ne sont pas canalisés par les ondes qu’émet une autre présence, c’est-à-dire quelque chose qui vient de Dieu.

Eh bien, ce roi humble prend l’initiative d’entrer dans nos vies, sans tapage, mais de manière inopinée, sur un petit animal de bât, habitué à porter les fardeaux, nos fardeaux. Ce n’est pas de la magie, mais les étaux du monde se desserrent. L’Évangile est toujours un recommencement.

C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait des petits coins de louange dans un monde qui ne jubile pas, qui s’agite comme un fauve en cage sous un ciel vide. Le psaume loue et prolonge : le Seigneur déploie toutes les facettes de l’amour véritable : douceur, tendresse, pitié, fidélité. Il n’est pas le justicier qui cherche à nous mettre en défaut, mais il fait appel à notre nature profonde, au-delà de nos manquements récurrents. C’est l’exploit divin d’une farouche bienveillance, qui nous prend très au sérieux quand nous sommes tentés de nous résigner.

Paul n’est certainement pas naïf, mais il a expérimenté un amour gratuit qui est toujours présent lorsqu’il a des faiblesses. Il se connaît, et il sait que cet amour donne une force insoupçonnée. C’est pourquoi son amour pour ceux qu’il a enseignés est inlassable, surtout quand leur véritable nature se laisse étouffer par mille petites choses. C’est un peu ahurissant de s’entendre dire : « Vous êtes sous l’emprise de l’Esprit. » À qui parle-t-il au juste ? À nous, tout simplement, à nous qui perdons de vue l’horizon de notre propre vie, qui toujours nous échappe. Car notre nature profonde est plus grande que ce que nous en connaissons, parce que nous sommes incapables d’y parvenir par nous-mêmes. Justement, Paul parle d’une dette. Il faut encore payer ? Humm. Non ! Mais cet Esprit, nous ne l’avons pas inventé, nous l’avons reçu et le recevons encore. Et voilà la dette : admettre qu’étant plutôt stériles nous avons reçu quelque chose, et c’est un combat permanent contre l’orgueil. Donc, payer, oui, mais comment ? Par la jubilation annoncée depuis Zacharie. Ce n’est simple qu’en apparence, car nous sommes tentés de payer plus sérieusement, pour avoir l’air d’être dignes et autonomes.

Autonomes ? Jésus y a pensé. L’Esprit n’entre pas chez le sage et le savant ! Jésus ne prêche certainement pas la stupidité constructive ; d’autres s’en chargent ! Il s’en prend plutôt à ceux qui croient pouvoir se débrouiller seuls, fils de leur propre sagesse et leurs connaissances, et qui ne se rendent pas compte qu’ils sont obligés de bluffer, d’écarter les autres. Le « tout-petit » n’est pas l’idiot inculte qui se cache ; c’est celui qui connaît sa place et se sait faible. Et Jésus lui lance une invitation directe : « Prends mon joug ! ». Si tu te laisses atteler avec moi sous le même joug, tu percevras en tout des lueurs de résurrection.

13ème Dimanche Ordinaire

2/7/17, 13e dim. ord. A : Que cherchons-nous au juste ?

2 R 4,8-11.14-16a ; Ps 88,2-3,16-17,18-19 ; Rm 6,3-4.8-11 ; Mt 10,37-42.

Les textes d’aujourd’hui nous parlent d’amour, du seul amour qui nous permette de sortir de nous-mêmes, de nos attachements terrestres parfois si misérables et qui nous rendent esclaves alors que Dieu nous appelle à un amour véritable qui est toujours à chercher.

Voici une femme qui a de l’argent, un mari, une maison ; apparemment, elle est comblée de biens, mais elle souffre car le vide et la mort sont au rendez-vous. L’arrivée d’Élisée lui apporte quelque chose de neuf : l’amour de Dieu, mais elle ne sait pas bien le dire, et l’invite à manger. Peu à peu elle comprend et reconnaît en lui « un saint homme de Dieu », puis son empressement à l’accueillir, son désir d’y associer son mari, sa vivacité soudaine trahissent un espoir. L’hospitalité qu’elle déploie est simple mais attentive à tous les détails pour que cet homme humble se sente bien chez eux. Elle sera comblée au-delà de ses espérances.

Laissons-la chanter le psaume : la présence de Dieu-amour a augmenté sa force, puisqu’elle se retrouve féconde contre toute espérance. En outre, elle n’est plus seule, et se retrouve avec tout un peuple : sa louange va entraîner d’autres personnes, car ce peuple fourmille d’estropiés qui peut-être n’osent plus espérer.

Paul prolonge en livrant le cœur de son Évangile, qui fournit la clé de toute histoire : « Si nous sommes passés par la mort avec le Christ… » Ça paraît un peu théorique, mais il suffit de retourner la phrase : « Si c’est avec le Christ que nous sommes passés par la mort… » Concrètement : la vie la plus ordinaire est garnie de petites morts, de sensations plus moins diffuses d’échecs, de doutes, de lassitudes, d’amour affadi. Alors Paul proclame une sorte de mystique au quotidien : si nous osons reconnaître tout cela sans badigeon lénifiant mais en union avec le Christ, il y a une suite, un parfum de résurrection.

Le baptême est ainsi un franchissement de la mort. Soit, mais avec la coutume de baptiser les bébés, on peine à croire que cela dure toute une vie ! Car le péché est toujours là, avec les mille et une manières d’échapper à toute cette grisaille. Sans grand succès, d’ailleurs, car ça isole d’autrui. Les listes de péchés que fournit la morale traditionnelle peuvent être éclairantes, mais le centre en reste toujours l’expérience d’Adam et Ève : être le dieu de sa propre vie, fils de soi-même. À cet égard, le sacrement de pénitence, surtout quand il est vécu en assemblée, est une sorte de renouvellement du baptême, à condition d’identifier le trou où on tombe sans cesse, et d’accepter d’en être tiré gratis.

Jésus enfonce le clou : porter sa croix, comme lui la sienne. Car cette croix existe, et une petite voix nous susurre que Dieu est absent, ou que son amour est très vague. La croix est faite d’événements, mais aussi de traits de caractères : « Je ne devrais pas être comme ça ! » Au contraire, c’est une grâce si c’est une occasion de conversion. Par exemple, un colérique peut évidemment se résigner, mais aussi avoir chaque jour l’occasion d’un peu d’humour sur lui-même.

Jésus invite aussi au discernement : les relations familiales sont souvent des esclavages affectifs camouflés en amour obligatoire. On est souvent paralysé par le jugement d’autrui – ou ce qu’on croit l’être, car nous voyons le monde à partir de nous-mêmes. Sur ce point, Jésus donne encore un avertissement : « Qui a trouvé sa vie la perdra ! » C’est encore l’ombre d’Adam et Ève, les petits dieux déchus. Au contraire, quiconque accueille le Christ mort et ressuscité le rend présent, et il aura une fécondité.

12ème Dimanche Ordinaire

25/6/17, 12e dim. ord. A : la foi donne une force.

Jr 20,10-13 ; Ps 68,8-10 + 14-17 + 33-35 ; Rm 5,12-15 ; Mt 10,26-33.

Qui ne s’est pas senti incompris ou méprisé, à un moment grave de sa vie ? Faut-il s’entêter, ou céder à l’opinion commune ? Jérémie est passé par là ; parfois il a gémi, mais il a su avoir une intimité avec Dieu, qui lui donnait un discernement sur la situation : Fallait-il ou non s’appuyer sur la sécurité d’une grande puissance ? Seul contre tous, il a senti qu’il était illusoire de se fier à la politique. Davantage : si son objection était perçue comme une menace, c’est qu’il dénonçait un aveuglement collectif.

Grave question, toujours actuelle : les adversaires sont là ; ils se croient les plus rusés, mais ils ignorent qu’ils entrent dans le plan de Dieu, qui inlassablement cherche à susciter un réveil de la foi, surtout chez ceux qui se sentent trop faibles, dépassés.

Jérémie remet à Dieu sa cause, mais il demande une chose qui nous choque un peu : il voudrait voir la déconfiture de ses adversaires. Eh bien, soyons honnêtes : c’est souvent notre attitude ; ne nous défendons pas. Si nous voyions Dieu comme père, nous pourrions dire, à la suite de Jésus en croix : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Le psaume prolonge Jérémie, en nous mettant en face d’une question : nous souffrons d’un tas de choses, d’injustices, et nous nous raidissons. Or, seul l’humble peut comprendre, car il se fie à l’amour de Dieu, avec ses voies à lui. Et ayant compris, il jubile, si étrange que cela paraisse.

Paul médite sur le péché, dont le signe est la mort. La doctrine du péché originel paraît un peu étrange, et même injuste : Pourquoi la postérité d’Adam est-elle punie ? Mais prenons l’affaire de manière empirique : les meilleurs parents abîment leurs enfants, qui auront des conduites mortifères. La raison en est simple : ces parents ont eux-mêmes souffert de leurs propres parents, etc. On pourrait faire des procès à l’infini, savourer des vengeances ! Vivrait-on mieux ? Peu probable. Jésus-Christ a fait autre chose : en étant fils jusqu’au bout, il a révélé un Père, qui est présent au-delà de toute mort, de tout ce qui nous grignote chaque jour. Il offre au quotidien une expérience de résurrection. Bien entendu, on peut la rater et se voir dans un cul-de-sac, mais il suffit, comme pour Paul et son écharde qui le blesse, d’attendre l’humiliation suivante…

Dans l’évangile, Jésus rappelle une sagesse biblique : « Méfiez-vous des hommes ! » Non pas qu’ils soient intrinsèquement mauvais, mais ils sont instables. Corollaire : méfiez-vous de votre propre instabilité, ne vous croyez pas forts ! L’esprit du monde peut tuer l’âme, nous rendre cyniques, incapables de témoigner de quoi que ce soit. Paul lui-même a résisté à la tentation de rougir de l’évangile. Avant lui, Jérémie et Job avaient voulu maudire le jour de leur naissance. L’esprit du monde rend la vie fade, l’amour fragile ; l’Esprit du Christ nous paraît magnifique mais un peu mobile ou incertain. Résultat : nous nous voyons très insuffisants, coupables de faiblesses. Jésus le sait bien, et nous encourage par un autre bout : les oiseaux sont libres, joyeux, gracieux, et au fond meilleurs que nous, car ils sont sans prétentions. Erreur : vous valez bien plus que ces oiseaux, et quelqu’un prend en charge tous vos échecs. Il suffit de se tourner vers lui, même un peu timidement, et cette invitation se renouvelle chaque jour. C’est pour cela qu’il est bon de commencer la journée par la louange.

Fête du Saint Sacrement

18/6/17, 10e dim. ord. A : Saint-Sacrement.

Dt 8,2-3 + 14-16 ; Ps 147,12-15 + 19-20 ; 1 Co 10,16-17 ; Jn 6,51-58.

Qu’est-ce qu’être rassasié ? Un bébé qui a tété fait gaîment un petit renvoi puis s’endort. Et quand nous grandissons ? Nous avons des faims et des soifs qui nous semblent urgentes, mêlées à des nécessités quotidiennes. On les assouvit plus ou moins, mais c’est toujours à refaire, avec une peur diffuse de manquer. Et voici que surviennent des secousses graves, auxquelles nous sommes toujours mal préparés : il y a des moments où tout paraît précaire, et le temps avance inexorablement. Mais quel en est le but ? La vie éternelle en Dieu ? C’est bien vague s’il n’y a pas de relais sur terre. Telle est l’expérience fondamentale des Israélites au désert : il y avait une Terre promise dans le lointain, nous dit aujourd’hui le Deutéronome, mais ils ont dû pour s’y préparer faire l’expérience d’un dépouillement complet, pour expérimenter une présence de Dieu, qui parle à travers des événement éclairés par l’Écriture. C’était une privation de toute indépendance économique, et la manne quotidienne en était le signe, cette nourriture étrange qui pour les uns était fade et monotone, et pour d’autres un délice toujours neuf. Job est passé par ce dépouillement scandaleux, lui qui dans sa grande piété ne connaissait Dieu que par ouï-dire. Jésus aussi, au seuil d’une mission dans l’adversité. L’un et l’autre ont été tentés par Satan, l’adversaire qui se croit malin, mais qui a en réalité une mission essentielle.

Le psaume reprend les choses par en-haut : l’expérience du désert, au fond, est très banale ; tout le monde y passe sous une forme ou une autre. Mais les Israélites ont été élus avec cette mission : attester joyeusement au monde que Dieu est présent dans l’épreuve, et qu’il fait grandir. Aucune vie n’est déchue, alors que tant de gens sont résignés !

Paul permet d’avancer en introduisant une dimension communautaire : il y a un « nous » formé de ceux qui communient au corps et au sang du Christ. Il est passé par la déchéance extrême, et c’est ainsi par le bas que tous peuvent se retrouver. En effet, ce « bas » est la somme des péchés et des tristesses dont nous ne savons pas quoi faire, et qui divisent, car on aimerait bien accuser quelqu’un. Mais voici que le Christ a pris en charge tout cela, et qu’il vit : la communauté chrétienne est davantage que la somme de ses membres : faite d’individus très divers, elle devient le corps du Christ.

Dans son grand discours à Capharnaüm, Jésus l’a annoncé dans un langage déroutant : la manne du désert était une grande chose, mais lui-même se présente comme une autre manne, en demandant qu’on le dévore. Les gens sont très choqués, et beaucoup l’abandonneront. Il y a de quoi, car il s’agit d’un geste violent. Mais c’est précisément ce qu’il demande : si vous avez la simplicité de discerner votre violence et de la mettre sur moi, je la prends en charge ; vous sortirez du jugement et de la culpabilité, et vous serez en Dieu, ici et maintenant. Telle est la vie éternelle, accessible ici-bas, au moins sous la forme ramassée d’un rite. Et Jésus conclut : « Et je le ressusciterai au dernier jour. » C’est peut-être lointain, mais ce n’est plus du tout vague, car il y a alors un lien entre le présent et l’ultime futur en Dieu. En d’autres termes, la mort qui rôde toujours n’est plus un cul-de-sac. Le Christ, s’étant fait notre frère, « a affranchi tous ceux qui, leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort » (He 2,15). C’est éminemment concret, car outre nos soifs diverses nous sommes entourés de menaces. Ne nous rendons pas insensibles : le Christ est passé par là. En occident, on peut le méditer face au Saint-Sacrement.

La Trinité

11/6/17, 10e dim. ord. A : Trinité.

Ex 34,4b-6 + 8-9 ; Dn 3,52-56 ; 2 Co 13,11-13 ; Jn 3,16-18.

Après Pâques et Pentecôte, nous célébrons la Trinité. Ce n’est pas une simple abstraction théologique, mais une réalité très concrète : le Fils, mort pour nos péchés et ressuscité, a révélé Dieu comme Père ; cela pourrait paraître éloigné ou dans un ciel inaccessible, mais justement c’est l’Esprit saint, ou le Consolateur, qui rend la miséricorde présente à celui qui est mécontent de lui-même – et des autres, car cela va ensemble, si on va au fond des choses.

Le passage de l’Exode le rappelle : après l’épisode du veau d’or, Moïse ne s’est pas désolidarisé Israélites ; stimulant la fidélité de Dieu, il a su intercéder courageusement pour le peuple, qui comme nous a la nuque raide, et maintenant il demande à Dieu de se rendre présent, de « marcher au milieu de nous ». Lui-même sait qu’il n’a pas la force de porter tout ce peuple, car même s’il est le chef, ce n’est pas lui qui est maître du pardon.

Ce pardon, lorsqu’il est reçu, donne une flamme d’amour dont l’expression est une louange plus haute que les adversités. Le psaume est le chant des trois jeunes gens dans la fournaise, qui célèbrent le Créateur : ils avaient refusé d’adorer la statue de Nabuchodonosor, et celui-ci, étranglé de fureur, les avait jetés au feu, mais ils n’avaient pas été atteints, car il y avait une autre présence avec eux. C’est une leçon permanente : Comment ne pas être écrasés par tout le mal qui nous entoure ? Dieu est déroutant : il permet ou suscite des situations impossibles pour voir comment nous allons réagir, et nous faire voir si nous acceptons la présence de son Esprit dans notre cœur. Il s’agit en fait d’un combat permanent, puisque chaque jour survient quelque chose qui nous prend par surprise. La louange est à ce prix, faute de quoi elle s’affadit.

Ce qui est en jeu est la communion avec autrui. Bien avant les définitions des conciles, Paul avait vu clairement la Trinité comme expression d’un Dieu d’amour. Il ne s’agit pas d’une échappée individuelle, mais comme source d’une fraternité joyeuse, qui pourtant n’est jamais acquise : on ne peut trouver de frères que s’il y a un Père commun. Mais ces frères ou sœurs sont parfois (ou souvent) un peu perdus, ou font des choses qui paraissent bizarres. Paul invite à ne pas être passif ou aveugle : encouragez-vous et supportez-vous ; ce n’est jamais impossible !

Justement, Nicodème, maître en Israël, était venu voir Jésus la nuit, discrètement. Il en voulait davantage, mais Jésus l’a vite arrêté, lui demandant de « naître à nouveau », c’est-à-dire d’abord de mettre le doigt sur sa propre mort, par le péché, les échecs, les souffrances. Et Nicodème, qui n’en demandait pas tant, reçoit un énorme discours sur le salut du monde en général et le sien en particulier : qui croit en Jésus-Christ échappe au jugement, c’est-à-dire quiconque l’invoque et accepte que tout le poids de ce qu’il ne comprend pas soit pris en charge ; c’est le prolongement de ce que faisait Moïse au désert. Et la louange va venir, avec toujours un peu d’anticipation. En sens inverse, celui qui ne croit pas est jugé, parce qu’il ne voit pas ou n’admet pas que son péché, sa volonté d’être autonome, soit la racine de ses tristesses, dûment orchestrées par les événements de chaque jour.

On ignore la réponse de Nicodème à ce moment, mais tout cela l’a travaillé. Plus tard, il demande un peu de rationalité à l’égard de Jésus, alors que ses adversaires le rejettent de façon nerveuse et brouillonne (Jn 7,51). Enfin, lors de la sépulture de Jésus, il comprend par son offrande que cette mort a un sens.

Pentecôte

4/6/17, Pentecôte – A : l’Esprit et les combats.

Ac 2,1-11 ; Ps 103,1 + 24 + 29-34 ; 1 Co 12,1-7 + 12-13 ; Jn 20,19-23.

La Pentecôte est d’abord un pèlerinage biblique : sortir de chez soi et de ses idoles familières pour retrouver d’autres qui cherchent le même Dieu, au-delà des diversités de langues et de cultures. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie disait que chacun a une patrie, et que les pèlerinages à Jérusalem, la métropole (« ville-mère ») étaient coûteux mais essentiels : la diversité des langues et des coutumes permettait alors de ressentir l’appartenance à un seul peuple, unifié par un Dieu unique ; il en résultait une force renouvelée pour, au retour dans la patrie, attester jusqu’au pèlerinage suivant, que Dieu est bien autre chose que les idoles nationales. Cette force n’est autre que l’Esprit de Dieu.

Telle est la Pentecôte que nous célébrons en ce jour. Les apôtres, un peu perdus par l’absence de Jésus, étaient enfermés dans une maison ; étant déjà à Jérusalem, ils n’étaient guère pèlerins, et leur rapport au monde était rétréci. Et voici qu’un vent – autre nom de l’Esprit – ébranle la maison et efface les murs ; c’est un bouleversement, mais tous les pèlerins sont là, avec leur soif. Déjà, lors de la révélation au désert du Sinaï, avec du bruit et du feu, le peuple d’Israël, qui suivait Moïse un peu passivement, avait été institué médiateur entre Dieu et le monde. De même aujourd’hui les apôtres, qui n’en demandaient pas tant, sont institués médiateurs par ce bouleversement. Langues de feu. Ils disent des choses simples, qui touchent les cœurs, et se font comprendre dans toutes les langues. Une communion se crée par le lien de l’Esprit, et telle est la première des merveilles de Dieu : il abolit toute frontière, ce qui donne un parfum de nouvelle création. Cette expérience restera comme un mémorial. C’est toujours vrai dans le monde actuel, où des barrières se relèvent sans cesse ; en effet, ce qu’on appelle la « mondialisation » est une réalité politico-économique qui est étrangère à l’Esprit saint : elle ne crée pas de communion, puisqu’il y a des victimes. En ce sens, les Journées Mondiales de la Jeunesse sont un antidote puissant, car il s’agit d’un pèlerinage – à renouveler, bien sûr !

L’expérience d’une communion humainement improbable fait redécouvrir Dieu comme créateur de tout le cosmos, et aboutit à la louange célébrée par le psaume. Le souffle qui crée n’est autre que l’Esprit, d’où l’invocation à reprendre sans cesse : « Seigneur, envoie ton Esprit, qui renouvelle la face de la terre. » Il ne refait pas la terre à notre goût, mais renouvelle notre manière de voir les gens et les choses, alors qu’il y a toujours cette petite voix qui accuse…

Car la communion n’est jamais acquise une fois pour toute, nous rappelle Paul. Au chapitre précédent, il s’est attaché aux menues divisions dans la communauté, laquelle n’est autre que le corps du Christ, et il a rappelé que ces troubles ne sont pas moins qu’une profanation de l’Eucharistie. Aujourd’hui, Paul parle de la diversité des charismes et des tâches de chacun. En quelque sorte, il renouvelle la Pentecôte. On peut même ajouter une sorte de « charisme tournant » qui atteint chacun tour à tour ; c’est celui de Judas ou du « casse-pieds », qui sans le savoir fait avancer l’histoire du salut. En effet, il ne se convertit pas, mais il oblige les autres à se convertir…

Dans l’évangile, Jésus ressuscité résume la mission donnée aux apôtres encore apeurés (Thomas, qui bougonne dans son coin, est absent) : ils avaient fui la croix, mais la puissance de l’Esprit est la miséricorde, qu’ils reçoivent pour la transmettre ; elle bannit toute crainte et crée des liens insoupçonnés. Il ne s’agit pas d’un badigeon embellissant toute façade : un discernement s’impose !

7ème Dimanche de pâques

28/5/17, Pâques 7 – A : combats

Ac 1,12-14 ; Ps 26(27),1 + 4 + 7-8 ; 1 P 4,13-16 ; Jn 17,1b-11a.

Entre l’Ascension et la Pentecôte, il s’agit de durer dans l’attente. Depuis bien longtemps, les apôtres nous donnent une petite leçon très simple, loin du cynisme ou de la résignation : d’un même cœur, ils sont assidus à la prière, ce qui signifie beaucoup. D’abord le temps ordinaire, qui s’émiette dans un tas de détails et de petits soucis, se trouve structuré, rythmé par une relation à Dieu, pas forcément très intense (distractions…), mais régulière, peut-être chantée avec des psaumes. La tradition de l’Église fait commencer chaque office par l’invocation « Dieu viens à mon aide ! » C’est une grâce d’accepter de se sentir dérouté plusieurs fois par jour. En outre, cela crée des germes de communion, surtout s’il y a de la mixité. C’est là que Marie joue un rôle majeur par sa seule présence, discrète et sûrement courageuse : la famille de Jésus n’acceptait pas sa mission quand il est entré dans le baptême de Jean, et voici que Marie se tient entre les apôtres et les frères de Jésus. Elle crée une unité : de même qu’elle avait engendré Jésus, de même elle commence à engendrer une amorce d’Église, c’est-à-dire le corps du Christ, pas moins. Sans femme, les hommes resteraient méfiants, ou se demanderaient qui est le plus grand…

Le psaume illustre ce qu’a pu être cette prière : même si la force de l’Esprit promis tarde un peu, la foi est là, qui d’un même mouvement bannit toute crainte et implore la pitié, et aussi qui scrute tout ce qui se présente : Où Dieu réside-t-il aujourd’hui ? Car la venue de l’Esprit peut passer inaperçue, si on ne se prépare pas à être surpris : comme le vent dans les arbres, on perçoit quelque chose, mais on ne sait où il va. C’est une très vieille histoire : quand ils étaient esclaves en Égypte, les Israélites se méfiaient de Moïse ; ils gémissaient, et en même temps ils craignaient de sortir, prisonniers d’un petit souffle très court.

De fait, la vie n’est pas simple, et Pierre le rappelle, non sans paradoxe : Réjouissez-vous dès maintenant, malgré l’adversité ! Il ne s’agit pas d’une drogue qui dissoudrait toute douleur – et toute fraternité réelle –, mais d’une mission très particulière : une communion aux souffrances injustes du Christ, c’est-à-dire le mystère d’une collaboration au salut du monde. C’est autre chose qu’une impassibilité stoïque ou qu’un programme d’activités bien conçu ; les contemplatifs en savent quelque chose. Une telle invitation implique cependant un combat qu’on discerne : malgré les voix insistantes qui prétendent le contraire, il n’y a pas de honte à s’attacher au Christ.

En effet, la voix du monde conduit à une tristesse, mais l’évangile déploie la prière de Jésus pour ses disciples, au moment où à l’heure de la Passion ils sont un peu perdus, puisqu’ils se trouvent confrontés à un imprévu de première gran­deur, qui n’obéit à aucun programme raisonnable. Jésus parle de gloire, c’est-à-dire d’une présence forte qui est encore à venir, car il va franchir une limite qui fait peur à tout le monde : la mort, au-delà de laquelle il se rendra présent d’une manière insoupçonnée. Tel est bien l’enjeu : Jésus ne craint pas de parler de son rang divin, d’affirmer qu’il a tout pouvoir sur les vivants, mais ce n’est nulle­ment pour disparaître dans une buée céleste ou dans la majesté lointaine du créateur ; au contraire, il s’agit de la manifestation de Dieu sur terre, à travers des disciples qui ne sont nullement des héros, avec le pouvoir de donner un sens lumineux à n’importe quel être, si lamentable soit-il. En attendant la force an­noncée, ces bons apôtres auront comme premier réflexe de fuir la croix, mais ils seront ainsi dépouillés de toute prétention, ce qui les orientera vers la prière.

Jeudi de l'Ascension

25/5/17, Ascension – A : patience

Ac 1,1-11 ; Ps 46(47),2-3 + 6-9 ; Ep 1,17-23 ; Mt 28,16-20.

Comme nous, les apôtres ont été lents à comprendre. Ils refusaient d’écouter Jésus quand il annonçait la Passion. Après la résurrection, nous dit-on, ils l’ont vu et entendu pendant 40 jours, et pourtant, ils sont restés persuadés qu’il allait revenir tout régler, « restaurer la royauté en Israël ». En clair : une prudente rêvasserie politique, sans se compromettre, sans bouger. Ils avaient oublié la Bible, qui dénonce toute passivité : elle déploie une longue aventure, qui se déroule dans une petite province, mais qui est de portée universelle. L’histoire est entrecoupée de fêtes qui montrent un horizon, mais elle est toujours à reprendre ; il y a sans cesse des enfants à éduquer, ce qui est bien fatigant et risqué !

Mais Jésus prend les apôtres à rebrousse-poil. Il veut des témoins, mais il sait qu’ils sont faibles, il annonce une force, mais ils ne sont pas en état de comprendre ; lorsqu’il disparaît, ils restent le nez en l’air, sans avoir la moindre idée de ce qu’est l’Esprit saint. Ils vont encore rester à mijoter quelques temps, expérience fondamentale. Jésus est parti, sa présence rassurante s’est effacée, et il y a un vide, qui à la fois les met en face d’eux-mêmes et les prépare à découvrir qu’ils ont des capacités cachées qu’ils ignorent encore. Que Jésus soit parti leur préparer une place au ciel reste vague, peu stimulant pour la vie réelle, qui est bien compliquée. Or, justement, avec l’Esprit, le ciel va arriver sur terre.

En fait, ce n’est pas si simple, ou plus exactement il faut des relais, pour que la patience ne devienne pas un découragement figé ou résigné. Le psaume paraît hors sujet ou grandiloquent, face au vide qu’affrontent les apôtres, et nous avec eux. Non : le relais est donné par le chant, ou plus généralement par la liturgie, car il s’agit de ranimer une espérance toujours vacillante, en symbolisant la présence de la totalité de l’histoire du monde, pas moins. Ce n’est pas encore l’Esprit saint et sa force, mais c’est un entraînement qui prépare une disponibilité à l’accueillir.

Dans l’épître, Paul annonce le complément attendu, sous la forme d’un rappel aux Éphésiens un peu essoufflés : Dieu n’est pas celui des philosophes, mais celui du Christ ressuscité, qui l’a révélé comme Père. C’est l’Esprit qui le rend présent en nous, donnant force et discernement, car tout lui est soumis. En effet, il siège à la droite de Dieu, ce qui signifie qu’il s’occupe de nous juger. Et ce jugement est la miséricorde ; autrement dit, le passé que nous savons cabossé n’est plus un poids paralysant. « Venez à moi, vous qui peinez, car mon joug est légèreté », disait Jésus, qui connaissait ou connaît nos récriminations. Paul lui-même est un exemple saisissant – et inlassable.

Dans la finale du premier évangile, Jésus ressuscité revendique cette toute-puissance de la miséricorde. Certains des apôtres doutent, ce qui est rassurant : ils mijotent encore, sûrement déçus que Jésus ne manifeste pas plus objectivement la force qu’il offre. La tâche est éperdue : faire des disciples parmi toutes les nations. Comment est-ce possible, avec toute cette variété de cultures ? C’est très intimidant, mais il suffit de se placer au point central : il y a partout des gens qui se savent mortels, qui se sentent limités, qui se soupçonnent d’être pleins de contradictions. Peut-être en souffrent-ils assez pour ne pas se fermer et entendre une parole libératrice. Il ne s’agit pas simplement d’échappées individuelles, car il y a un baptême, c’est-à-dire un rite d’entrée dans la vaste communion qu’est l’Église, le corps dont le Christ est la tête, comme le rappelait Paul. Donc, restons dans la patience éclairée. 

6ème Dimanche de Pâques

21/5/17, Pâques 6 – A : le Père commun.

Ac 8,5-8 +14-17 ; Ps 65(66),1-7a +16 + 20 ; 1 P 3,15-18 ; Jn 14,15-21.

NB. Pour Jn 14,19, voici une traduction plus claire : « Vous verrez que moi, je suis vivant ; alors vous aussi, vous vivrez. »

Les Douze choisis par Jésus n’étaient pas de vrais professionnels. Les persécutions autour d’Étienne ont suscité une dispersion, et voici que Philippe est arrivé en Samarie, mais sans mandat. Il fait des miracles au nom du Christ, il a un succès manifeste. Pourtant, il y a un problème : vu de Jérusalem, il agit comme un gourou, comme si sa personne faisait écran à plus grand que lui. En effet, malgré toutes ces guérisons, il ne transmet pas l’Esprit saint ! Un détail secondaire, direz-vous ? Certainement pas ! Paul a eu une expérience analogue : après la révélation du chemin de Damas, il est parti prêcher sans mandat ; puis une deuxième révélation lui a montré qu’il risquait d’avoir couru pour rien (Ga 2,2), c’est-à-dire de susciter un attachement à sa personne. En Samarie, Pierre et Jean agissent très modestement, sans grande fatigue : une simple imposition des mains pour conférer l’Esprit saint. Cela signifie par un geste concret et très simple qu’en réalité l’action de Philippe dépasse sa personne, et donc qu’elle va pouvoir durer en son absence, si les cœurs sont réellement touchés.

Et le signe en est l’action de grâce que chante le psaume. Des « actions redoutables » de Dieu ? C’est reconnaître sa présence dans ce qui s’est passé, et le regard s’élargit au monde entier, qui est plus vaste qu’un Philippe ou que tout autre. La prière importe au plus haut point, car nous avons des désirs. Mais nous manquons d’imagination, et le défi est toujours de discerner comment Dieu y répond, car c’est souvent déroutant. Il faut du temps, et c’est là que l’Esprit, qui rend Dieu présent dans le cœur, donne une espérance et agit dans la durée. Et une telle expérience peut alors se raconter, car c’est un témoignage.

Dans son épître, Pierre poursuit : Ne craignez rien de l’injustice ! Jésus a ouvert une brèche dans ce carcan qui nous entoure à tout moment. Le souvenir vif de ce qu’il a fait n’est autre que l’Esprit saint, qui rend présent une vie au-delà de toute mort. Et personne ne peut reprocher à autrui de ne pas avoir l’Esprit saint, car on ne peut l’inventer pour soi-même. C’est pourquoi Pierre demande de ne pas répondre au mal par le mal, à la critique par la critique, ce qui n’aboutit à rien, nous le savons bien. Quelle gloire tire-t-on d’avoir raison contre le monde entier ? De l’amertume, le plus souvent.

L’Esprit saint est encore appelé le Défenseur ! Il sera en vous, affirme Jésus dans son discours après la Cène, mais c’est à condition que lui-même parte, ce que les disciples peinent à comprendre. Et que va-t-il faire ? Vous révéler que vous avez un Père, à la fois très grand et très proche, qui vous parle au présent, par les faits éclairés par la nuée des témoins qui dans l’Écriture parlent de Dieu pour l’avoir expérimenté, dans les grands moments et dans le quotidien – les psaumes l’attestent. Les « commandements » que Jésus demande de garder ne sont pas une somme de préceptes, mais l’amour sous toute ses faces tel que l’Écriture l’expose, tel que Jésus l’a pratiqué. On demandait un jour à Hillel, l’ancêtre de la tradition rabbinique, un flash sur l’essentiel de la Tora. Il répondit : « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimes pas qu’on te fasse ; le reste n’est que commentaire, mais va étudier. » En effet, il s’agit de s’accoutumer à des gestes et de s’enrichir la mémoire. C’est ainsi qu’on trouve Dieu comme Père, mais ça va loin, car il est aussi le Père de mes ennemis, ou plus prosaïquement de ceux qui m’agacent. Un vaste horizon se dégage !

5ème Dimanche de Pâques

14/5/17, Pâques 5 – A :

Ac 6,1-7 ; Ps 32(33),1-5 +18-19 ; 1 P 2,4-9 ; Jn 14,1-12.

Avant de se diffuser dans le monde, la toute première Église a connu un développement considérable en Judée, ce qui déplaisait aux autorités, comme au temps de Jésus. Ce vaste mouvement mêlait deux zones culturelles très distinctes, politiquement ennemies, mais convergeant à Jérusalem : le monde romain de langue grecque, et le monde babylonien et parthe de langue araméenne, présent aussi en Galilée. Il y avait même des veuves dont on ne sait rien, sinon que plus tard Paul en prendra soin (1 Tm 5,9). Et malgré le tableau idéal de la communauté primitive donné lors de la Pentecôte, il y a des dissensions sur une affaire très quotidienne de service des tables. Peu importe le problème exact, mais la question nouvelle est qu’après l’enthousiasme initial il s’agit de durer. Les Douze l’ont compris, et ils se refusent à s’occuper de gestion : l’évangélisa­tion reste première, c’est-à-dire le mouvement toujours neuf, mais en même temps ils veulent que la routine quotidienne prenne de la dignité ; c’est pourquoi ils intronisent solennellement pour ce service sept frères – appelons-les « dia­cres ». Est-il important pour nous de prendre le temps de prier avant de manger ?

À sa manière, le psaume répond à cette question, d’abord par la musique et le chant, qui entretiennent la présence de Dieu ; puis, une fois ce cadre posé, par une invitation ferme à rechercher où se cache la justice de Dieu, lorsque l’adversité se présente, lorsque déraille le train-train familier et rassurant. Ce sera après des moments de révolte qu’il ne faut pas craindre ; même Jésus a eu des combats !

De la révolte momentanée au rejet, la distance est grande, nous rappelle Pierre. Jésus a été rejeté, comme bien des prophètes avant lui. Ça continue, car il paraît éloigné de nos soucis ordinaires : opinion d’autrui, fin de mois, santé, projets difficiles ; bref, des choses sérieuses. Pierre rappelle bravement l’Alliance au Sinaï, avec un peuple rétif dans un endroit désertique à fuir, loin des puissances du monde : une médiation entre ciel et terre, pas moins, hors de toute utilité économico-sociale. Or, c’est justement dans un coin improbable que se donne une lumière, qui va donner vie à ce que nous préférons ne pas voir. Si c’est vrai, pourquoi ne pas en faire profiter d’autres, que nous voyons patauger ?

Dans son discours après la Cène, Jésus vient préciser ; il étourdit presque ses disciples, au seuil d’un bouleversement qu’ils imaginent mal. Ils voulaient être en sécurité, et le chemin qu’il annonce est la croix, qui mène à la vérité et à la vie, quelque part au-delà d’une expérience de mort, ce que nos idées sérieuses voudraient éviter à tout prix. Thomas se méfie, et Philippe voudrait rester spectateur de grandes choses ; l’un et l’autre craignent de se compromettre. Comme nous. Pourtant Jésus ose leur dire qu’ils feront les mêmes œuvres que lui, et même de plus grandes. Oui, car par la résurrection et surtout l’Esprit, il sera en eux, comme le Père, et ils parcourront le monde, créeront des demeures multiples. C’est comme un prolongement de l’incarnation, c’est-à-dire de la présence de Dieu sur terre chez des êtres fragiles.

Le psaume 19 chante que le ciel et le cosmos racontent la gloire de Dieu, et continue en affirmant que sa parole est encore plus grande. Et la voici entrée dans des êtres humains, presque par surprise. C’est à la fois une manifestation de ce qui était présent depuis Adam et Ève, mais aussi une révolution : nous avons souvent une opinion fade de nous-mêmes ou des autres, et voici qu’une dignité nouvelle est proposé à des pécheurs. Gratuitement !

4ème Dimanche de Pâques

7/5/17, Pâques 4 – A : un bon pasteur ?

Ac 2,14a + 36-41 ; Ps 22(23),1-6 ; 1 P 2,20b-25 ; Jn 10,1-10.

Que se passe-t-il quand on apprend qu’une mauvaise conduite a eu un effet positif inattendu ? C’est l’expérience de Pierre lui-même, qui après avoir renié Jésus a reçu l’Esprit saint à la Pentecôte, de sorte qu’il devient capable de se lever pour parler avec autorité. C’est aussi ce qu’il veut transmettre aux gens de Jérusalem : toute la maison d’Israël s’est liguée contre Jésus, et voici qu’il vit, avec un rang divin insoupçonné. Alors, tous sont bouleversés par l’annonce d’une miséricorde, mais il faut que cela devienne davantage que l’émotion d’un moment. Aussi sont-ils invités au baptême, qui va sanctionner une conversion, c’est-à-dire un changement de mentalité, appuyé sur l’Écriture. Déjà, au moment de la mort de Jésus, la foule versatile qui l’avait condamné s’en était retournée en se frappant la poitrine (Lc 23,45). Face à ce malaise grave mais diffus, il n’y avait pas encore, pour aller au-delà, de paroles fortes prononcées avec autorité. Nous aussi, nous sommes souvent mécontents de ce que nous avons fait, ou de nos occasions manquées. L’histoire est irréversible, alors comment aller au-delà sans tristesse ? Génération dévoyée, disait Jésus ; c’est encore vrai.

Le psaume indique la voie durable, face aux peurs et aux menaces (les « ravins de la mort ») : si le Seigneur est mon berger, la paix est en vue, et la nature paraît accueillante. Mais ce n’est ni le refuge d’une île, ni un défilé victorieux sur un tapis rouge. Les ennemis sont toujours là, omniprésents et peu visibles, puisqu’il faut fermer les portes à clé. Les humains, même bien élevés, sont dangereux, parce qu’ils ont été créés libres ; Dieu le sait, et après quelques hésitations au temps de Noé, il ne perd pas de vue cette réalité, mais il le fait à sa manière, qui nous déroute souvent. Ainsi, « habiter la maison du Seigneur », n’est pas « se réfugier dans une sacristie », mais bien établir une familiarité à travers le quotidien éclairé par l’Écriture.

Pierre poursuit, en soulignant la liberté de Jésus, non pas celle de faire n’im­porte quoi sous l’inspiration du moment, mais celle de ne pas répondre au mal par le mal, sachant qu’il y a une justice supérieure ; on peut être malade et en paix, en prison et joyeux. Jésus était sensible, il aimait ses contemporains ; il n’était pas naïf, mais il savait que l’homme a des capacités qu’il ne sait pas exploiter, et qu’il se trouve errant sans bien s’en rendre compte. Or, dit Pierre, Jésus en allant au-delà de l’injustice, est devenu notre berger, non seulement par l’exemple, mais surtout en portant notre péché, si nous savons le faire retomber sur lui, comme ces gens de Jérusalem. Ce qu’ils ont fait était nécessaire, et mê­me exemplaire. C’est l’opposé d’un culte individuel de la vertu pour s’amélio­rer : tel est le drame du pharisien aveugle, qui croit n’avoir pas besoin de berger.

Jésus ose dire qu’il est le bon pasteur. L’image des brebis est très éclairante pour parler de nous : elles ne sont pas très malignes et elles restent très craintives ; elles circulent en troupeau, et gare à celle qui s’égare ! Le bon pasteur opère au grand jour, il connaît chacune par son nom. Et la brebis devient davantage qu’un simple numéro dans une foule : le troupeau devient une communauté, et la brebis, sentant qu’elle existe pour le berger, devient capable de sortir du bercail, d’affronter le grand air des réalités plus ou moins risquées. Les mauvais pasteurs précédents, qu’évoque Jésus, ne sont certainement pas les prophètes, mais les zélotes d’alors, qui voulant chasser les Romains recrutaient de force en vue d’une république parfaite, mais en fait introuvable. Jésus fait juste le contraire : il donne tout de suite une vie en abondance. Pourquoi la bouder ?

3ème Dimanche de Pâques

30/4/17, Pâques 3 – A : Présence du ressuscité.

Ac 2,14 + 22b-33 ; Ps 15(16),1-2a + 5 + 7-11 ; 1 P 1,17-21 ; Lc 24,13-35.

Lors de la Pentecôte, Pierre a comme les autres reçu l’Esprit saint, et lui qui s’était effondré lors de l’arrestation de Jésus est devenu un autre homme. Il se lève et parle avec autorité de la résurrection du Christ comme accomplissant les Écritures, ou plus exactement ici les Psaumes, ces chants qui expriment une présence de Dieu. De quoi s’agit-il, puisqu’il ne peut montrer Jésus ? Jésus n’est plus extérieur à eux comme au temps de sa vie publique. Sa présence n’est plus de même nature. Les Juifs comme individus avaient rejeté Jésus injustement, mais maintenant ils ont reçu ensemble l’Esprit, qui leur a offert une communion insoupçonnée : c’est l’assemblée elle-même qui est devenue le corps du Christ ; il est donc bien présent, mais à travers une expérience qui permet de comprendre l’ensemble du dessein de Dieu. Mais ce n’est pas une pure conséquence logique, objective, car au moment de cette expérience collective, n’étaient-ils pas « pleins de vin doux », comme certains le disaient ? Résistance salutaire !

Il est caractéristique que Pierre n’évoque que le tombeau de David – qui selon la tradition juive est né et mort à la Pentecôte –, mais il ignore entièrement celui de Jésus : qu’il soit vide n’est plus qu’un fait sans grande importance en lui-même ; le sens en est donné par l’Esprit, qui rend l’Écriture présente.

Le psaume – cité dans le discours de Pierre – revient sur la dimension individuelle de la présence de Dieu, c’est-à-dire sur l’espérance qui précède l’expé­rience du corps communautaire, et aussi sur ce qui en reste le lendemain, quand je suis redescendu de la montagne ; je sais bien que ma vie est limitée, mortelle. La jubilation qui subsiste n’est pas l’effet d’un élixir de vie perpétuelle sans contenu bien net : c’est au contraire la certitude qu’a le pécheur que je suis, d’être connu de Dieu, d’avoir été visité en vue d’un pèlerinage à poursuivre sur terre, en dépit de tout ; c’est donc une semence de vie éternelle, ici et maintenant.

Pierre dans sa lettre rappelle la condition du pécheur, qui sent obscurément qu’il a une dette un peu étouffante : comme il n’a pas la force d’en sortir, il est tenté de la cacher, ou encore d’incriminer ses parents ou son entourage, qui n’ont certainement pas été parfaits. C’est inefficace, et Pierre demande de la simplicité : osez mettre un nom sur cette dette, et déposez-la au pied de la croix du Christ, qui porte et rachète le péché du monde. Ci-dessus dans les Actes, les Juifs qui ont rejeté Jésus sont invités à voir alors que leur action a été providentielle, mais ils n’auraient pu le deviner sans l’annonce de Pierre.

Les disciples d’Emmaüs représentent une expérience qui en réalité est familière. Ils connaissent l’Écriture, mais c’est de la religion un peu désuète ou routinière, et ils se soucient de choses sérieuses : Comment régler le scandale d’une oppression injuste ? Jésus a échoué, et par conséquent Dieu est absent ; c’est triste. L’inconnu qui les rattrape est un peu provocateur ; il commence par les secouer : votre tête et votre cœur sont disjoints ! Puis il les entraîne dans une démarche eucharistique qui va être une réhabilitation de leur corps : une instruction sur les Écritures qui les rend vivantes au présent, malgré l’échec apparent, puis le signe de la fraction du pain, qui exprime en particulier cet échec par une rupture. Alors ils découvrent que le ressuscité est en eux, ce qui les remet en route, toute fatigue ayant disparu. Auparavant, ils voyaient l’inconnu comme un autre, extérieur à eux, un peu comme durant la vie publique de Jésus les disciples le voyaient comme un autre. Maintenant, le spectacle n’est plus nécessaire, et ce qui a été reçu peut se transmettre.

Dimanche de la miséricorde

23/4/17, Pâques 2 – A : Thomas l’incrédule : la vue et l’ouïe.

Ac 2,42-47 ; Ps 117(118),2-4,13-15b,22-24 ; 1 P 1,3-9 ; Jn 20,19-31.

La description de la communauté primitive est restée un idéal permanent de société parfaite, avec quatre piliers : enseignement, communion fraternelle avec partage des biens, fraction du pain et prières ; le tout sans autorité centrale. On pourrait croire, et on l’a souvent cru, que la communion fraternelle suffit, et que l’histoire devient insignifiante. C’est inexact, pour une raison très simple : chaque individu en croissant passe par l’expérience d’Adam et Ève, de se vouloir maître de sa propre vie et de se heurter à des réalités douloureuses, voire même à l’échec de l’amour. L’homme est créé bon, nous dit-on, mais aussi libre, et cette liberté est malaisée à gérer. L’expérience du communisme a été un désastre, car il manquait la miséricorde, laquelle s’exprime à travers les autres piliers que sont l’enseignement et la prière : je ne peux être frère sans être d’abord fils d’un plus grand que moi, qui ne soit pas effrayé de mes incartades et qui m’invite à une intimité. Quant à la fraction du pain, c’est plus qu’un simple geste de partage. L’expérience des disciples d’Emmaüs est caractéristique : après un enseignement énergique sur la résurrection, ils reconnaissent Jésus à la fraction du pain (Lc 24,35) ; comme symbole de la croix, c’est une brisure ici et maintenant, qui rend présentes toutes les paroles de l’enseignement en les intériorisant – et même aboutit à la prière sous toutes ses formes.

Le psaume annonce deux points complémentaires, essentiels à la vie de communauté : d’abord, la louange va être plus forte que toute brisure, que toute adversité d’où qu’elle surgisse. Des événements imprévisibles vont arriver, ce qui introduit le second point. La pierre rejetée par les bâtisseurs est une figure de Jésus rejeté par ses contemporains, mais elle est aussi une invitation à être attentif : nous sommes toujours lancés dans des choses à faire, et il faut écarter les brindilles. Soit. Mais comment savons-nous que tel petit détail qui paraît gênant n’indiquera pas finalement la bonne voie. Cette invitation au discernement se négocie en particulier dans la prière – ou parfois dans le cauchemar : des détails diffus remontent et se précisent.

Dans sa lettre, Pierre revient sur le thème éternel et lassant des épreuves qui purifient. Comment échapper au découragement, à l’impression que Dieu est absent ? Tout simplement en recevant une fois de plus le témoignage de Pierre, qui se joint à une nuée d’autres témoins. Pierre se croyait fort, et face à la croix il s’est effondré, mais il a reçu mission d’encourager ses frères, ce qu’il fait encore aujourd’hui : il rend proche et perceptible l’héritage promis dans les cieux, qui autrement serait bien abstrait.

L’évangile de Thomas l’incrédule est vaste. D’abord, Jésus annonce la paix, alors que tous ont peur. Pire, il leur donne, au moment où ils se voient faibles, une mission appuyée sur l’Esprit divin : remettre les fautes, ou les retenir si le pénitent bluffe. C’est bien plus que l’annulation comptable d’une dette, c’est presque entrer en force dans la conscience d’autrui, qui si elle est humble va se trouver visitée par une miséricorde.

Puis Jésus demande à Thomas de croire sans avoir vu, c’est-à-dire d’entendre des témoins humains, autrefois comme aujourd’hui. Comme Pierre, qui n’est pas parfait. Pourtant, la tentation de Thomas reste : Comment être sûr que tout cela est bien vrai ? Comment échapper à la précarité d’une relation ? C’est sur ce point que l’évangéliste conclut : peu de signes ont été mis par écrit « pour que vous croyiez ». C’est une invitation à risquer l’intimité avec le Christ.

Pâques

17/4/17, Pâques 1 – A : un Alléluia coiffant toute l’histoire du salut !

Veillée : vaste parcours depuis la Création ; feuilleter le missel.

Jour : Is 55,1-11 (ajouté) ; Ac 10,34-48 (rallongé) ; Ps 117,1-2,16-17,22-23 ; Col 3,1-4 ; Jn 20,1-9.

Nos pensées sont souvent pessimistes ou épuisantes ; notre petit avenir est incertain ; l’amour s’affadit ; nous avons toujours les mêmes défauts… Comment redevenir joyeux sans être superficiel ?

Isaïe tranche, en invitant à un festin très particulier qui est hors du pouvoir de notre précieux argent si rassurant, car il ouvre un avenir. Mais c’est sous une forme déroutante, qui invite à voir que Dieu est déroutant, peut-être parce qu’il est trop simple et direct. Il est bien là, mais sa pensée est plus vaste que la mienne, et je le crois absent, comme s’il ignorait mes déboires. En effet, sa parole n’est pas lisible dans les journaux, mais dans les soubresauts de la longue histoire biblique. Celle-ci peut paraître étrange ou révolue, mais en réalité elle nous imbibe comme une pluie si nous reconnaissons qu’elle parle de nous, en commençant par l’effondrement du paradis et des grandes illusions optimistes : nous ne savons pas construire un bonheur durable avec autrui. Ou pour le dire autrement, les échecs nous rendent méfiants, et nous nous savons mortels.

Jésus a affronté toute cette réalité jusqu’à l’injustice de la croix, mais une vie nouvelle s’est manifestée ensuite, reconnue dans l’Esprit saint et accomplissant les prophéties issues du même Esprit. Les Actes rapportent que, sans bien savoir pourquoi, Pierre a été poussé à annoncer ce salut d’Israël au centurion Corneille, dans la capitale païenne de Césarée. Surprise ! Son témoignage suscite une manifestation de l’Esprit chez ces mêmes païens. Pierre, qui s’était effondré face à la croix, entrevoit que, comme les anciens prophètes, ce qu’il porte est plus grand que lui ; animé par l’Esprit, il découvre que ce qu’il dit concerne le monde entier. Telle est la grâce du témoin qui a expérimenté une résurrection après avoir sombré : son langage simple et son attitude corporelle transmettent une espérance. En effet, Dieu a un tel respect pour l’homme qu’il n’opère pas directement : il s’est incarné, et il a besoin de témoins humains, qui, comme Abraham, Pierre et bien d’autres sont des gens ordinaires, qui s’embrouillent un peu et ne comprennent que lentement. Ce sont des frères, et le psaume dit sans ambages que les grands de ce monde ne les croient pas bien utiles, tout comme nous. Pourtant, avoir expérimenté un brin de résurrection ne nous améliore peut-être pas beaucoup, mais nous rend témoins, au-delà de toute épreuve : « Je ne mourrai pas mais je vivrai, et j’annoncerai ce qu’il a fait. »

Paul nous rappelle notre histoire : nous avons expérimenté la mort, c’est peut-être difficile à admettre, mais cela devient clair rétrospectivement par une expérience de résurrection ; les choses d’en-haut sont arrivées sur terre, comme une pluie où chaque goutte peut donner une fleur. C’est une intimité avec le Christ, qui reste un peu cachée et surtout très fragile, mais qui croît peu à peu.

L’évangile montre que le premier témoin de la résurrection est une femme à la vie compliquée, mais elle est troublée de ne pouvoir rien faire pour son mort, qui s’est échappé. Les disciples arrivent et voient un spectacle étrange : le suaire entourant la tête est séparé des autres linges entourant le cadavre. Dans la tombe la mort ne laisse que des épluchures « d’en-bas », suggérant la tête (Jésus) séparée du corps des disciples. Tout est perdu ? Non : le disciple bien aimé comprend, s’appuyant sur les Écritures : une mutation se fait « d’en-haut », et tout va se ressouder hors du tombeau, comme un accouchement réussi. Alléluia !

Jeudi Saint

13/4/17, Jeudi saint – A : corps du Christ

Ex 12,1-8.11-14 ; Ps 115(116b),12-13,15-18 ; 1 Co 11,23-27 ; Jn 13,1-15.

L’agneau de Dieu porte le péché du monde, qui est très lourd, parce qu’il est toujours le résultat d’un esclavage, personnel ou collectif. L’exemple typique est celui des Israélites en Égypte, avec une ambiguïté énorme et familière : ils murmuraient dans leur souffrance, et en même temps ils ne voulaient pas vraiment en sortir, c’est-à-dire prendre le risque de la liberté. C’est toujours vrai : tout critiquer est confortable, rassurant – et stérile. Mais comment trouver par nous-mêmes un autre horizon ?

Tout cela est exprimé dans l’Exode par la Pâque de sortie d’Égypte, qui a une dimension violente : d’abord, suivre un nouveau calendrier, pour renouveler la perception du temps ; ensuite, prendre un jeune agneau chez soi, l’adopter en quelque sorte, puis le tuer malgré son innocence et sa tendresse, et le manger ; enfin se tenir prêt à partir, sans bien savoir où. Le sang fait toujours peur, mais il est essentiel d’expectorer une agressivité qui rôde, et surtout il s’agit d’obéir à un précepte, même sans bien le comprendre ; c’est ce qu’évoque le psaume à sa manière. Il va s’opérer un rachat face aux forces du mal qui paraissent toujours inéluctables ; en hébreu, le « sang » désigne aussi un « prix », depuis le sang d’Abel le juste. Quant au pain azyme, il est un signe des nouveautés introduites, du fait que le levain est un reste des récoltes précédentes. En outre, l’annonce de la mort des Égyptiens accomplit l’annonce faite par le Pharaon lui-même (Ex 1,22) : il se voulait tout-puissant, mais angoissé, il détruisait son propre peuple. Avertissement aux princes de ce monde !

C’est dans cette ligne que Paul rappelle l’institution de l’Eucharistie. Le geste est une mise en scène de la mort du Christ, et c’est nous qui la faisons, pas moins ; ce n’est pas une faute, car il s’est offert lui-même. L’enjeu est précis : Paul a commencé par évoquer un désordre communautaire plutôt banal, et dans la suite il va parler des charismes, dont la variété illustre toutes les dimensions d’un corps. Car l’assemblée (ou l’Église en général) est le corps du Christ, toujours en formation : c’est un don qui se renouvelle sans cesse à travers les gestes eucharistiques. Paul est tranchant : quiconque, dans le rite, mange et boit sans avoir en vue le corps communautaire ignore le don ; n’étant plus dans une logique de libération, il devient alors coupable, et il va perdre sa force, tout comme les idolâtres de l’Ancien Testament.

Le récit du lavement des pieds, constellé de menus détails, souligne une autre dimension de la vie du corps. Pierre est notre frère, car comme de coutume il n’y comprend rien, malgré un enthousiasme impénitent. Jésus s’abaisse en s’occupant des pieds, mais il prononce une phrase énigmatique : si Pierre refuse, il « n’aura pas part » avec lui. Or, Jésus est au seuil de la croix, par laquelle, après avoir traversé, la mort il va entrer dans le Royaume, et donc Pierre resterait en dehors. Le geste humble de Jésus est donc une invitation à traverser la mort avec lui, ce qui fait penser à l’eau du baptême et à toutes les eaux mortelles de l’Écriture (Déluge, mer Rouge…). Sans lui, la mort est le symbole de tous les échecs, et on se trouve face à un mur.

Voilà pour Jésus, mais il y a une suite pour nous, car ce qu’il a fait est un exemple, dit-il. S’abaisser jusqu’aux pieds d’un frère ou d’une sœur est un geste humble, mais aussi intime, peut-être proche de l’indiscrétion. Sans doute, donner un coup de main ne peut pas faire de mal, mais il y a plus : lui faire franchir ce qui dans sa vie est mortel. Bref, reconstituer le corps.

Fête des Rameaux

9/4/17, Carême 6 (Rameaux) – A : contrastes sur un roi.

Mt 21,1-11 (procession, fils de David) ; puis messe : Is 50,4-7 ; Ps 21(22),8-9,17-20,22c-24a ; Ph 2,6-11 ; Mt 26,14–27,66 (ou plus court : 27,11-54).

La foule attendait un Messie libérateur, et Jésus arrive enfin à Jérusalem, précédé de sa réputation. Il est de la tribu de Juda, et l’ancienne bénédiction de Jacob lui donnait un sceptre royal et le gratifiait d’une ânesse (Gn 49,10-11). Jésus active cette prophétie en la transformant par une autre (Za 8,9), où il se présente comme roi humble et pacifique, avec une ânesse et son ânon. Jésus a voulu prendre l’initiative d’être reconnu comme roi, ce qu’on va retrouver sur l’écriteau que Pilate fera apposer sur la croix.

La foule, qui est humiliée par l’occupation romaine, l’acclame comme libérateur, mais elle ne comprend pas les signes que Jésus met en œuvre, qui pointent vers un royaume qui n’est pas de ce monde. Plus tard, elle va lui préférer Barabbas, un zélote, qui a du sang sur les mains, mais qui s’est battu pour une grande cause. Le problème n’a pas vieilli, car les gouvernements abusifs abondent. La question sous-jacente est celle de la liberté : Quel est l’oppresseur le plus redoutable, le dictateur ou le péché ? Pendant la guerre, en 1943, Chiara Lubich, née en 1920 dans une famille vite appauvrie par le fascisme italien, eut l’intuition que l’amour est plus grand. La réalité était Mussolini, et il ne s’agissait pas de rêver qu’il change ou qu’il disparaisse : une vie chrétienne riche était possible immédiatement, en sortant de l’isolement ou du pessimisme, et elle créa des « foyers » (focolari) qui se sont répandus partout jusqu’au jourd’hui.

Jésus n’était pas naïf quand il voulut être reconnu comme roi : il savait que le monde ne croit qu’à la force et se méfie de quiconque veut gratter en profondeur et donner une parole qui touche vraiment. Il reproche constamment à ses contemporains d’être superficiels, ce qui leur déplaît. Pourtant, il est héritier du Serviteur mis en scène par Isaïe, qui a trouvé une force en se mettant à l’écoute de Dieu, comme le rappelle le psaume : se faisant disciple, il ne craint plus l’adversité, et il est capable d’aimer son voisin découragé. Par la parole, on peut acculer quelqu’un au suicide ou lui donner des raisons de vivre, disait Freud.

Mais qui était donc ce Jésus, qui a accepté par amour l’injustice de la croix ? Animés par l’Esprit, ses disciples ont reconnu – jusqu’à ce jour – qu’il était dans le sillage des Écritures et qu’il n’était autre que la manifestation de Dieu sur terre. Ainsi, Dieu se fait infiniment proche en devenant homme, et inversement l’être humain prend une dignité insoupçonnée, que lui-même, paralysé par son péché, ignore souvent. Mais si Jésus s’est rendu ainsi visible comme Dieu dans une histoire très provinciale, c’est qu’il existait auparavant. C’est logique, et c’est ce que chante l’hymne célèbre de Paul.

Enfin vient l’immense récit de la Passion, qui couvre 24 heures, du soir au soir, c’est-à-dire un jour complet de la Pâque juive. Après quelques préparatifs, cela commence par l’Eucharistie, qui sera un mémorial. Ce sont de simples nourritures terrestres qui deviennent célestes, signes d’un autre Royaume, mais le geste paraît violent : manger Jésus ! Or, c’est bien ce qui se passe ensuite : Jésus à Gethsémani a un moment d’angoisse, puis toutes les composantes de la ville s’unissent et contribuent à sa mise à mort, chacune à sa manière : Judas « livre », les autres apôtres fuient, le conseil suprême fait une parodie de jugement, Pilate renonce, les soldats sont brutaux, la foule est féroce… Autrement dit, le salut sera offert à tous. Ça commence par le centurion de service : il a senti que la mort de Jésus bouleverse le cosmos. À suivre !

5ème Dimanche de Carême

2/4/17, Carême 5 – A : ouvrir un tombeau grâce à l’Esprit !

Ez 37,12-14 ; Ps 129(130),1-8 ; Rm 8,8-11 ; Jn 11,1-45

L’expérience de se voir mort ou stérile est douloureuse ; elle commence bien avant le 4e âge et on cherche à se distraire, pour ne pas voir. Ézéchiel s’adresse à des exilés, qui loin de chez eux sont tombés dans les idolâtries du monde. Ils l’ont bien senti, mais ils n’ont pas la force d’en sortir. Il ne s’agit pas de faire un miracle sans lendemain, mais d’entrer dans l’espérance, au-delà de ce qui paraît noir. Or, l’espérance est un processus lié à une mémoire. Le prophète parle d’un retour sur la terre d’Israël. C’est bien plus que prendre le premier avion venu, car l’enjeu est beaucoup plus vaste : retrouver toute l’histoire biblique d’Israël et redécouvrir que dans ses détours infinis elle parle de moi, ou de nous, tels que nous sommes, craignant la mort ou la stérilité. Bien entendu, il y aura toujours une petite voix pour dire que ce ne sont que de vieilles choses périmées et qu’il faut être de son temps. Mais il y a aussi une autre voix, celle de l’Esprit divin, qui nous dit que l’être humain est toujours le même, avec les mêmes souffrances, et que nous avons un avenir de vie dont nous ignorons l’essentiel.

Le psaume prolonge la réflexion en exprimant l’angoisse de la prise de conscience d’un exil profond. Ce n’est qu’un cri, mais c’est le fait d’oser en parler à Dieu qui suscite une espérance. La prière directe donne une force, car elle éclaire sur un point essentiel : je me suis toujours cherché moi-même, avec de magnifiques arguments vertueux, et cela n’aboutit à rien ; tel est mon péché, qui est bien plus qu’une somme de délits légaux, car il falsifie tout amour, et je ne parviens pas à en sortir, sauf par un tel cri où j’ose me montrer faible.

Il est important de prendre le temps de méditer cela avant d’écouter Paul, qui déclare énergiquement que tout est réglé par la résurrection du Christ. Si c’est un simple fait constatable, pourquoi le répéter indéfiniment ? Dans ses lettres, Paul n’évangélise pas, il l’a déjà fait, mais il s’acharne à rappeler l’essentiel à ces oublieux que nous sommes. En effet, tout incident un peu sérieux nous fait voir la vie comme un cul-de-sac. La croix est absurde : Jésus était peut-être surhumain, mais c’est bien loin. Paul, à travers diverses épreuves, ne s’est pas découragé. Il affirme : si tu acceptes l’Esprit du ressuscité, tu es pardonné, justifié (rendu juste). C’est un défi, car l’autre voix persiste à nous condamner.

En effet, il y a une mémoire nauséabonde, et c’est l’histoire de la résurrection de Lazare. Il est malade, et Jésus prend le temps de le laisser entrer dans la mort, ce qui déroute Marthe, Marie et d’autres : un tel magicien pouvait éviter cela. Jésus n’entre pas dans le cercle des pleureurs ; à leur manière, ils neutralisent les effets de la mort, et cela culmine sur un tombeau à admirer : « Viens et vois ! » C’est une transformation remarquable de l’invocation (Ps 42,3) : « Quand viendrai-je et verrai-je la face de Dieu ? »

Jésus demande alors d’ouvrir le tombeau, malgré l’odeur. C’est vrai pour nous aussi : ce que nous cachons sous de belles apparences sent mauvais. Et voici le miracle : on ôte la pierre, et c’est alors que Jésus rend grâce à Dieu, car les gens ont pris le risque d’affronter cette putréfaction en défaisant la sépulture, qui est une sorte de mise à mort sociale, ou encore la clôture d’une parenthèse. Autrement dit, ils découvrent tout surpris qu’ils ont un amour pour Lazare vivant, alors qu’ils lui avaient lié les mains et les pieds. Alors, délivré de cet étau, Lazare entend la parole de Jésus et sort. On le perd de vue, mais l’assemblée des pleureurs célébrant la mort a été transformée, recevant un autre Esprit. C’est un peu ce qu’annonçait Ézéchiel, et c’est toujours possible ! 

4ème Dimanche de Carême

26/3/17, Carême 4 – A : le Messie insoupçonné

1 S 16,1-7 + 10-13a ; Ps 22(23),1-6 ; Ep 5,8-14 ; Jn 9,1-41.

Les Israélites voulaient un roi comme tout le monde, c’est-à-dire un symbole de force, et non plus seulement un juge fidèle à la Loi. Dieu a accepté, mais il en faisait une punition, annonçant des épreuves : en effet, le roi est irresponsable, car il crée la loi, sans Dieu. C’est ainsi que Saül fut oint par Samuel comme premier roi d’Israël, d’où la qualité de « Messie » (= oint) attachée à la fonction. Puis il a été écarté sans bien comprendre pourquoi, mais il va s’accrocher à son rôle avec angoisse et violence. La peur règne, et Samuel, chargé de préparer un nouveau Messie, prend une génisse pour dissimuler sa fiole d’huile ! Non sans surprise, il finit par repérer David, un jeune homme insignifiant qui garde les troupeaux. La position de « Messie » est transformée, car un lien avec Dieu est rétabli : David reçoit l’Esprit, mais n’a pas l’allure d’un chef de guerre.

C’est ainsi que David, qui jouait de la harpe, est devenu chantre. Le psaume évoque les difficultés qu’il va avoir, mais son chant le maintient dans l’intimité de Dieu. Il est loin d’être parfait, mais il en retire une force et une harmonie qui donnent un horizon à sa vie. En ce sens, il est un modèle, et la plupart des psaumes lui sont attribué. Au temps de Jésus, on aurait voulu un Messie comme Saül, mais lui-même n’a voulu que l’habit de David, avec l’Esprit, et la présence de Dieu sur terre, même dans un coin perdu comme Nazareth.

Paul en donne la raison : la lumière. Un chef de guerre peut donner une victoire, mais que se passe-t-il ensuite ? Après la guerre de 39-45, beaucoup de résistants, qui avaient su prendre des risques, n’ont pas supporté le retour à une banale vie ordinaire, et ont sombré dans divers excès. La paix informe est dangereuse, quand on se retrouve seul avec soi-même : c’est l’obscurité, plus ou moins menaçante et sans harmonie, comme un sommeil épais et peu reposant dans une solitude aveugle. Or, Jésus comme Messie, c’est-à-dire le Christ, est passé par là, et sa victoire est là pour m’éclairer : si j’accepte que mes fautes soient prises en charge et pardonnées, alors l’Esprit sera là et d’autres pourront aussi être éclairés. Ainsi Paul, inspiré par David, chante un cantique.

L’évangile aborde de front une question universelle : Le mal a-t-il un sens dans le plan de Dieu, est-il une punition ? Voici un aveugle-né bien connu. Ses parents ne sont pas loin, et il mendie. Sa déformation est source de revenus, car il attire une certaine pitié, mais c’est lamentable, infrahumain. Et nous ? Tirons-nous de petits profits de nos imperfections ?

Jésus repère cet aveugle et lui fait une onction étonnante : non pas avec de l’huile parfumée, mais avec de la boue, comme aggravant son incapacité. Et avec une parole très simple : « Va te laver ! » Mais pas n’importe où : il doit bouger et se débrouiller pour trouver le bon endroit : la piscine de l’Envoyé. C’est une sorte de pèlerinage, qui fait penser à Abraham, vieilli et stérile : Dieu a accentué son état en en faisant une sorte de réfugié, mais il est resté dans la foi.

Ainsi, l’aveugle voit et découvre le monde, dont il n’avait que la rumeur. Il ignore encore ce qui s’est passé, ou s’il y a de la magie, mais ensuite il a une rencontre personnelle avec Jésus. Il devra travailler, car il a perdu son gagne-pain, mais il découvre la foi. Les pharisiens, eux, résistent ; ils sont divisés, sans harmonie. Ce sont des personnages éternels, qui tiennent au confort de l’observance : elle donne un cadre sûr, neutralisant l’histoire. Ils ne voient plus que les rites qu’ils suivent devraient les préparer, car ils proviennent d’un Dieu vivant, qui justement intervient dans les événements. Et nous ? Dans les temps troublés où nous sommes, apercevons-nous une lumière ?

3ème Dimanche de Carême

19/3/17, Carême 3 – A :

Ex 17,3-7 ; Ps 94(95),1-2 + 6-9 ; Rm 5,1-2 + 5-8 ; Jn 4,5-42.

Aujourd’hui, il va être question de la soif, celle de tout le monde ; on met sur elle un voile, ou on l’étanche de diverses manières, mais elle revient sans cesse.

Les Israélites ont été extraits de l’Égypte, mais sortir de l’esclavage était un risque, car une certaine sécurité a disparu. Le désert met en relief la soif, et la situation paraît absurde. Moïse n’a pas perdu le souvenir de son propre parcours, et le bâton qu’il a en main lui sert de mémorial. Contrairement aux animaux, l’être humain a besoin de gris-gris symboliques, qui rappellent quelque chose d’important – ou sont censés le faire. Pourtant, Moïse ne comprend plus. Que faire d’un peuple dont la mémoire est faussée, qui embellit le passé et oublie les événements récents ? Plus tard, c’est l’Esprit qui portera Jésus au désert, précisément pour être tenté, comme les Israélites ; et comme Moïse, il aura des moments de découragement : Comment supporter cette génération rétive ? Question durable.

Pourtant, le mont Horeb est là, mémorial imposant d’où Moïse a été appelé, et qui sera le Sinaï de la révélation. Mais le peuple l’ignore ; il ne voit pas au-delà de Moïse et s’en prend à son autorité abusive. Plus tard, Paul dira que ce rocher qui accompagnait le peuple était une figure du Christ, qui étanche la soif après l’avoir fait sentir ; il expliquera que tout ce récit du désert a été écrit pour nous. Il s’agit d’une pédagogie permanente par la soif ou le désir. En effet, comment comprendre que Dieu est derrière ce qui arrive ? Prisonniers des médias ou de la routine, nous l’admettons rarement, alors que c’est essentiel ; explicitement ou surtout implicitement, nous accusons souvent Dieu d’être mou ou de ne pas exister. Dans la parabole de l’homme riche et du pauvre Lazare, Jésus est net : si on ne s’alimente pas de la Loi et des Prophètes, c’est-à-dire de paroles qui courent au long de cette histoire, le spectacle d’un ressuscité n’ira pas au-delà de l’émotion d’un grand moment.

Le psaume médite sur cette réalité du désert : écouter aujourd’hui, et aussi chanter avec reconnaissance, en retrouvant le Rocher (Horeb). Il y a deux façons de fermer son cœur, qui sont deux formes d’orgueil : ou bien « je sais tout ce qui est utile et n’ai plus rien à apprendre » ; ou bien « je ne suis pas prêt et ça ira mieux demain ». Mais qu’est-ce donc « être prêt », sinon s’avouer faible et contradictoire et appeler à l’aide, en passant en revue sa propre histoire ?

Justement, pour ceux qui ne se sentent pas prêts ou un peu honteux, Paul frappe fort : nous sommes devenus justes et en paix avec Dieu. Que s’est-il passé ? Le Christ est mort pour les impies souvent grognons que nous sommes. La foi consiste à entrer dans cette réalité ; rien d’autre, mais c’est énorme. Bien longtemps auparavant, Jérémie avait lancé un avertissement sans frais : rien n'est plus faux que le cœur de l'homme ! A-t-il exagéré ?

Enfin arrive la Samaritaine. Elle n’a pas de nom, et elle ne sait pas vivre : un tas de maris et la honte, car elle vient puiser quand il n’y a personne. Si, Jésus est là, qui la provoque en brisant une barrière. Elle peine à comprendre ; elle voudrait de l’eau magique. Mais Jésus vise ce qui la fait souffrir, une affectivité déréglée ou asservie. N’étant pas jugée, elle est inondée d’un trop-plein d’eau vive, et ainsi libérée va parler à son village. Sans cruche et sans honte, alors que les apôtres font du rase-mottes commercial. Et le village rencontre Jésus : après l’évangélisation, c’est un contact personnel avec le Christ, qui de ces simples villageois reçoit alors le titre suprême. Brusquement, ils ont vu très large.

2ème Dimanche de carême

12/3/17, Carême 2 – A :

Gn 12,1-4a ; Ps 32(33),1-5 + 18-20 + 22 ; 2 Tm 1,8b-10 ; Mt 17,1-9.

Les premiers récits de la Genèse nous montrent que l’humanité va mal, et brusquement surgit l’histoire d’Abraham, qui a tous les aspects d’une déroute : il a suivi son père Térah qui est mort en route, et il se retrouve en panne avec une femme stérile et un neveu orphelin. Et c’est à lui, et non à un puissant capable de tout redresser, que Dieu s’adresse, avec des bénédictions franchement surréalistes, alors qu’il a tout d’un réfugié sans avenir : il sera père d’une multitude, riche et célèbre. Il n’y a qu’une condition, qui est de se mettre en route, sans savoir ce qui va se passer ; la locution hébraïque dit « Va pour toi-même ! », c’est pour ton profit que je te dis de partir. Paul a bien compris qu’Abraham n’est pas une affaire du passé, une anecdote inconnue de la grande histoire, mais une icône de la foi. C’est un appel à tous, typique du Carême : bouger, pour sortir du bruitage qui masque une conscience profonde de stérilité.

Le psaume vient en écho, en proclamant la fidélité de Dieu, qui résiste à toute manipulation. Il est même question de famine, au propre et au figuré ; nous avons un tas de désirs ou d’envies dont nous ne savons pas quoi faire. Dieu ne craint pas de nous laisser souffrir, ce qui est un scandale pour beaucoup. Or, suivre Abraham, c’est commencer par un dépouillement, qui va lancer une histoire peut-être bizarre, mais sûrement riche. Ce nettoyage vient tout seul, si nous savons lire notre propre histoire ; des murs de béton qu’on croit solides sont ébranlés. Le jeûne et l’aumône ne sont que des exercices de préparation.

Paul vient parler de son expérience à son disciple Timothée, qui fléchit et s’essouffle. Comme Pierre, il a entendu un appel « Viens et suis-moi ! ». Comme Pierre, il a cru être sauvé de tout, il a sincèrement pensé que Jésus apportait un supplément de vie par addition. C’était une étape nécessaire, mais il est pris par surprise lorsque la souffrance se manifeste : il y a toujours quelques doutes bien cachés, et surtout l’évangile suscite des oppositions. Alors ? La vie est courte, le sage et l’insensé meurent de la même manière… C’est bien vrai pour l’individu, mais Paul dit « nous », ce qui change tout, car, même si une maladie ou une blessure font mal, nos souffrances les plus durables viennent d’autrui. Telle est la mort au quotidien, par grignotement. Face à une déchéance de cette sorte, Abraham a entendu un appel, et même sans avoir vu les promesses s’accomplir, il n’est plus seul et il vit même aujourd’hui, car son Dieu n’est pas le Dieu des morts, comme l’explique Jésus. Et c’est justement lui qui par sa croix a fait que la mort n’est plus un cul-de-sac.

L’évangile de ce jour est la Transfiguration, et on pourrait mettre Timothée avec Pierre, Jacques et Jean : un spectacle éblouissant, suivi d’une parole issue d’une obscurité inquiétante. Mettre ensemble Moïse et Élie s’entretenant avec Jésus montre une synthèse paisible et lumineuse de l’aboutissement de la Loi jusqu’au jour ultime du retour d’Élie. La mort est et sera vaincue, puisqu’ils ont tous trois échappé au tombeau. Pierre est heureux, et en bon consommateur il voudrait que ça dure, avec trois tentes pour une installation digne, une pour chacun, comme dans de fausses tombes. Les tentes rappellent aussi la présence de Dieu dans le désert : le Temple mobile qui accompagnait les Israélites était la Tente de la Rencontre ; la fête des Tentes rappelle ensuite les aléas de cette migration difficile. Bref, des lumières dans des vies désertiques. Pourvu que ça ne s’éteigne pas ! Or, justement arrive l’ombre d’une nuée ; le spectacle devient confus, mais Dieu parle aux disciples, puis Jésus les touche : vous êtes partie prenante, mais n’ayez pas peur ! Heureux qui croit sans avoir vu !

1er Dimanche de Carême

5/3/17, Carême 1 – A :

Gn 2,7-9 + 3,1-7 ; Ps 50(51),3-6 +12-14 +17 ; Rm 5,12-19 ; Mt 4,1-11.

C’est le dimanche dit des tentations (ou épreuves, car c’est le même mot en grec et en hébreu). Le Carême invite à les voir en face, à ne pas s’en scandaliser. Il est un fait que nous vivons souvent en surface, grappillant de menues satisfactions à gauche ou à droite.

Revenons à la sagesse du Décalogue, qui demande d’honorer père et mère. Il ne dit pas de les aimer, ce qui est parfois impossible, mais de les honorer. Autre­ment dit, je ne suis pas tombé du ciel, mais né dans des circonstances précises, un fait simple mais lourd de sens, auquel je ne puis échapper. Mes parents m’ont fait souffrir ? C’est très probable, mais avant de les incriminer, rappelons-nous qu’eux aussi ont souffert de leurs propres parents, lesquels, etc.… Et on arrive à Adam et Ève, une affaire fondamentale pour le présent : si tu es né d’hier, tu n’as pas besoin de commandement, tu peux définir ce qui te paraît bien ou mal. Et voici qu’un événement fort t’arrive et qu’inquiet tu te découvres nu. Au para­dis, Adam et Ève étaient nus sans honte, ils s’aimaient, mais sans temporalité, et voici qu’ils se mettent des pagnes : l’amour vacille, chacun a sa propre intimité, Dieu est trop loin. Relevons au passage le rôle de la femme, ici Ève, non pas pour la critiquer, mais pour la saluer : grâce à elle, l’histoire réelle a commencé, et à Pâques nous chanterons : « Bienheureuse faute ! »

Le serpent a menti, en chuchotant qu’un interdit équivalait à une prison complète, mais il a dit une chose importante : en mangeant, « vous serez comme des dieux ». C’est très vrai, mais comme des dieux déchus, ce que le serpent n’a pas précisé. Expérience universelle. Et c’est là qu’intervient Paul : il est sensible à la solidarité des générations, puisqu’il remonte à Adam et aux conséquences de cette faute, qui sont toujours là. Mais il fait davantage, en parlant du Christ. Au paradis, il y avait en fait deux arbres : celui de la connaissance, qui a envahi la scène, et aussi un autre, l’arbre de vie, plus discret. C’est celui de la croix du Christ, que prêche Paul : il a fallu que l’un se développe pour que l’autre finisse par se manifester, avec la victoire de Pâques, que le Carême prépare lentement.

Tout ça pour de petits dieux déchus ! Personne n’aime se voir déchu, surtout sous le regard des autres ; c’est durable, car la mémoire est coriace, comme le rappelle le psaume. Dans un passage du mercredi des cendres, Paul se faisait pressant : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » La bonne volonté n’y suffit pas, il faut encore les épreuves, les défis que la vie impose.

Jésus se fait guide, à travers une expérience de désert, où il est « poussé par l’Esprit, pour être tenté ». L’Esprit n’est pas là pour donner de suaves émotions. Il prend la suite de Moïse, qui a fait en sorte que les Israélites sortent d’Égypte. Ceux-ci n’en avaient aucune envie, préférant un esclavage connu (y compris le droit de râler) à une liberté inconnue et risquée. Et pendant quarante ans, ils ont été éprouvés dans un désert monotone : ce n’était pas une punition, mais une pédagogie, pour que tu saches qui tu es, et que tu apprennes à écouter plus grand que toi. « La foi vient de l’écoute », répète Paul, à la suite du Shema Israël « Écoute, Israël ! »

Les tentations de Jésus correspondent aux pièges du regard : s’approprier ce qu’on voit (pierres) ; prendre le pouvoir pour imposer le Bien (l’histoire montre que ça fait beaucoup de morts) ; accomplir des actes téméraires ou impressionnants (sans être envoyé). Jésus a tenu à garder sa condition humaine, voire à la conquérir, et c’est de là qu’est venue son autorité.

Mercredi des Cendres

1/3/17, mercredi des Cendres année A :

Jl 2,12-18 ; Ps 50(51),3-6 + 12-17 ; 2 Co 5,20-6,2 ; Mt 6,1-6 + 16-18.

La vie ordinaire nous paraît déjà suffisamment compliquée, et voici qu’arrive encore une complication, le Carême, qui reproduit la période des tentations de Jésus pendant quarante jours. Mais écoutons Joël ; nous voyant agités et souvent moroses, notre voisin ne se demande-t-il pas : « Où est-il leur Dieu ? » On peut toujours écarter la question en soupçonnant ce voisin de pensées tortueuses, mais il est sur le même sol, et sa vie n’est pas moins compliquée. Ainsi, nous sommes invités à regarder la réalité en face, paisiblement : « Ma vie n’est-elle pas comme un vol en rase-mottes, un exercice de survie évitant les obstacles un à un et n’osant pas regarder à l’horizon une montagne infranchissable ? »

C’est une bonne question, car nous ne savons pas comment imaginer notre vie au-delà de ce que nous en percevons au jour le jour. C’est l’endurcissement du cœur, même masqué sous des apparences affectueuses. L’office liturgique quotidien commence par un très vieux verset : « Aujourd’hui, ne fermez pas votre cœur, mais écoutez la voix du Seigneur. » Le cœur fermé est celui qui sait ce qui est bien et mal, qui a fait le tour de ce qu’il croit important et vrai, mais qui n’écoute plus rien ; de bonne foi, il ne pense plus que Dieu ait quelque chose à lui dire justement aujourd’hui. Eh bien, c’est l’expérience qu’ont faite pour nous Adam et Ève : un événement peut-être très modeste leur a montré leur nudité, d’où la peur et la découverte que l’amour est brisé. Telle est l’expérience profonde du péché, qui conduit soit à faire n’importe quoi, soit à tout masquer, ce qui revient un peu au même. La conversion à laquelle invite Joël est un temps d’arrêt, avec au passage un avertissement symbolique : même un splendide voyage de noces, pourtant très souhaitable, ne résout rien.

Paul paraît demander une chose très simple : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu. » Pourquoi cela paraît-il lointain ou difficile ? À cause du péché, et d’un sentiment profond d’indignité. Indignes, nous le sommes, cela ne fait aucun doute. Et après ? Croirons-nous que le Christ soit venu non pas pour prêcher une super-morale, mais précisément pour porter cette indignité ? Revenons au psaume, qui se rattache à l’épisode de David envoyant Urie se faire tuer pour pouvoir prendre sa femme, avec toutes les apparences de la bienséance. Résultat ? Une mémoire blessée, mais il parvient à en parler à Dieu, à qui il demande de lui restaurer un esprit ferme – pas moins –, pour sortir d’une sorte de silence honteux. Reprenant tout cela, Paul donne un horizon élevé : devenir ambassadeurs du Christ, témoins comme lui de cette miséricorde.

Et Jésus m’indique une voie : la prière, le jeûne et l’aumône. Le but n’est pas ici de réaliser des performances acrobatiques ou d’avoir une charité bien organisée, toutes choses qui peuvent se remarquer, car la vanité rassure à court terme. Il s’agit au contraire de retrouver Dieu comme père, attentif et toujours présent avec délicatesse, comme le père du fameux fils prodigue. Ce n’est pas un envol privé vers la stratosphère, mais la voie royale pour retrouver le prochain comme frère ou sœur : il n’y a pas de fraternité sans père commun. Et n’oublions pas : la prière, le jeûne et l’aumône vont être des occasions de tentations ! Mais laissons à la prière le premier rôle.

8ème Dimanche Ordinaire

26/2/17, 8e dim. ord. A :

Is 49,14-15 ; Ps 61,2-3 + 8-9 (on prend tout) ; 1 Co 4,1-5 ; Mt 6,24-34.

Qui n’a pas fait l’expérience d’être abandonné, jeune ou moins jeune, ou même d’être trahi ? Même Jésus en croix criait : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais c’est un verset de psaume, différence essentielle : il se met avec bien d’autres qui ont prié et prient de même. En outre et surtout, il garde ainsi une relation avec Dieu, par laquelle il est porté au-delà de l’épreuve actuelle, même si elle est injuste et incompréhensible. Et de manière étonnante, le psaume termine par : « J’irai annoncer ton nom dans l’assemblée ». Tel était le problème de Jérusalem (et de tout groupe, en tout temps), car elle devenue aveugle ou routinière, ce qui est la même chose : la routine, les petites habitudes ne préparent pas aux événements, d’où l’impression d’abandon quand l’imprévu cogne. Car Dieu ne gère pas une basse-cour : depuis Abraham, il cherche des fils et des filles qui grandissent, qui affrontent des risques.

Les événements vont arriver, avertit le psaume du jour ; ils sont par nature imprévisibles, et nous serons forcément ébranlés, car ce que nous croyons être notre force s’évanouit. C’est l’expérience de Pierre à Gethsémani, grâce à laquelle il est devenu capable d’encourager ses frères. Mais il nous est donné un petit « truc » : parler à Dieu dans une prière toute personnelle, sans honte des coins sombres, car la honte provient du jugement que nous portons sur nous-même, et il a toute chance d’être sévère, car nous n’acceptons guère d’être fragiles, alors que le monde est dur. Mais qui es-tu pour te juger toi-même ? Sans t’en apercevoir, tu prends la place de Dieu ! Paul, qui se sait pécheur, a évité ce piège : il n’est pas prisonnier de sa propre histoire, qui a peut-être été plus laide que ce qu’il en dit.

Continuons avec Paul : être intendant signifie ne pas être propriétaire, et être digne de confiance ne veut surtout pas dire être parfait. Le juste sait ce qu’il a reçu depuis sa naissance, et pourtant, il déraille sept fois par jour – et se relève, sans se condamner, car il se sait fragile, et il finira par s’en réjouir, comme Paul. Quant aux intentions du cœur qui seront dévoilées, elles sont certainement redoutables, bien enracinées, Paul n’en doute pas. Qu’en faire ? Le psaume a donné le « truc » : en faire une prière, avec les sept tendances bien connues sous le nom de « péchés capitaux » – et souvent bien encombrantes. Et ainsi, l’opinion d’autrui n’a plus beaucoup d’importance, affirme Paul : même raillé ou persécuté, il est libre.

Et Jésus enfonce le clou à propos d’une question qui n’est jamais vraiment réglée : l’argent, gage de sécurité, indispensable quand nous nous sentons seuls, car les soucis sont multiples. Un exemple devenu banal : avoir des enfants, ça coûte cher, et pour longtemps. Avec les moyens modernes, c’est devenu un enjeu essentiel de la foi. Et nous avons très peu de foi, nous dit Jésus. C’est vrai, et c’est pour cela qu’il prend la peine de nous parler, de visiter nos inquiétudes, petites et grandes. Elles sont très réelles, et il ne nous demande pas d’être téméraires, de tout lâcher en attendant un miracle ; lui-même a résisté à cette sorte de tentation un peu infantile. Il nous demande d’être intendants de ce qu’il nous a confié, d’attester qu’il y a une autre justice que celle du monde. Reprenons la parabole des talents : si nous n’admettons pas avoir reçu beaucoup, nous resterons méfiants, prudents, facilement avares. Mais si par l’intimité avec lui nous reconnaissons l’énorme lumière de sa miséricorde, ainsi que la force que donnent les épreuves quand nous y voyons l’ombre de sa croix, alors viendra un surcroît imprévu, sous une forme imprévue, et la louange prendra tout son sens.

7ème Dimanche Ordinaire

17/2/17, 7e dim. ord. A :

Lv 19,1-2 + 17-18 ; Ps 102(103),1-4 + 8-13 ; 1 Co 3,16-23 ; Mt 5,38-48.

Aujourd’hui, dans le Lévitique, Dieu ose dire une chose énorme : « Soyez saints ! » On a envie de laisser tomber, car on sait très bien que c’est infaisable, sauf efforts extrêmes où on se concentre sur soi-même ; performance sportive, en quelque sorte. Voyons la suite : « Car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint. » Dieu dit en fait deux choses : d’abord il est proche (« votre »), mais aussi il est tout autre, séparé (« saint »). Eh bien, l’être humain aussi : il est capable d’être proche d’autrui, et en même temps ayant une singularité insondable, que seul Dieu connaît. Ce sont les deux dimensions où nous peinons toujours. En effet, Dieu dit « pas de haine » ; or souvent, nous confondons pardon et oubli, et il suffit de peu de choses pour rendre actuels de mauvais souvenirs – et nous allons nous le reprocher !

Aimer son prochain comme soi-même… ; refrain. Quand ce prochain fait quelque chose qui me déplaît, plusieurs réactions sont possibles : ou bien il m’agace, car il expose quelque chose de moi-même que je n’aime pas, et je ne saurai rien lui dire paisiblement ; ou bien je soupçonne que sans s’en douter il s’enfonce dans le néant, à des années-lumière de ce que nous pouvons être l’un et l’autre. C’est de là que vient le devoir de réprimander par amour, ce qui suppose d’être libre à l’égard du mal qui nous entoure toujours ; c’est une affaire de responsabilité, et non de morale tonitruante. C’est pourquoi le passage d’aujourd’hui s’achève par « Je suis le Seigneur ». Ce qui m’est demandé est plus vaste que ce que je comprends. Le psaume en donne la raison : c’est parce que le Seigneur pardonne, ce que nous ne savons pas faire seuls, ni envers nous-même ni envers autrui – c’est en réalité la même chose.

Saint Paul ajoute un rappel toujours opportun : vous oubliez que vous êtes un sanctuaire de Dieu, car l’Esprit est en vous ; en clair, …car vous êtes pardonnés, à condition de ne pas écouter la petite voix démoniaque qui est toujours là pour accuser, moi ou autrui. Cette voix est puissante, car elle s’appuie sur des faits. Or, c’est l’Esprit qui me dit que le Christ sur la croix a porté mon péché. Sans cet Esprit, la croix est un simple échec sans grand intérêt. Et justement, la sagesse du monde demande de l’adresse : se faufiler à travers les obstacles, tirer parti des gens utiles. C’est compliqué et coûteux, et on sait bien que c’est toujours à recommencer, car un « prochain » imprévu va surgir. Petits gains, petite vie, mais Paul voit grand : « Tout est pour vous ! » Il ne dit pas de tout mettre à mon service, de tout piller, mais au contraire que tout ce qui arrive est providentiel, même le futur et la mort, parce que « vous êtes au Christ ». Ce n’est nullement de la naïveté, car les souffrances existent, et c’est à elles que s’adresse le rappel de Paul.

L’évangile est une nouvelle tranche du Sermon sur la montagne, « aimez vos ennemis ». Refrain bien connu qu’on n’écoute plus, mais qui aujourd’hui demande un moment d’arrêt. Pourquoi vois-je telle personne comme un(e) ennemi(e) ? J’ai été gravement offensé, ça dure encore, et je ne vois pas comment y échapper. Soit. Mais supposons que cet ennemi disparaisse, meure, ou que je gagne un procès. Irai-je vraiment mieux ? Ce n’est pas sûr du tout, car il en restera des traces qui laisseront dans ma vie une grisaille secrète.

Et Jésus conclut hardiment sur la perfection, en écho à la sainteté demandée par Dieu début. Il ne demande pas un exploit moral, ce qui ne serait guère une bonne nouvelle, mais l’accueil de sa miséricorde. Le reste suivra en son temps.

6ème Dimanche Ordinaire

12/2/17, 6e dim. ord. A :

Si 15,16-21 ; Ps 118(119),1-5 + 17-18 + 33-34 ; 1 Co 2,6-10 ; Mt 5,17-37.

Dans les textes d’aujourd’hui, il est beaucoup question de la Loi. Ne comprenons pas ce mot comme un code de la route, dont l’auteur est anonyme ! En effet, le mot hébreu Tora signifie d’abord enseignement, à recevoir comme une adresse directe de Dieu : « Moi qui t’ai créé, voici la clé de ton bonheur, dès aujourd’hui. » Mais a-t-on vraiment envie d’écouter, si on croit déjà tout savoir, ou si on préfère tout critiquer ?

Le Siracide est un sage qui a dû s’exiler et qui a expérimenté les travers de toute société, où chacun se voit contraint de faire sa propre volonté, car Dieu paraît absent. C’est très vrai si on le cherche au radar, comme un être qui se serait éloigné dans la stratosphère ; ça ne donne rien, et la mort est au rendez-vous. Mais c’est faux si on l’écoute à travers l’Écriture, qui a été portée par une nuée de témoins. Et si on l’écoute ainsi, on est conduit à le prier, car on découvre qu’on est connu, ce qui est durable. Il n’est pas sot d’espérer : c’est la liberté au-jour-le-jour. Le sage ne craint plus le malheur. Dans l’évangile, Jésus se présente tout simplement comme un sage juif fidèle à l’Écriture, qui s’en prend aux éternels « scribes et pharisiens », ou si l’on veut aux instituteurs et aux profs, c’est-à-dire à ceux qui croient tout savoir sur Dieu et qui refusent toute surprise.

Car la Bible, sans en avoir l’air, parle de nous, tant par les récits que par les préceptes. Elle éclaire, et St Paul dit : « Je n’aurais pas connu la convoitise s’il n’était pas écrit “Tu ne convoiteras pas”. » L’exemple que prend Paul est bien choisi, car convoiter signifie que le reste du monde devrait être à mon service ; « l’herbe de mon voisin est plus verte », dit-on en Italie, et ailleurs sous une autre forme. Or, ça ne marche pas bien. Comment accepter d’être limité, alors que l’esprit humain croit pouvoir embrasser tout le cosmos ? C’est une vieille histoire, dont Ève fut une championne incontestée : on l’avait avertie que tel arbre était dangereux, et une petite voix lui suggère que si cet arbre est interdit, alors tout est interdit ; c’est comme si Dieu craignait la liberté humaine, alors qu’il propose seulement de lui donner sa vraie dimension, c’est à dire relationnelle, avec autrui. C’est Ève qui a lancé l’histoire, et ce n’est pas fini.

Le psaume prolonge le Siracide en l’illustrant sur deux points : d’abord, il est question d’exigences, ce qui est très vrai. Un père qui ne corrige pas son fils montre qu’il ne l’aime pas ; évidemment, le fils n’est pas content, car il voudrait comprendre, s’approprier le commandement comme s’il venait de lui-même. C’est la patience qui le fera grandir, qui lui fera découvrir peu à peu ce que signifie être fils – pour ensuite devenir père. Le second point est justement le désir de comprendre : « Ouvre mes yeux ! » Or, la clé est très simple : obéir, c’est d’abord corporel ; c’est mettre en mouvement son corps par des gestes, puis le cœur et la tête suivront, et ça peut durer toute une vie !

Et Paul élargit la perspective, en affrontant la sagesse du monde, illustrée par les dirigeants. Ils sont peut-être de bonne foi, mais ils se trompent sur l’essentiel, croyant pouvoir stabiliser l’histoire sans se rendre compte qu’ils deviennent injustes. Les anciens rois grecs se déclaraient bienfaiteurs, mais ils faisaient la guerre ; peu avant Jésus, Cicéron observait que l’énorme puissance de Rome faisait rêver de paix, mais qu’elle était compromise par les guerres civiles. Et il est fatal que les chefs, même bon chrétiens, fassent des compromis pour éviter la croix. Paul ne prend pas les armes ; il lui suffit de déclarer fortement que les Prophètes avaient entrevu la vérité : nous sommes enveloppés d’une sagesse spéciale, qui a un goût d’éternité ; à nous de la découvrir, de la goûter.

5ème Dimanche Ordinaire

5/2/17, 5e dim. ord. A :

Is 58,7-10 ; Ps 111(112),4-9 (rallongé au v. 10) ; 1 Co 2,1-5 ; Mt 5,13-16.

Ces temps-ci, on discerne un peu partout des replis nationaux, car l’étranger est une menace. C’est absolument naturel quand on se voit faible face aux défis du monde actuel, qui sont très réels et passablement compliqués. Or, Isaïe répond aujourd’hui : l’accueil d’autrui, qui dérange forcément un peu ou beaucoup, n’est pas d’abord un acte de charité vertueuse, mais surtout il donne une force neuve. Et cela se traduit par notre manière de parler : refuser autrui, c’est le juger, et il y toujours d’excellentes raisons, qu’on peut raconter longuement. En clair, ce genre de discours est un aveu implicite que le monde est absurde, et que Dieu ou bien n’existe pas, ou bien est ailleurs, ce qui revient au même. Et tout devient pesant. Au contraire, accueillir l’autre qui n’a rien à te rendre ouvre sur l’immensité du monde et sur la présence de Dieu. Tel est le signe que demande Jésus, sans aller chercher trop loin : « Voyez comme ils s’aiment. » Justement, la communauté chrétienne n’est pas un club d’amis, car il y a constamment de petites divisions, diverses choses qui font voir le frère comme un étranger. Le défi est permanent, et la force très réelle qui en résulte peut se renouveler chaque jour. Les offices liturgiques commencent toujours par l’invocation : « Dieu, viens à mon aide ! » Car c’est urgent, même si la formule se routinise.

Le psaume illustre cette réalité. Le juste n’est pas le parfait ; au contraire, il est très sensible à ses limites et à autrui : « Le cœur ferme, il s’appuie sur le Seigneur. » Il n’a pas peur de ce qui ne manquera pas d’arriver, et il ne se refermera pas – ou du moins pas trop longtemps. C’est de cette petite lumière que le monde a besoin. Mais « l’impie le voit et s’irrite », car il se croit jugé ; c’est plus confortable, au moins en surface, de se voir victime – et de râler. Et ses voies se perdent dans le néant, car il n’a pas d’espérance.

Paul insiste : Jésus est le juste par excellence, plein de compassion et affrontant l’injustice. Détail essentiel : Paul ne veut pas convaincre, comme le ferait un voyageur de commerce ou un habile marchand de soldes. Il veut laisser faire la puissance de l’Esprit, cet autre qui est en lui et qui cherche un écho dans le cœur de l’autre. En effet, chacun sait ou soupçonne que la vie devrait avoir un sens et que la miséricorde est souhaitable, mais comment faire quand on voit bien qu’on n’en a pas la force ? Les clubs de philosophes, ou parfois même de théologiens spéculatifs, savent opérer sans Esprit saint, mais ils peinent à rejoindre les aléas du monde réel, qui pourtant est le seul où Dieu puisse se manifester.

Dans l’évangile, Jésus dit de très jolies choses, mais l’important est dans la finale : les gens « en vous voyant, rendront gloire à votre Père qui est aux cieux ». Et non pas à vos brillantes qualités, qui n’ont pas besoin du Christ pour s’épanouir. Mais voyons en détail : le sel et la lumière ne sont pas là pour eux-mêmes, mais pour leur effet. Le sel disparaît en donnant ou en révélant le goût des choses, même les plus fades. La lumière éclaire, donne un discernement, montre les difficultés en élargissant le contexte. Jésus insiste, prolongeant Isaïe : vous êtes ce sel et cette lumière. Ce n’est pas le constat d’un fait, qui serait plus qu’approximatif. C’est une parole qui vient de l’Esprit saint, comme chez Paul : vous avez tous les éléments pour être lumière et sel, si vous reconnaissez l’Esprit. Tout de suite, là où vous êtes, sans attendre que quoi que ce soit change : ni vous-mêmes, ni le reste du monde. Ce serait de la rêverie, et non de la lumière.

En bref : Acceptons la parole du Christ pour reconnaître sel et lumière.

4ème Dimanche Ordinaire

29/1/17, 4e dim. ord. A :

So 2,3 + 3,12-13 ; Ps 145(146),7-10 ; 1 Co 1,26-31 ; Mt 5,1-12a.

Le prophète Sophonie, dont le nom signifie « Dieu restreint », lance un avertissement : Attention au succès ! Le royaume de Juda, après de brillants débuts, s’est embourgeoisé ; faute d’une relation ferme avec Dieu, il a perdu la conscience de sa précarité intrinsèque, car rien n’est jamais acquis. Il va se retrouver sans défense face aux événements graves qui ne manqueront pas d’arriver, car Dieu y pourvoit.

C’est le problème éternel de l’idolâtrie : s’appuyer sur quelque chose qu’on croit fort, mais qui en fait n’est pas vivant. Et le critère est très simple : le mutisme, et souvent la relation méfiante à autrui. Celui qui ne sait pas quoi dire d’important à ses enfants est invité à rechercher quelles sont ses idoles.

L’antidote est l’humilité : savoir qui je suis et reconnaître qu’un plus grand que moi me parle, même quand je me vois un peu perdu, ou pris dans des injustices. Dieu ne va pas changer le monde à mon profit ou me donner des sous, mais je vais trouver une dignité là où je suis, et à l’intérieur de mes limites. C’est un don gratuit, que personne ne pourra me prendre.

Paul aujourd’hui ne dit pas autre chose. Les sages et les puissants se croient à l’abri, mais ils sont naïfs s’ils pensent pouvoir contrôler les événements. C’est faux, car la mort est toujours là, sous toutes ses formes, pour remettre les pendules à l’heure. Les Corinthiens de Paul sont des frères de haute valeur exemplaire, en tout temps et en tout lieu : en effet, ils sont divisés et se jugent, peut-être pour des choses infinitésimales. Et Paul aborde tout cela par en-haut : vous oubliez que vous êtes mortels et vous vous défendez, ce qui est très humain. Mais Jésus est passé par là en affrontant la croix, ce qui est proprement stupide et paraît hautement inefficace. C’est pourtant la réalité ordinaire : chacun a une croix qui grignote son identité et qu’il cherche à fuir, parfois à n’importe quel prix, jusqu’à bousculer autrui. Même Jésus à Gethsémani, incompris de ses disciples les plus proches, voulait y échapper. Pourtant, on peut goûter des indices de résurrection, Paul en est témoin, lui qui n’est pas un surhomme. Réfléchissons un instant : l’annonce de la croix « prend » dans toutes les cultures humaines, car elle donne une lueur dans n’importe quelle circonstance vécue ; d’ailleurs, la violence de certaines réactions à l’évangélisation ne doit pas étonner, car elle prouve que ça touche juste. On se défend.

L’évangile nous rappelle les Béatitudes. Deux détails importent : d’abord, c’est à la fois un prologue et un résumé de tout le Sermon sur la montagne. Ensuite, on précise que Jésus « ouvre la bouche » pour enseigner. Cela paraît redondant, mais c’est surtout pour dire qu’il ne récite pas une leçon, ce que personne n’écouterait. (Quels sont les sermons qui endorment ?) Il parle avec une autorité toute fraîche, ce qui frappe les auditeurs, car il a derrière lui l’expérience essentielle des tentations au désert.

Reconnaissons que ces béatitudes sont déroutantes, car elles mettent en valeur une série de faits négatifs, avec le refrain « bienheureux ». Nous sentons bien que tout cela est vrai, mais nous agissons autrement, avec d’excellentes justifications. Ne nous défendons pas, et surtout ne nous faisons pas la morale. Car la croix du Christ, en plus d’être un modèle pour les épreuves, est une bonne nouvelle : elle porte ce que nous ne savons pas porter ou que nous voudrions refiler à quelqu’un d’autre. Une seule condition : se tourner vers lui, et lui parler – si nous le voulons bien !

3ème Dimanche Ordinaire

22/1/17, 3e dim. ord. A

Is 8,23b–9,3 ; Ps 26,1.4.13-14 ; 1 Co 1,10-13.17 ; Mt 4,12-23.

Note de géographie biblique, toujours pleine de symboles : en Galilée, les anciennes tribus israélites de Zabulon, d’Asher et de Nephtali avaient pour point commun le mont Tabor (près de Nazareth), où la tradition a situé la Transfiguration. Capharnaüm au bord du Lac est tout proche.

Isaïe, qui ne craint pas de parler des ténèbres qui couvrent le monde, annonce une grande lumière. Autrement dit, le monde ne distingue plus rien : tout est là, mais noir, confus, menaçant. Où suis-je, exactement ? Dieu demandait à Adam, qui avait peur et qui se cachait : « Où es-tu ? » Ne pas être vu, ne pas voir ; telles sont les ténèbres. Il ne s’agit pas du mal proprement dit, mais au contraire du fait qu’on ne voit plus rien clairement, ni le bien, ni le mal. La grande lumière, c’est très bien, mais n’est-ce pas dangereux ? Que va-t-on oser discerner ? En effet, une étoile représente un point qui oriente, qui attire, alors que la lumière du soleil éclaire, mais elle n’incite guère à le regarder ! Et ce qu’on va voir est grave, car le mal est là, avec sa puissance de contamination. Pourtant, la première attitude est la jubilation de retrouver que la création est vaste, et que l’oppression et l’injustice, bref le péché, n’auront pas le dernier mot. Mais comment procéder ?

Le psaume ajoute une attitude fondamentale : si je reconnais que la source de cette lumière est Dieu qui a parlé par les Prophètes, je ne vivrai plus dans la peur ; je saurai discerner ce qui ne va pas, en moi ou chez autrui, sans en être étouffé de découragement. Je saurai où je suis et je verrai sur terre des signes de son amour. Mais, à nouveau, comment procéder ?

Paul enfonce le bon clou : il y a des divisions dans la communauté ; les proches se saluent, mais ne s’entendent pas, et chacun est convaincu d’avoir raison ; ténèbres et confusions, donc. Paul admet que chacun puisse être sincère, mais il se refuse à argumenter, à inviter tout le monde à être raisonnable ; pourtant, c’est ce que nous faisons tous, mais c’est remarquablement inefficace, car la violence couve sous les mots conciliants, et la croix du Christ devient bien vague. En effet, Paul prend un point de vue plus fondamental, loin du bon sens très humain : le Christ est mort pour moi comme pour cet autre qui m’agace, qui noircit mon univers, que je voudrais voir s’éloigner. Les Corinthiens ont entendu cette annonce, mais ils l’ont oubliée, préoccupés d’affaires plus urgentes. Nous aussi, car il paraît plus simple de minimiser la croix du Christ, plutôt que d’admettre qu’il y a tant de choses, souvent douloureuses, que nous n’avons pas la force de porter. Or, il est justement venu pour cela. Des faits et gestes de Jésus, Paul ne retient que l’essentiel : il est entré dans la stupidité de la croix, et lui a donné un sens. Nos croix ne sont pas moins stupides, alors pourquoi les dissimuler, en restant dans une peur diffuse ?

Et Jésus prend expressément la suite d’Isaïe, tout en refusant de jouer au roi. Dieu n’est pas loin, mais il ne force personne : « Convertissez-vous ! » Laissez-vous appeler, et vous verrez tout autrement : c’est vrai que votre péché est pesant, que le monde est pesant, mais Jésus déclare que c’est son joug qui est léger, que nous avons un Père qui attend avec une patience infinie.

En appelant Pierre et les autres, Jésus ne vérifie pas leurs aptitudes ; les événements s’en chargeront, et ils aboutiront à la croix. Certes, en suivant Jésus sans discuter, ils ont eu un coup de cœur, et ils ne sauraient trop dire pourquoi. Ils sont dans la simplicité un peu naïve mais nécessaire des débuts, auxquels nous sommes invités à revenir aujourd’hui. Sans peur.

2ème Dimanche Ordinaire

15/1/17, 2e dim. ord. A :

Is 49,3-6 (élargi, incluant le v. 4) ; Ps 39(40),2.4.7-11 ; 1 Co 1,1-3 ; Jn 1,29-34.

Les fêtes sont passées, et voici le temps ordinaire, c’est-à-dire le parcours de l’espérance, cette vertu discrète qui étonnait Charles Péguy. Et précisément, Isaïe met en scène un contraste : d’un côté, j’ai été fidèle et je suis usé, car rien n’a vraiment marché ; mais de l’autre, voilà qu’on me dit « Je fais de toi la lumière des nations ». Ce paradoxe nous ramène à Jésus : d’un côté, il est mort injustement, les mains percées, vides ; de l’autre, il anime ceux qui ont gardé vivante sa mémoire, étoffée par l’Écriture. Car en affrontant la souffrance et la mort, il a ouvert une voie essentielle, pour ceux qui passent toute leur vie dans la peur de la mort, de l’échec, de la maladie, de l’opinion des autres, de… (comme le proclame l’épître aux Hébreux). Bien entendu, c’est de nous qu’il s’agit : si nous sommes lucides, nous devons reconnaître que les événements qui surgissent nous dépouillent de toute prétention, en bloc ou par lambeaux. Découragement ? Retrait prudent dans une bulle ? Ça arrive, mais ce n’est pas très gai. Isaïe est passé par là, mais il a su aller plus loin, en prenant de l’élan : depuis sa conception, sa vie a un sens, il discerne qu’il a une mission, que ses épreuves mêmes sont une chance, qu’il a une valeur qu’il ne soupçonne pas, car un petit démon lui clame qu’il est nul. Ramener tout Israël dévoyé, ou tout un monde qui va mal ? Peut-être, mais commençons par un bout : celui qui dans l’épreuve a perçu une lumière saura discerner le voisin qui souffre, qui bluffe, qui… Il se verra proche, il le montrera simplement, et il trouvera quoi dire, sans préparer de beaux discours.

Oui, mais comment faire, sans remettre toujours au lendemain ? D’abord, chanter, dit le psaume, avec des mots qui viennent de très loin, de toute l’histoire biblique, un enseignement en vrac qui pénètre les entrailles, qui visite les coins et les recoins. Le psaume de Jésus sur la croix commence mal : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais il faut oser le redire pour entendre la suite : « Dieu habite la louange d’Israël ! » Et un horizon va s’ouvrir.

Et Paul illustre une tranche de vie. Dans l’église toute neuve de Corinthe, ça va mal, il y a des factions, des jalousies, des inégalités. Ce sont des gens très normaux. Et plutôt que de se lancer d’emblée dans le règlement des problèmes, Paul commence par une louange : la foi existe, il y des témoins un peu partout qui osent invoquer le nom du Christ, le Seigneur commun. Ils sont pécheurs ? Sans doute, mais tels qu’ils sont, ils constituent un corps, qui n’est autre que le corps du Christ. Paul est dans l’admiration, car lui aussi est pécheur et contradictoire, et il sait que sa prédication a été relayée par un Esprit qui le dépasse.

Et justement, l’évangile introduit Jean-Baptiste, qui va dissiper quelques illusions. Une mère n’aime pas que son enfant souffre, nous n’aimons pas être impuissants face à la douleur ou à l’entêtement d’autrui. Tout cela est très lourd, et on préférerait ne pas voir. Si, n’ayons pas peur de regarder, d’être impuissants, ne nous contentons pas de consolations à bas prix, ou d’invoquer la méthode Coué. C’est un autre qui porte tout ce poids. Et c’est l’Esprit que Jean a discerné à travers une colombe qui va permettre de regarder en face le Mal, qui est toujours là, avec ses justifications, avec son bon sens. Le Tentateur connaît l’Écriture et susurre : Puisque tu es élu depuis le sein maternel, fais-toi une place, cultive tes qualités, oublie ce qui ne va pas, et tant pis pour les miettes.

Jean a su repérer la manifestation de l’Esprit. Et nous ?

Epiphanie

8/1/17, Épiphanie année A :

Is 60,1-6 ; Ps 71(72),1-2,7-8,10-11,12-13 ; Ep 3,2-3a.5-6 ; Mt 2,1-12.

La fête de ce jour est la manifestation du sauveur du monde dans des conditions improbables, grâce à des sages attentifs qui se sont mis en mouvement, car ils ont été capables de discerner dans le fouillis du ciel une étoile annoncée par l’Écriture, puis dans le fouillis de la terre un nourrisson. Un long voyage !

L’année civile commence, certes, mais Isaïe nous rappelle que les ténèbres couvrent le monde : c’est rond, ça tourne, et tout revient sans cesse et sans but. Faut-il accuser, chercher des coupables ? Tâche lugubre ! Que de justiciers ont échoué en voulant imposer le Bien. Alexandre le Grand, héritier des philosophes d’Athènes, voulait unifier par la force l’humanité ; d’autres ont voulu l’imiter, et ce fut toujours un désastre. Au contraire, le prophète n’accuse personne : il part simplement de la réalité d’aujourd’hui. Même Jérusalem est un peu perdue, touchée par les ténèbres. Il lui rappelle qu’elle a un rôle, car c’est là qu’habite le nom de Dieu, qui attend qu’on l’invoque. Concrètement, Jérusalem est en danger, mais elle est sauvée par les pèlerins, qu’ils viennent de la porte d’en face ou du bout du monde ; ils se sont mis en mouvement hors du cercle familier, car ils ont entrevu une espérance, une lumière d’aurore.

Le psaume, qui est dédié à Salomon, ajoute qu’il s’agit d’une espérance de justice, mais cela dépasse nos idées logiques. Chacun est convaincu de son bon sens et de ses droits, d’où des heurts permanents, des procès, avec des gagnants et des perdants, avec des prisons ou des rancœurs. Mais Salomon a donné un exemple : arbitrant entre deux prostituées qui se disputaient un enfant, il les a obligées à se dévoiler. Il a fait preuve d’imagination. Jésus y invite aussi, en relation avec Dieu : « Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, etc. » Tu crois sincèrement que tu ne lui as rien fait. Tu as peut-être raison et il est peut-être obtus, mais cela n’a aucune importance, car il souffre à cause de toi, et cela seul compte. Donc, rentre en toi-même, réfléchis un peu, mets-toi en mouvement et va le trouver : ce sera un pèlerinage d’espé­rance hors de chez toi, pas moins. Et si tu sens que tu n’as pas la force, prie ! Car il y a un Maître de Justice qui n’est pas de ce monde, et qui a sa petite idée.

C’est depuis sa prison que Paul écrit aux Éphésiens ; c’était probablement une lettre circulaire adressée à toutes les églises, car les principaux manuscrits omettent « aux Éphésiens » (Ep 1,1). Paul est entre quatre murs, mais, animé par l’Esprit, il voit large, à l’échelle du monde. Il a compris que les divisions dans le monde ont partout la même cause, le péché d’égocentrisme et l’accusation d’autrui, dont personne ne parvient à sortir sans l’annonce d’une miséricorde gratuite : Jésus-Christ porte tout ça si on se tourne vers lui. Mais Paul n’est pas naïf : il sait d’expérience qu’il faut le rappeler sans cesse, car le monde tient un autre discours, fait de paillettes séduisantes.

Et l’évangile des Mages parle d’une étoile, en deux phases : elle les amène d’abord à Jérusalem, qui est dévoyée par Hérode le Grand. Il se croit roi des Juifs, mais il ne sait rien des Prophètes, il gouverne par la terreur, et il a peur. Et les Mages sont un peu déroutés. Il faut donc remonter aux origines, en suivant l’Écriture : David a conquis Jérusalem de haute lutte. Or, il était né à Bethléem, et l’étoile finit par s’y rendre. David a une postérité, les Mages sont soulagés !

Pour d’excellentes raisons, la tradition a transformé les Mages en rois venus de loin : les gouvernants ont une tendance invincible à se vouloir sauveurs tout-puissants, à n’avoir de compte à rendre à personne, comme Hérode. Est-ce de la sagesse ? Non, car il y a la peur, et Jésus est venu dénoncer ces illusions tenaces.

Ste Marie

1/1/17, Ste Marie année A :

Nb 6,22-27 ; Ps 66(67),2-8 ; Ga 4,4-7 ; Lc 2,16-21.

Une nouvelle année commence, dont nous ignorons tout, mais elle vient juste après la pause de Noël, illustrée par un nouveau-né pour lequel tout est futur. Pour rester dans l’espérance, il est temps non pas de prendre des résolutions courageuses, mais d’évaluer l’année écoulée sous l’angle très simple des petites habitudes bousculées : Qu’est-ce qui, encore aujourd’hui, me laisse un goût trouble, amer ? Qu’est-ce qui, encore aujourd’hui, a embelli ma vie ?

La première lecture va dans ce sens : « Que le Seigneur te bénisse, qu’il fasse briller sur toi son visage ! » Ce programme est donné en plein désert, quand tu ne sais pas bien où tu vas, que tu n’es pas content de toi ni des autres. Et quel est son visage aujourd’hui ? C’est peut-être une icône, un coucher de soleil, une fleur, mais c’est surtout l’histoire étonnante qu’il a faite avec toi jusqu’ici, même en te prenant à rebrousse-poil, toi qui crois toujours que ta vie est médiocre, insignifiante. Non, considère-toi parmi les « fils d’Israël », avec un passé plus vaste que ta mémoire. Tu es fils, comme Jésus, et tu as des ancêtres qui remontent jusqu’à Dieu. Et si tu reconnais que tu es béni, trouve quelqu’un d’autre à bénir, ce sera la meilleure des résolutions : non pas s’améliorer soi-même (toujours « moi »), mais transmettre une espérance avec des mots de tous les jours.

Et ainsi, dit le psaume, « ton chemin sera connu sur la terre ». Ce n’est pas un tapis rouge, car tu seras attaqué par les cyniques que tu déranges, par ceux qui ne croient plus que la justice existe, qui ne croient qu’à la loi du plus fort. Survivre à tout prix : les petites guerres, et les grandes.

Il continue : « Que la terre tout entière t’adore… ! » Ça paraît vague et irréel, comme les invocations « pour les siècles des siècles », mais c’est une invitation à ouvrir les yeux, car il y a partout dans le monde des lucioles, des gens qui acceptent l’amour gratuit de Dieu : dans des prisons, dans des coins perdus, dans un bistrot, dans l’immeuble voisin, et même dans les palais, pourquoi pas ? Bref, n’importe où dans le monde réel. « Cherchez, et vous trouverez ! »

Paul dit la même chose, mais en repartant du Christ. Il y a en nous deux voix toujours en lutte : un démon qui nous fait désespérer de nous-même et de tout, et un Esprit qui nous rattache au Christ, le fils par excellence, et qui nous invite à la louange pour avoir trouvé un Père qui nous connaît. Être fils et héritier, pour engendrer à nouveau.

Et l’évangile annonce une chose très curieuse. Joseph et Marie ne savent pas tout ; ils sont comme dépassés par cette naissance bizarre, et il faut que ce soit des bergers qui viennent leur en expliquer le sens. Socialement, ce sont des parias, sans domicile fixe, suivant leurs troupeaux. Pourtant, ils sont héritiers de David, que Samuel est allé chercher parmi ses brebis ; héritiers aussi du prophète Amos, appelé alors qu’il était derrière son troupeau. Ici, ces bergers de Bethléem sont prophètes : ils ont entendu un appel très vaste, et ils ont su discerner un signe très discret, un nourrisson emmailloté. Depuis Abraham, qui avait tout d’un réfugié sans avenir, depuis Moïse qui avait fui derrière un troupeau, Dieu sait être reconnu par des marginaux. Cherchons-en autour de nous ; secrètement, ils attendent.

Joseph et Marie n’ont peut-être pas bien compris, mais ils commencent par suivre la tradition avec des gestes familiers, sans se singulariser. Plus tard, Jésus entrera dans le baptême de Jean, déroutant sa famille, mais pour l’heure, Jésus est simplement circoncis. Ne craignons pas d’être héritiers, avant d’être créatifs !

Fête de la Nativité

25/12/16, Noël année A :

Messe de la veille : Is 62,1-5 ; Ps 88,4-17 ; Ac 13,16-17 et 22-25 ; Mt 1,1-25.

Messe de la nuit : Is 9,1-6 ; Ps : 95,1-3 et 11-13 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14.

Messe de l’aurore : Is 62,11-12 ; Ps 96,1-6 + 11-12 ; Tt 3,4-7 ; Lc 2,15-20.

Messe de jour :  Is 52,7-10 ; Ps 97,1-6 ; He 1,1-6 ; Jn 1,1-18.

Quelle disproportion entre un tel déferlement de lectures et un nouveau-né entièrement immobilisé par des langes ! Oublions un instant Jésus pour nous arrêter à la naissance d’un premier enfant. C’est à la fois très banal et très extraordinaire : il faut se préparer, et après les douleurs de l’enfantement, « la femme est dans la joie qu’un être humain soit venu au monde », et elle « médite ces choses dans son cœur ». La vie ressurgit au sein d’une sorte de chaos. Expérience unique que la femme a pour tâche de faire comprendre à l’homme ; de même, dans les évangiles, ce sont des femmes qui les premières comprennent la résurrection de Jésus comme une nouvelle naissance, après la tristesse d’un deuil. Dans la Bible, une femme d’abord stérile est tellement transformée à la naissance d’un fils qu’elle le consacre à Dieu ; c’est Anne, la mère de Samuel, celui qui plus tard oindra David comme roi. Aussi, ne sous-estimons pas le drame de l’avortement : c’est un refus de la vie, qui laisse des traces graves.

Aujourd’hui l’état du monde paraît accablant ; de même, au temps de Jésus, des violents voulaient s’emparer du Royaume au nom de Dieu. On voudrait trouver une solution raisonnable, entre « grandes personnes » compétentes. Et nous voyons bien que ça n’a jamais vraiment marché durablement, malgré les essais courageux d’hommes de bonne volonté : l’histoire qui advient reste toujours déroutante et avance inexorablement. Le monde paraît livré au hasard, sans gouvernement divin. Mais l’Écriture dit autre chose. Dieu préside ce monde tragique et révèle la profondeur de l’humain, car en réalité nous avons surtout besoin d’espérance, alors que nous croyons avoir besoin de stabilité, voire de routine. Mais en même temps, des moments de joie paisible et communicative sont nécessaires, comme des relais qui confortent l’espérance.

Et voici Noël : un îlot de joie et de simplicité ; l’Époux a retrouvé l’Épouse ; la lourdeur des choses est en passe d’être levée. La naissance de Jésus est l’aboutissement d’une longue attente, représentée par les prophètes, ces exilés permanents, et par l’Avent qui nous met en face de tout ce qui est insatisfaisant. Une étoile céleste se pose sur un coin de terre, loin des grandes capitales. Isaïe parle d’un messager qui annonce la paix, mais on ne voit que ses pieds, car il est d’une hauteur qui nous dépasse. Encore aujourd’hui, Jérusalem, avec son histoire hachée, a un avenir que nous peinons à imaginer.

La fête n’est pas une drogue qui ferait tout oublier : la mémoire des choses est toujours là, mais elle prend un sens, et la louange est possible dans la vérité. Car même à Noël nous savons bien le destin de Jésus : il entrera dans le tragique du monde en subissant une croix injuste. Mais Dieu entre dans un corps comme le nôtre. C’est ce que rappelle chaque eucharistie, et il y en a beaucoup à Noël !

Paul, lui, nous rappelle opportunément une vérité à voir en face : le mauvais état du monde provient du péché, qui est toujours centré sur l’égoïsme. Celui des autres, bien sûr, mais aussi le mien. Nous luttons, mais c’est décourageant. Eh bien, cet enfant que nous fêtons ce jour en porte le poids, si nous acceptons de reconnaître que nos efforts sont vains et nos mérites infimes.

Alors, bon Noël ! Cherchons les visages tristes et redonnons-leur le sourire.

4ème Dimanche de l'Avent

18/12/16, 4e dimanche de l’Avent – A :

Is 7,10-16 ; Ps 23(24),1-6 ; Rm 1,1-7 ; Mt 1,18-24.

À Gethsémani, Jésus prie intensément ; l’heure est grave, et les disciples, alourdis par un bon repas de fête, ne se rendent compte de rien. Face à la violence injuste, il ne perd pas l’intimité avec Dieu, disant simplement ce dont il a envie : échapper à la croix. Il est un digne héritier d’Isaïe, que nous entendons aujourd’hui. Des ennemis montaient vers Jérusalem, et le prophète pressait le roi Achaz de s’adresser à Dieu, où qu’il fût. Et Achaz s’y refuse, ne voulant pas tenter Dieu. Il se croyait humble, mais il n’était qu’orgueilleux. Au fond, il avait un jugement implicite sur Dieu, le soupçonnant de ne pas exister, ou imaginant un une action magique, ce qui revient au même. À quoi bon supplier ?

Cette attitude est très courante en tout temps, et non sans humour, Dieu fait savoir à Achaz qu’il est fatigué qu’on ne pense pas à s’adresser à lui. Puis il annonce un signe très déroutant : une vierge va concevoir ! Quel est le rapport entre l’urgence de la menace et la venue d’un bébé improbable ? Apparemment aucun. Et pourtant ! Souhaiter un bébé est le plus grand signe d’espérance, surtout quand l’avenir paraît brouillé. Que de gens s’y refusent, par crainte de…

Le psaume orchestre cette espérance, mais sans offrir de tapis rouge. Il demande d’abord un regard sur le vaste monde qui nous dépasse, avec toutes les fragilités de la vie qu’on voudrait oublier. Il est vrai que les flots ou toute autre horreur pourraient tout submerger. Si nous nous voyons si petits, faut-il pour autant nous barricader, nous enfermer dans une identité étroite et rassurante ? En fait, la précarité reste, et nous sommes invités à autre chose : ouvrir les fenêtres et rechercher la face du Seigneur, oser lui parler, le supplier d’être Dieu, comme avait su faire Moïse dans le désert, quand tout le peuple tombait dans l’idolâtrie si banale de l’argent ; l’argent est très utile, mais il divise, il ne crée pas la communion. Suivons donc Moïse et son humilité, ou encore Jésus, qui n’était pas muet mais qui ne s’est pas défendu contre le mal. Et la bénédiction annoncée apparaîtra sous une forme que nous ne soupçonnons pas.

Quant à Paul, selon son habitude, il prend les choses dans un vaste regard. Il commence par rappeler aux Romains qu’ils sont bien-aimés de Dieu, ce qu’ils sont peut-être prompts à oublier, quand ils écoutent trop l’Accusateur qui leur susurre que leur vie n’a aucun sens. Justement, si Paul annonce que Jésus est vivant et qu’il n’est autre que Dieu sur terre à travers ses témoins, c’est parce il est l’aboutissement d’une histoire compliquée, où les prophètes annonçaient inlassablement une espérance à un peuple qui regardait ailleurs. On peut chercher à se convaincre qu’il s’agit d’un passé révolu ; en fait, c’est toujours actuel, si on ose bien regarder. Car cette histoire arrive jusqu’à nous, au milieu du bombardement des médias et des bonnes raisons que nous avons de nous inquiéter. Si Jésus est reconnu comme fils de Dieu, c’est qu’il est passé par la croix. Ne cherchons pas trop loin : notre croix est quelque part dans la vie quotidienne.

L’évangile montre l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe, mais avec d’importants compléments. D’abord, il y a Joseph, lui aussi pris au dépourvu. Il essaie de s’en tirer en méditant un divorce, car les fiançailles créent un lien légal, et il ne veut pas que Marie soit accusée d’adultère. Cette justice est bien la nôtre : limiter les dégâts. Mais un songe le remet en selle : l’Esprit saint, qui rend Dieu présent ici et maintenant, est passé par là. Isaïe avait annoncé Emmanuel, Dieu-Avec-Nous, maintenant il y aura davantage : Jésus, c’est-à-dire Dieu-Sauve. Gros programme pour un bébé. Et Paul d’insister : que soit connu partout ce nom qui résume tout.

3ème Dimanche de l'Avent

11/12/16, 3e dimanche de l’Avent – A :

Is 35,1-6a + 10 ; Ps 145(146),7-10a ; Jc 5,7-10 ; Mt 11,2-11.

Nous avons tous soif de beaucoup de choses, plus ou moins contradictoires, mais c’est souvent écrasé par les circonstances, ou par un surmoi moral menaçant, d’où une impression d’aridité ou de monotonie, qu’on corrige comme on peut. Et voici qu’arrive Isaïe, qui annonce un paysage fleuri. Ce n’est pas un pur décor, qui serait encore une distraction touristique. Les aveugles verront, les sourds entendront, les boiteux marcheront droit. Oui, nous sommes aveugles, sourds, boiteux : au propre, parfois ; au figuré toujours ! Le monde est si compliqué, et il s’agit de survivre au moindre coût, quitte à tourner en rond. Isaïe, que personne ne voulait écouter, le sait bien, et il annonce un but : regardez vers Sion, où réside le nom de Dieu, et vous percevrez une attraction, quelque chose qui vous libère, qui ouvre vos sens. Mais Dieu n’est pas une nounou qui donne un bonbon de consolation. Le psaume rappelle qu’il s’agit d’abord de se voir clairement comme opprimé, affamé, enchaîné, accusant autrui. Humilité, donc.

Et Jacques insiste : il demande patience et persévérance, c’est-à-dire discernement des signes. La venue du Seigneur est proche ? Soit, mais justement il y a des signes annonciateurs, comme dans l’agriculture. On ne tire pas sur une plante pour la faire grandir. Jacques demande de ne pas juger ; il y revient plusieurs fois dans son épître, et il explique que juger autrui c’est se mettre à la place de Dieu. Pas moins. C’est tout aussi vrai quand nous nous jugeons nous-mêmes, car cela bloque toute miséricorde.

Et Jean-Baptiste était dérouté par Jésus. En effet, il était dans la lignée d’Élie, dont le retour annonçait le grand jour du jugement ultime, le cataclysme définitif. Il a entendu parler des signes qu’a faits Jésus, mais, précise une variante du texte, il est scandalisé que ça n’aille pas plus loin. Faut-il espérer quelqu’un d’autre ? Jésus répond simplement en citant le même Isaïe, sans se mettre personnellement en avant. Les signes ont une double dimension : des gens revivent, dans tous les sens du terme. En clair, le Royaume est arrivé, mais sans clairons ni tapis rouge. Et il se fait un tri, qui anticipe le jugement ultime. Le juste est celui qui accepte de revivre par la miséricorde, ce qui est une guérison en profondeur, alors que les autres vont simplement au néant. Ils ont le droit, mais c’est triste.

Et Jésus fait un éloge appuyé de Jean-Baptiste. Celui-ci n’a pas bien compris, mais son rôle était essentiel : il se tenait en marge, juste au-delà du Jourdain, à la limite de la Terre promise, et il annonçait l’imminence du Royaume, après une traversée symbolique. Il se tient dans le sillage de Josué, qui avait fait traverser le Jourdain aux fils d’Israël ; ensuite, il avait célébré la Pâque, la manne du désert avait cessé, et le lendemain le peuple commençait à manger le produit du pays, figure du Royaume. Jean-Baptiste attend ce lendemain et Jésus a tenu à le suivre, quitte à mécontenter sa famille. Il y a une demande du Notre Père qui provient certainement de Jean-Baptiste (cf. Luc 11,1), car littéralement elle dit : « Donne-nous aujourd’hui notre pain “de demain”. » Les Orientaux ont bien compris qu’il s’agissait du pain eucharistique, nourriture du Royaume. En Occident, on s’est borné au « pain quotidien ». C’est bien, mais un peu insuffisant…

Remettons-nous en mouvement avec Jean-Baptiste, même sans bien comprendre : Que ce pain « de demain » nous arrive dans notre « aujourd’hui » !

2ème Dimanche de l'Avent

4/12/16, 2e dimanche de l’Avent – A :

Is 11,1-10 ; Ps 71,2 + 7-8 + 12-13 +17 (rallonger aux v. 18-19) ; Rm 15,4-9 ; Mt 3,1-12.

Qu’espérons-nous au juste de la vie ? Connaître Dieu ? Peut-être, mais beaucoup de philosophies et de religions y ont pensé ; pourtant, notre imagination reste très limitée, et il nous faut des relais à notre niveau, car nous n’avons guère de force. Pourtant, quelque chose émerge : une soif de justice, c’est-à-dire d’avoir sur terre une place que personne ne conteste…

C’est là qu’intervient Isaïe : il ne parle pas de David, l’ancêtre du Messie, mais de son père Jessé. La différence est essentielle : David était peut-être un personnage exceptionnel, mais il était d’abord fils. Étant fils, son successeur pourra être arbitre, avoir une parole forte qui engendre des fils ou filles. En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit : nous sommes entourés d’injustices, nous avons des conflits plus ou moins enfouis contre autrui et contre nous-mêmes. Faut-il se défendre ? Qui va gagner ? Qui va perdre ? La société met des garde-fous, mais ne donne aucun but. Elle reste très anonyme. Regardons les campagnes électorales, ce qui est bien intéressant, car il y a une grosse mythologie : on perd de vue la dureté de faits, avec l’espoir qu’un personnage providentiel émerge. Peut-être, mais s’il gagne, d’autres vont perdre, on n’en sort pas, car tout reste à un niveau plat, où chacun s’efforce d’exister, sans trop savoir de qui ou de quoi il est fils. Nous avons des idoles, mais elles sont mortes et n’engendrent rien. Nos parents n’ont pas été parfaits, mais leurs propres parents ne l’étaient pas davantage, et on remonte indéfiniment. Qui va arbitrer ?

Eh bien, Jésus s’est montré fils de Dieu, et il est entré dans l’injustice ; il n’a pas défendu son identité. Et l’on nous dit qu’il a fait cela par amour pour nous. Cela paraît très bizarre. Et pourtant c’est si simple : son souvenir reste vif, c’est l’Esprit, et il nous donne les moyens d’entrer dans son intimité, d’être fils comme lui. Fils de Dieu, pas moins, et par conséquent frères. Il n’y a pas de fraternité sans paternité, à l’étage au-dessus.

Ce n’est pas une recette : le psaume rappelle la promesse surréaliste faite à Abraham, alors qu’il avait tout d’un réfugié à la dérive, sans terre et sans enfant. Il n’était pas parfait, mais toute sa vie fut un pèlerinage de l’espérance. Et après lui ? Aujourd’hui dans l’évangile, Jean-Baptiste est féroce contre sadducéens et pharisiens, car ils savent tout : comme ils croient accomplie la promesse faite à Abraham, ils n’attendent plus de surprise de la part de Dieu ; ils gèrent le présent, au jour le jour. Tout au plus sont-ils comme Nicodème, un maître venu voir Jésus pour en savoir un peu plus. Erreur : votre vie va être bouleversée, et vous ne saurez pas discerner Dieu. Telle est la conversion demandée : se réveiller, se reconnaître faible mais aussi aimé, chercher des traces de Jésus-Christ.

Très bien, mais comment faire sans sombrer dans des efforts décourageants ? St Paul arrive à la rescousse : un peu de patience, et surtout le « réconfort de l’Écriture », tout simplement parce qu’elle parle de nous, en nous mettant dans une longue histoire : après la réussite du serpent, Adam accuse Ève… toujours la faute des autres, ce qui casse tout amour. Puis nous sommes tour à tour Caïn qui n’est pas parvenu à cacher sa violence, Abel victime de l’injustice, Noé qui était juste, puis qui se drogue, Jacob qui ruse, Joseph qui comprenant les desseins de Dieu sait pardonner à ses frères, les Prophètes que personne n’écoute, etc. etc.

Laissons-nous visiter par l’Écriture, et nous serons libres face à ce qui arrive. Invitons le Christ à entrer dans notre vie : elle sera plus belle !

1er Dimanche de l'Avent

27/11/16, premier dimanche de l’Avent – A :

Is 2,1-5 ; Ps 121,3-4 + 6-9 ; Rm 13,11-14a ; Mt 24,37-44.

Note : le terme hébreu « Tora » signifie d’abord « enseignement » et accessoirement « loi ». Dans le passage d’Isaïe, il faut comprendre « un enseignement sortira de Sion ».

Isaïe assigne bravement un rôle universel à Jérusalem, mais au sens précis d’un pèlerinage : que les nations s’y rencontrent et y apprennent la paix. Il ne s’agit pas du jugement final, mais de vastes découvertes réciproques, et chacun pourra retourner travailler chez lui, avec un horizon élargi et la perception que seul un Dieu unique a pu susciter cela. C’est ce qu’explique Philon d’Alexandrie, un philosophe juif contemporain de Jésus : tous les Juifs doivent aller en pèlerinage à Jérusalem, la métropole (« ville-mère ») pour expérimenter une unité par-delà les différences de coutumes, de langues, d’environnements ; ensuite, ils retourneront dans leur patrie pour attester que Dieu est Dieu. C’est parallèle aux jeux olympiques, créés dans l’antiquité pour que des nations ennemies remplacent la guerre par des jeux. Et ce sont les philosophes grecs qui partant de cette force internationale de Zeus, le dieu de l’Olympe, ont abouti à la notion d’un dieu unique, transcendant les divisions des peuples. Donc, ayons l’œil international !

Le psaume orchestre cela, à l’échelle locale : les pèlerinages rassemblent joyeusement les tribus, qui arrivent devant un lieu de justice et d’espérance. Mais il y a davantage : ces pèlerins sont invités à appeler la paix sur Jérusalem. Ce n’est pas surprenant si on réfléchit aux habitants de Jérusalem. Où vont-ils aller en pèlerinage, hors de leur petite routine ? Ils sont installés au lieu-même de l’espérance, et ils risquent d’en faire leur bien propre ; tout va devenir fade et très humain, avec rivalités, petits commerces, etc. C’est d’ailleurs vrai partout : les gardiens de lieux saints s’essoufflent !

Paul reprend la même chose autrement. Quelque chose d’essentiel va nous arriver sous peu, mais nous ne savons pas bien quoi. Comment être en état d’accueillir du neuf, qui va forcément nous bousculer un peu, surtout s’il y a une note d’amour. Il nous demande de nous réveiller, d’aiguiser nos sens, d’être prêts, de sortir de ce qui nous inhibe, aussi bien les ivresses que les jalousies. En clair : l’Avent est un temps de conversion, de préparation.

Et Jésus insiste, car l’enjeu n’est rien moins que le sens de la mort. On ne sait trop s’il parle de la fin du monde, avec la venue du Fils de l’Homme annoncé par Daniel, ou de ma mort à moi, mais cela n’a pas beaucoup d’importance, car dans les deux cas Jésus annonce que « le Seigneur vient ». On aurait bien envie de se passer de sa venue sous cette forme, ou d’en faire un simple sommeil confortable et prolongé. Or Jésus, par sa croix, est venu libérer ceux qui toute leur vie sont enchaînés par la peur de la mort, prise au sens large : échecs, humiliations, etc., bref tout ce qui réduit ou menace notre existence. Les rivalités et les jalousies dont parle Paul ne sont que des tentatives inefficaces pour vaincre cette peur, car elles ne font qu’accroître notre isolement.

Eh bien, reconnaissons-le : nous avons pu être prêts par moments, mais c’est certainement insuffisant aujourd’hui. Nous sommes invités à retravailler tout ça avec simplicité, avec un peu de louange et avec un peu d’humour, et aussi à attendre une surprise pour Noël !