Homélies Année 2015-2016
Fête du Christ Roi
20/11/16, 34e dim. ord. C – Christ-Roi :
2 S 5,1-3 ; Ps 121,1-2,3-4,5-6 ; Col 1,12-20 ; Lc 23,35-43.
L’année liturgique s’achève. Le temps d’espérance représenté par la couleur verte culmine en ce jour, en invoquant le règne du Christ. Ce n’est pas le règne terrestre auquel Jésus s’est refusé, malgré la pression des disciples : ils voulaient que l’histoire s’arrête dans la splendeur, comme les zélotes. Nous en rêvons parfois nous aussi, comme d’un paradis d’adultes. Mais comment un enfant grandirait-il sans crises ? Comment apprendrait-il qu’il n’est pas le centre du monde ?
Le Christ n’est pas un ange incarné, mais un descendant bien concret de David. Celui-ci était un pécheur qui a plu à Dieu et qui l’a rendu présent par la musique ; il se cache derrière de nombreux psaumes. Il n’a jamais cherché à supplanter son prédécesseur, le roi Saül, car il voyait en lui le Messie (Oint) de Dieu. Pourtant, il avait souffert de sa jalousie, mais pour lui l’important était l’onction divine, plus vaste que la personne. Aujourd’hui la 1re lecture relate qu’après la mort de Saül on est venu le chercher à Hébron pour l’oindre comme pasteur de tout Israël ; il ne s’est pas imposé, mais jeune il avait été berger, et il est l’ancêtre du Bon Pasteur, qui connaît ses brebis.
Mais où va-t-il les emmener ? Le psaume répond par la jubilation d’être mis en route vers la « maison du Seigneur ». Chacun est limité par son horizon quotidien, souvent monotone, et par un environnement un peu douteux. Et voici une invitation à faire de la vie un pèlerinage vers une Jérusalem encore inconnue. Avec d’autres, pour retrouver un Père commun. En réalité, ce serait peu entraînant s’il n’y avait un Fils, qui pour nous a dejà fait le parcours et nous rejoint chaque jour. Si deux ou trois sont réunis en son nom, il est avec eux. Ici et maintenant. « Le règne de Dieu vient sans qu'on puisse le remarquer. On ne dira pas : Le voilà, il est ici, ou bien : il est là. Car voilà que le règne de Dieu est au-dedans de vous. » Des limites étouffantes sont vaincues. Ici et maintenant.
Paul va plus loin : dans sa grande bénédiction lancée aux Colossiens, qui n’en demandaient pas tant, il identifie le Christ à la parole créatrice de Dieu, mais il le met bien sur terre. C’est par le sang de sa croix qu’il a tout réconcilié : il est entré dans tout ce qui va mal, s’est laissé submerger. Sur terre, nous le savons bien. Mais aussi au ciel, où tout était troublé par l’Accusateur (Satan), qui exigeait un jugement. Il instaure donc une miséricorde gratuite. Pas automatique, cependant. Origène affirmait qu’il ne pouvait y avoir personne en enfer, car ce serait un échec du Christ. Erreur : l’homme reste libre de refuser d’être sauvé.
C’est ce que montre l’évangile. Avec Jésus sont crucifiés des « brigands » – non pas des voleurs en bande organisée, mais des zélotes voulant un Messie terrestre, comme Barabbas dont Jésus a pris la place. Ils ont du sang sur les mains, car chacun sait que les visions parfaites et totalitaires de l’Humanité font des victimes. Pourtant, tout le monde est d’accord : un Messie ne peut être crucifié, échec lamentable. « Descends de ta croix, et nous croirons en toi ! » Mais le cœur humain a toujours des ressources, car l’un des brigands s’humilie et se reconnaît pécheur. Comme le publicain de la parabole, il retrouve fermement une relation à Dieu, et il demande la miséricorde. Sans rougir. Jésus, qui ne s’est pas défendu contre ses accusateurs, n’est pas muet pour autant. Même sur la croix, il sait être présent à celui qui s’ouvre à lui. Et le Royaume est là, au terme du pèlerinage. La mort n’est plus un cul-de-sac.
La royauté du Christ est très vaste – et aussi très proche.
33ème Dimanche Ordinaire
13/11/16, 33e dim. ord. C :
Ml 3,19-20a (prolonger, des v. 17 à 21) ; Ps 97(98),5-9 ; 2 Th 3,7-12 ; Lc 21,5-19.
Le prophète Malachie, nom qui signifie « mon messager », annonce avec fracas l’imminence du Jour du Seigneur, avec sa justice qui guérit et la déchéance des impies. Considérant ce que nous voyons ou ce que nous lisons dans les journaux, nous nous demandons, un peu surpris : Est-ce pour bientôt ? Eh bien, ne cherchons pas à l’extérieur, et tournons une seule page de la Bible, juste après Malachie. Nous tombons sur l’évangile de Matthieu et la longue généalogie de Jésus, qui vient du fond des âges ; il avait des racines et ses branches ont poussé. C’est lui qui a répondu à l’attente, mais à sa manière, bien différente du gouvernement parfait et intemporel que nous souhaitons tous, un peu passivement (« Si les autres changeaient un peu, tout irait tellement mieux ! »). Il n’a pas résisté au mal ; il est entré dans l’injustice pour la mettre en lumière et montrer qu’elle n’a pas le dernier mot. Nous sommes injustes au quotidien, c’est vrai, mais la miséricorde que Jésus met en œuvre n’est autre que le « Jour du Seigneur », accessible immédiatement ; c’est le sens du mot « dimanche ». Si nous l’acceptons, il nous rend justes aux yeux de Dieu, mais pas seulement pour nous-mêmes, pour une échappée individuelle : si nous reconnaissons que nos racines remontent à Abraham, alors quelque chose en nous va transpirer du don de Dieu, car le monde attend, dans la crainte de l’imprévu, et recevoir cette justice nous rendra actifs.
Mais c’est une histoire d’amour, donc très vivante et très fragile. Plusieurs pistes nous sont données pour l’entretenir ; trois, en fait. D’abord le psaume : par le chant, un moment de justice divine se fait présent, comme Marie le chantait dans le Magnificat ; un temps de jubilation permet d’avancer. Ensuite, un rappel à l’ordre, comme Paul sait si bien faire. Il agit, et il demande même de l’imiter, ce qui paraît un peu gros : ou bien il est inconscient, ou bien il nous domine du haut d’une perfection inaccessible, ce qui serait pire. Non, il parle de travail et d’argent, car il nous connaît, justement parce qu’il se connaît lui-même ; il ne cache pas ses défauts, mais sans s’y attarder ni gémir. Pourquoi n’ai-je pas envie de demander qu’on m’imite ? Parce que je suis trop imparfait, sans doute. Mais allons plus loin : parce que je me juge indigne, et cela fait écran, car au fond je ne suis pas très sûr de la miséricorde divine.
Et l’évangile donne une troisième piste. Tout est précaire : le plus beau des temples est périssable ; les guerres resurgissent ; même la terre est instable, elle peut trembler. Jésus tranche : n’allez pas écouter un gourou qui vous rassure et vous arrache du réel. Et vous allez découvrir une chose que vous ne soupçonnez pas et qui est en vous : vous sachant aimés, vous ne serez pas pétrifiés face à l’adversité, qui de toute manière va arriver par surprise ; vous aurez une parole qui touche. Lors des premières persécutions au Japon, un nouveau converti, face à la mort, ne s’en prenait pas aux chefs de sa nation. Il disait simplement, un peu étonné et priant : « Ils n’ont pas compris. » Ce n’était pas un surhomme, mais un pécheur ordinaire, comme vous et moi.
Alors ? Persévérer ?
32ème Dimanche Ordinaire
6/11/16, 32e dim. ord. C
2 M 7,1-2 + 9-14 ; Ps 16,1-8 + 15 ; 2 Th 2,16 – 3,5 ; Lc 20,27-38 (brève : 20,27 + 34-38).
Que penser de la croyance à la résurrection ? Partons du Ps 1 : « Dieu connaît la voie des justes, la voie des impies se perd. » Être connu ainsi, ça ne s’efface pas, même si on sait pas bien comment le dire ! L’impie n’est pas d’abord le pécheur (qui ne l’est pas ?), mais celui qui ignore qu’il est connu, ou qui se refuse à voir que sa vie est maigrichonne – quels que soient ses revenus.
Le récit des martyrs maccabées, un peu répétitif, est étrange. Voilà des gens qui sont torturés à mort pour refus de manger du porc. Cet interdit n’a apparemment aucune raison d’être, ni morale ni hygiénique. Il n’est pas intelligible, mais il vient de Dieu, et tout est dit : celui qui l’observe sait qu’il est connu, et que sa vie n’est pas vaine, quoi qu’il arrive. Et ainsi ces martyrs ont une force, face à laquelle le roi est plein d’admiration mais reste impuissant, alors qu’il se croit plein d’assurance et maître de tout. C’est un thème très biblique : les grands de ce monde ignorent qu’ils sont faibles, et même naïfs. Ainsi Hérode Antipas est ligoté par un serment idiot et par l’opinion de sa cour : c’est tristement et par faiblesse qu’il condamne Jean-Baptiste, alors que celui-ci, même prisonnier, ne perd pas sa liberté.
Le psalmiste souffre, mais il sait d’expérience qu’il est connu, qu’il est visité, même s’il ne sait pas trop comment. Il sait qu’il connaîtra la face de Dieu, que tous ses désirs seront comblés, même s’il ne sait pas l’imaginer et si sa vie quotidienne l’oblige à une persévérance peut-être têtue.
C’est ce que nous rappelle Paul : le Christ a enduré l’injustice, car il s’est toujours cru aimé. Les Thessaloniciens sont nos frères : en oubliant qu’ils sont aimés, leur vie devient fatigante, hésitante ; ils font le bien avec parcimonie, espérant quelque gratification. Mais ils reçoivent une mission simple : prier pour l’évangélisation, qui s’oppose à l’esprit myope du monde, alors que celui-ci s’énerve si facilement. Ils en seront les premiers bénéficiaires, leur peu de foi trouvera un réconfort.
Nous avons peu de détails sur la vie de Paul, mais on peut conjecturer qu’il n’est pas allé vérifier que Jésus était bien né à Bethléem, que son tombeau était bien vide et qu’il était bien ressuscité. Certes, un miracle impressionne, mais ne donne pas l’Esprit saint, s’il n’y a pas l’Écriture, reprise par des témoins vivants – et imparfaits. Et Paul est un témoin infatigable - et imparfait. Il sait qu’il est connu, mais que lui-même connaît mal. Il est toujours en mouvement et ne tient rien pour acquis.
Et l’évangile de ce jour a une dimension humoristique. En effet, par un petit raisonnement qui n’a rien de métaphysique, Jésus ferme la bouche aux sadducéens qui ridiculisent la résurrection. Étant attachés à l’Écriture, ils doivent admettre que le Seigneur est le Dieu des vivants, et aussi qu’il est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ; c’est explicite dans la Tora. Alors ? Ceux-ci vivent, même si on ignore comment, car nous ne savons pas concevoir une vie hors du temps et de ses rythmes ; ça ressemble forcément à un cimetière ! Or, ces sadducéens sont aussi nos frères : ils voudraient être sûrs, mais comme souvent Jésus a commencé par les renvoyer à eux-mêmes. Savent-ils vraiment qu’ils sont connus pour eux-mêmes et pas seulement à travers une postérité ?
Et nous ? Quels sont les signes qui nous montrent que nous sommes connus et aimés, au-delà de ce que nous pensons de nous-mêmes ?
31ème Dimanche Ordinaire
30/10/16, 31e dim. ord. C :
Sg 11,23 – 12,2 ; Ps 144(145),1-2 + 8-14 ; 2 Th 1,11 – 2,2 ; Lc 19,1-10.
Le pardon n’est pas l’oubli, nous en faisons tous l’expérience, parce que nous ne sommes pas tout-puissants, tout simplement. Jésus disait : « Ne résistez pas au mal. » Pourtant, nous résistons, car nous avons une identité à défendre, même si nous n’en sommes pas très fiers. C’est ce qu’a fait Adam en accusant Ève, et il s’est retrouvé seul, avec sa vie à gérer. Justement, le pardon est un effet de la toute-puissance de Dieu, nous dit la Sagesse. Il aime ce qu’il a créé, même si la plupart de ses créatures l’ignorent. Davantage, il veille, et il reprend ceux qui tombent, nous dit-on. En fait, c’est par l’Écriture que nous l’expérimentons, dit et redit Paul : c’est par elle, prise en vrac ou en détail, que nous sommes visités, spécialement dans des zones mal connues ou douloureuses : « Écoutez, et vous ferez. » C’est ainsi que la miséricorde de Dieu s’infiltre, suscite des gestes et ouvre des horizons. Autrement dit, pardonner, c’est nous retrouver dans le fatras des injustices de l’histoire biblique, renouer les fils de notre histoire concassée. Ce n’est pas de la pitié molle ou sentimentale : cela nous fait grandir, trouver notre juste place à travers des événements inattendus. Mais heureusement, l’homme est libre, et il peut toujours refuser cette forme très spéciale d’amour désintéressé – ou s’en trouver secrètement indigne.
Le psaume est très optimiste : « Je bénirai ton nom toujours et à jamais. » Il chante la reconnaissance de se voir aimé, avec deux dimensions : louange et témoignage, qui sont des fruits de la Sagesse. En effet, la louange déborde activement, mais elle est toujours à renouveler, sinon elle devient fade, et l’Écriture devient un dossier bien rangé. Dans ces moments de grâce, nous sentons que nous ne vivons plus seulement pour nous-mêmes, dans un monde indifférent ou hostile. Le pardon est transitif, et en réalité tout le monde en a besoin, si nous regardons bien.
Paul avertit les Thessaloniciens de deux dangers opposés : d’un côté la routine qui rend la foi inactive, qui avachit le désir ; de l’autre, le frémissement eschatologique, l’agitation face à une fin imminente, les illusions qui détachent du présent. C’est sur ce point que Paul intercède, pour que la communauté et chacun retrouvent le dynamisme de la Sagesse, ou de l’Esprit. Oublions-nous que nous avons été appelés ? Nous sommes un peu comme Moïse au moment du buisson ardent : « Seigneur, trouve quelqu’un d’autre ! » C’est encourageant, car ensuite il s’est finalement laissé guider par la Sagesse.
L’évangile nous campe Zachée de Jéricho. Il a des sous, mais il ne parvient pas à se situer : il est petit, il court devant, et il se fait grand en montant sur un arbre, un sycomore qu’on montre encore à Jéricho. C’est une prudence pour voir les choses d’un peu loin, à tout hasard. Plus bas sur terre, Jésus ne se laisse pas droguer par une foule d’admirateurs ; la foule est versatile, elle n’est pas une assemblée, et plus tard elle le condamnera. Jésus ne faisait que passer, mais il lève les yeux, le voit, s’arrête et l’apostrophe : « Descends ! » Il interrompt son parcours et veut prendre du temps et entrer chez lui, le visiter, tout comme l’Écriture ; sans lui faire la morale. Zachée est pécheur, mais son cœur rétréci n’est pas mort, et il est capable de se voir aimé sans préconditions ; comme tout le monde. Il lâche la bride, il va changer de vie, et il connaît une joie insoupçonnée. Restons un moment avec lui.
30ème Dimanche Ordinaire
23/10/16, 30e dim. ord. C :
Si 35,15b-17 + 20-22a (lire tout le passage 35,15-22) ; Ps 33,2-3,16.18,19.23 ; 2 Tm 4,6-8.16-18 ; Lc 18,9-14.
L’injustice est toujours présente, que nous la percevions à petite ou à grande échelle. Dieu semble être ailleurs, et il l’est si tout le monde l’oublie, d’où la tentation permanente de se faire justicier, car on éprouve par moments une violence sourde. C’est comme ça qu’a commencé Moïse, mais c’était trop fort pour lui, et il s’est longuement évanoui dans la nature, puis il a peiné à accepter une mission. Face aux réalités, le pauvre n’est pas nécessairement un nécessiteux ou un clochard, mais celui qui ne se résigne pas à devenir insensible, à ne cultiver que son jardin privé. Il souffre de l’injustice, mais il reconnaît lucidement qu’il n’a aucun moyen efficace, et se demande peut-être si sa vie a un sens. La sagesse du Siracide ouvre une porte : entrer dans une relation intime avec Dieu, par une supplication répétée, persistante, humble ; et aussi par une méditation sur les grandes figures bibliques. C’est lui qui prendra en charge ma violence, et qui sait où et comment m’exaucer, bien entendu à sa manière, car l’histoire ne s’arrêtera pas, avec de nouveaux défis.
Le psaume prolonge en osant me faire dire, à moi qui le chante, « sa louange sans cesse à mes lèvres ». N’est-ce pas là un simple vœu pieux, une liturgie qui sort de la réalité ? Peut-être, mais voyons la fin du poème : « pas de châtiment pour qui trouve en lui son refuge. » Alors que la justice s’attache à la relation à autrui, une autre dimension apparaît : la miséricorde, c’est-à-dire une transformation de ma relation avec moi-même : liberté et jubilation. Nous avons tous une mémoire alourdie de choses jamais acceptées, d’angoisses, de hontes enfouies ; il est si facile de se mépriser secrètement – et de bluffer pour l’entourage.
C’est précisément ce que n’a pas fait Paul : aujourd’hui, il dit simplement ce qu’il a réalisé, sans s’aveugler sur les épreuves qui l’attendent encore ; ce n’est pas de la vantardise, car ailleurs il précise qu’il est incapable de faire le bien par ses propres forces. S’adressant à Timothée qui s’est affadi, il met en relief un désir de Dieu qui n’est jamais assouvi sur terre. Quiconque ne désire plus rien est mort.
L’évangile bien connu du pharisien et du publicain ajoute une touche essentielle. Le publicain se sait pécheur mais ne se résigne pas : il supplie, et rentre chez lui justifié, dit Jésus. Non pas amélioré, mais justifié, ce qui est très différent : son péché n’est plus un poids, mais demain il sera confronté aux mêmes réalités. Quant au pharisien, il représente un type éternel. Il est fier de ses bonnes actions ; on pourrait ajouter qu’il éduque bien ses enfants et qu’il ne trompe pas sa femme. Tout cela est excellent, mais pourquoi a-t-il besoin de se croire meilleur que ce publicain qui est derrière lui ? Inconsciemment, il y a en lui une fissure, un doute : s’il cesse d’être parfait, il sera condamné, et au fond il a peur ; il n’est pas dans la jubilation. Son Dieu est simplement un justicier. Ou plus exactement son Dieu n’existe pas : il n’y a que lui-même, qui se construit peu à peu, avec un décor de piété ; il se rassure en se voyant meilleur qu’autrui. C’est très fragile, car il ne sera jamais prêt à affronter un échec professionnel ou la mort d’un enfant.
N’ayons pas peur de nous reconnaître un peu pharisiens, mais entrons dans la jubilation de nous découvrir pardonnés. Le Christ a pris en charge le péché !
29ème Dimanche Ordinaire
16/10/16, 29e dim. ord. C :
Ex 17,8-13 ; Ps 120(121),1-8 ; 2 Tm 3,14-4,2 ; Lc 18,1-8.
Amaleq, qu’on retrouve en divers points de la Bible, figure l’ennemi absolu qui surgit sans prévenir. Ici, il paraît au moment où les Israélites ont douté de Dieu et voulu retourner en Égypte : un esclavage connu est plus confortable qu’une liberté risquée dans un lieu bizarre, car la Terre promise est encore loin. Et voici Amaleq qui attaque. Moïse, qui toujours aime et défend son peuple très ingrat, réagit instantanément à deux niveaux : d’une part face au combat, un préparatif de guerre avec Josué, avec toute la technologie utile ; d’autre part, il prend position en hauteur pour prier, muni du bâton de Dieu qu’il a levé pour fendre la mer Rouge. Un outil dérisoire, mais un symbole : Moïse intercède, et cette intercession a une force. L’ennemi recule. Ce n’est pas de la magie, car Moïse n’est pas tout-puissant : il peine, et il lui faut de l’aide pour que ses bras fatigués expriment encore sa prière.
Le psaume exprime le sens de l’épisode, mais sous une forme déroutante : apparemment, le Seigneur veille, et tout va bien ; il ne se passe rien, ce qui ne paraît pas très réel, ou alors cela suggère un club très fermé de sages supérieurs sans soucis matériels. En quoi veille-t-il au juste ? Comme une assurance tous risques ? Sûrement pas ! Revenons à Amaleq : c’est une provocation envoyée par Dieu à un moment de doute pour réveiller son peuple, qui persiste à râler. Comme nous : il titille notre liberté, nos petites certitudes, pour nous inviter fermement à regarder vers une montagne, à le redécouvrir, ce qui heureusement n’est jamais fini. Mais on peut parfaitement tout abandonner.
Justement, Timothée en est là. L’Esprit avait annoncé des combats, dont Amaleq est une figure persistante. Timothée sait déjà tout, mais il n’ose plus parler, surtout à contretemps. Or, l’Écriture est là, avec ses rédacteurs inspirés par Dieu. Elle a le pouvoir d’encourager et d’éclairer quand elle est prononcée par une voix humaine ; c’est la position de Paul à l’égard de Timothée. Sans un témoignage vivant, elle peut rester lettre morte, collection éparse de vieux souvenirs un peu poussiéreux. Avertissement sans frais !
L’évangile donne la parabole bien connue du juge inique et de la veuve insupportable. Le juge, un notable, est une nouvelle figure d’Amaleq, qui se croit fort (comme « le Dragon, le Diable, l’antique serpent », cf. Ap 12). Mais considérons l’humilité et la liberté de cette veuve : elle ignore le qu’en-dira-t-on et elle est démunie, sans position ; sa seule force est sa supplication. Elle persiste et vainc ; le juge est obligé de devenir juste. Et Jésus commente : Dieu n’est pas injuste, mais il patiente ; il attend une persévérance croyante. Mais en même temps, il fait justice rapidement, ce qui paraît contradictoire. Non, car il donne des signes qui vont entretenir cette persévérance, la rendre vivante ; à nous de les découvrir, de nous en nourrir, car alors la louange devient possible dès aujourd’hui, d’autant plus que d’autres témoins nous entourent. Et si plus personne ne voit rien, la foi n’est plus qu’une coquille creuse, un dossier rangé au grenier ou sous le tapis. Répétition de l’avertissement sans frais, quand il nous arrive de perdre tout discernement.
28ème Dimanche Ordinaire
9/10/16, 28e dim. ord. C :
2 R 5,14-17 (lire un peu auparavant) ; Ps 97(98),1-4 ; 2 Tm 2,8-13 ; Lc 17,11-19.
Naamân, un officier araméen d’une armée ennemie, était lépreux. Ayant entendu parler du Dieu d’Israël, il s’y rendit, et le prophète Élisée lui fit dire de se plonger sept fois dans le Jourdain, consigne plutôt simple. Ainsi guéri, il reconnaît étonné que Dieu d’Israël est unique et vivant, et qu’il est le même pour tous, mais se voyant en dette, il veut rémunérer le prophète, qui refuse. Transformé alors « comme un petit enfant », il emporte un peu de terre d’Israël : ainsi, la Terre promise va s’étendre au loin, et le Jourdain qui en marquait la frontière va rester comme lieu de bénédiction jusqu’à Jean-Baptiste.
Le psaume affirme que Dieu révèle sa justice aux nations. La raison en est très simple : s’il est unique, alors l’humanité est une. Mais il ne s’impose pas, même à ceux qui veulent faire la guerre, que ce soit à leurs voisins ou à d’autres peuples. La tâche d’Israël, petite nation, est d’être le médiateur de Dieu (« peuple de prêtres », lors de l’Alliance au Sinaï). Saint Augustin avait une formule : la nature humaine aurait été avilie si Dieu n’avait pas voulu que ce soit des hommes qui parlent de lui à d’autres hommes ; la médiation se fait par des témoins. (Il ajoutait d’ailleurs que ceux-ci n’étaient pas plus hauts que la science de leur temps, ce qui élimine entièrement toutes les questions d’exactitude biblique face aux connaissances modernes : l’être humain est toujours le même, avec ses joies et ses contradictions.)
Justement, Paul s’adresse à l’homme réel, qui parfois sait aimer, mais bien souvent sécrète de l’injustice ou en subit. Il a secoué Timothée qui s’affadissait et aujourd’hui il rappelle l’essentiel de l’Évangile, centré sur la croix : « Si tu joins ta mort d’aujourd’hui à celle du Christ, avec lui tu vivras. » Il ne s’agit pas d’un autocollant, mais du salut par une intimité avec lui, à travers toutes les Écritures. Bien entendu, une telle relation tend toujours à se routiniser, et il faut alors se protéger d’un monde dangereux. C’est une sorte de clé universelle de liberté face aux événements. Mais ce n’est pas magique, et l’exemple de Timothée est instructif : tout en étant très proche de Paul, il a pu oublier et avoir honte d’une telle vérité.
L’évangile nous met face à une question très ordinaire : une maladie guérie est-elle une simple parenthèse qu’on referme ? Voici dix lépreux, qui sont contagieux et obligés de se tenir à l’écart des villages. Les rumeurs circulent ; ils ont entendu parler de Jésus et l’interpellent de loin. Celui-ci s’en tient à ce que prescrit la Loi : faire valider une guérison par les prêtres du sanctuaire. En effet, ils sont guéris, et l’un d’eux revient en exultant et en rendant grâce ; or, c’était un Samaritain. Tous ont cru à la parole de Jésus et ont été guéris. Mais ce n’est pas la foi, car les neuf autres se sont simplement réjouis d’être sortis d’une mauvaise passe, sans plus, comme quand on a eu un traitement efficace. La foi est bien davantage, car l’action de grâce finale donne un sens à toute la maladie : le Samaritain n’est plus le même qu’auparavant. Et l’on rejoint Paul : ce qui a été vécu comme une croix avec le Christ peut devenir une graine de vie éternelle, « ce qu’on ne croirait pas si on nous le racontait », comme le disait Isaïe.
27ème Dimanche Ordinaire
2/10/16, 27e dim. ord. C :
Ha 1,2-3 et 2,2-4 ; Ps 94(95),1-2 et 6-9 ; 2 Tm 1,6-8 et 13-14 ; Lc 17,5-10.
Habaquq pose une bonne question : Pourquoi ce silence de Dieu quand tout va mal, comme s’il n’écoutait pas, ne voyait pas ? Pourquoi déclarer que le juste vivra de sa persévérance, comme s’il devait fermer les yeux et les oreilles ? Que m’importe qu’une prophétie favorable s’accomplisse plus tard ?
En fait, il faut prendre la question à l’envers, puisque le mal et l’injustice sont des réalités permanentes : Pourquoi croire qu’un Dieu unique préside à un monde qui paraît aussi mal fait, au moins chez les humains ? Eh bien, depuis toujours l’homme s’inquiète des puissances sociales ou cosmiques qui le dépassent, et il cherche sans les connaître à les domestiquer en les personnalisant et en faisant divers rites qui lui donnent une position dans un monde imprévisible, où il faut se protéger de la violence. C’est la religion naturelle, qui s’apparente à l’idolâtrie et qui est très présente de nos jours. Elle est fondée sur l’échange : en faisant une offrande, j’attends d’être payé en retour, sans trop savoir par qui. C’est ainsi qu’on a pu voir récemment le gouvernement français assister à une messe pour conjurer quelque chose qui l’inquiétait : un vieux prêtre avait été assassiné pendant la messe.
Eh bien, la Bible s’appuie sur cette capacité religieuse de l’homme, mais en la retournant : elle répète à longueur de pages qu’il y a une initiative qui vient de Dieu, alors que l’homme cherche ailleurs. Adam et Ève l’ont fait, et ils ont connu la peur et le désamour ; Caïn et sa postérité ont sombré dans la violence ; l’entreprise totalitaire de la tour de Babel n’a pas pu tenir, etc. Et l’initiative divine s’exprime d’une manière très discrète, qui donne du sens pas à pas : Noé, l’appel d’Abraham, Moïse et les prophètes, Élie à l’Horeb, Jésus seul contre tous… Et aujourd’hui Malachie murmure quelque chose. Tout cela forme une histoire où l’homme peut s’insérer, en sortant de la peur et en supportant son voisin. Il s’agit bien d’une connaissance de Dieu dans la durée.
Le psaume qui orchestre cela aujourd’hui est bien connu, mais il rappelle une dure réalité : quiconque s’endurcit le cœur, se fige et n’écoute plus rien sera comme les anciens Israélites ; ne pouvant ni retourner en Égypte ni arriver en Terre promise, ils devaient mourir au désert, sans mémoire ni espérance. Une génération perdue ; toute une vie pour rien ! Comment en sortir ? En chantant cette affaire ancienne, ce qui oblige à l’écouter.
Or justement, Timothée a un passage à vide : il n’est pas prêt, il n’est pas sûr, il ne sait plus de quoi témoigner, sauf à vendre des bondieuseries, il a honte. Ne l’accusons pas, car nous sommes comme lui, dès que nous cessons d’écouter celui qui veut nous visiter là où nous sommes – et surtout pas là où nous voudrions être. Et c’est en écoutant que nous retrouvons le beau qui nous entoure et nous dépasse.
Comme Timothée, nous aimerions avoir une foi solide, mais Jésus met les choses au point. Peut-être croyons-nous que Dieu existe, mais notre foi réelle est très modeste. C’est notre situation aujourd’hui. Face à la mer Rouge, les Israélites n’avaient aucune foi, et pourtant elle s’est ouverte. Nous aussi, nous avons expérimenté que des montagnes peuvent devenir des taupinières, alors que nous ne l’avons pas mérité. Et Jésus nous donne une feuille de route très accessible : fais paisiblement ce que tu as à faire, sans chercher à être reconnu par quiconque, et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
26ème Dimanche Ordinaire
25/9/16, 26e dim. ord. C :
Am 6,1a.4-7 ; Ps 145(146),6c-10 ; 1 Tm 6,11-16 ; Lc 16,19-31.
Amos campe une réalité de toujours : une jeunesse nantie ou se croyant telle devient sotte, car elle ne discerne plus rien, ni la fausse stabilité du confort, ni la précarité des équilibres sociaux. Un détail attire spécialement l’attention : la musique. Quel est le sens de faire des instruments à la manière de David, de composer des poèmes et des chansons d’un autre style ? La Bible dit et répète que la musique suscite la présence d’une divinité, mais laquelle ? Une qui accroche sur le réel et sur autrui, ou une autre qui isole et enferme dans le rêve ? Amour ou ivresse ?
Le psaume prend position : heureux qui chante le Dieu de Jacob, car il rend les aveugles voyants. Ce n’est pas de la magie, mais de la mémoire : ce Dieu a la dimension du monde, et ses traces forment une longue histoire. Celui qui le chante hésite peut-être secrètement, mais il va trouver sa place : il cesse d’être une erreur dans la création, même s’il est orphelin, même s’il se croit abandonné, même s’il est étouffé par ses contradictions et s’efforce de les masquer.
La parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare est imagée, mais très suggestive : le riche est devenu infiniment étroit, il ne voit rien et sa vie est sans horizon. Il a perdu toute mémoire, et sa mort confirme son néant. Destin tragique, infrahumain, et dans son infantilisme il croit qu’une goutte d’eau pourrait l’apaiser, ou qu’un miracle aussi gros qu’une résurrection aurait pu changer sa vie, ou pourrait réveiller ses frères. C’est encore vrai : affirmer platement que le Christ est ressuscité ne peut que susciter un haussement d’épaules ; ce n’est qu’un fait étrange, sans conséquence utile. C’est ce qu’a expérimenté Paul quand il s’adressait aux oisifs d’Athènes (Ac 17) ; faute d’Écriture, ils ne pouvaient comprendre la notion de péché. En effet, par Moïse et les Prophètes, Dieu se révèle lentement, en me montrant qui je suis sans me condamner, et il me lance dans une espérance. Et je ne suis plus seul : mon voisin est un peu bizarre, mais au fond il est comme moi.
Le passage de la lettre de Paul à Timothée est déroutant, car il lui fait la morale ; il n’y a pas une once de miséricorde divine. Que s’est-il passé ? Il apparaît que Timothée était bien parti et qu’il a fléchi, un peu comme Pierre face à la croix, et Paul s’adresse à lui comme à un enfant qui est hors d’état de comprendre, mais il évite de le materner, de jouer son jeu : il faut faire ceci et éviter cela, sans explication. Il exige une obéissance presque passive. Pourtant, cette pédagogie abrupte s’adresse à un adulte, qui est déjà un « homme de Dieu » : il s’agit de réveiller sa volonté et sa mémoire endormies en le guidant par un rappel ferme de ce qu’il sait déjà. Eh bien, cela nous concerne aussi, car finalement Paul vient nous dire : « Rentre en toi-même, tu peux mieux faire, je te l’affirme ! » Dans la parabole, personne n’est venu le dire au mauvais riche, qui avait tout oublié.
25ème Dimanche Ordinaire
18/9/16, 25e dim. ord. C :
Am 8,4-7 ; Ps 112(113),1-2,5-8 ; 1 Tm 2,1-8 ; Lc 16,1-13 (brève : 16,10-13)
Il est encore question d’argent aujourd’hui, avec la falsification des balances et les petits bénéfices. Le moins riche est plus faible, il n’a pas d’appui, personne ne le défendra, sauf le prophète et ses successeurs, qui dénoncent l’injustice, non pas en faisant la révolution, mais en appelant à la conscience des riches, s’ils acceptent d’écouter. La question a-t-elle vieilli ? Certainement pas : Internet offre des comparatifs qui permettent d’acheter moins cher. Très bien, mais est-ce une obsession, et suffit-il de dire que ceux qui vendent plus cher sont des profiteurs ? Les chaînes de production sont complexes, et les ouvriers chinois mal payés…
L’enjeu est plus large qu’une simple justice mécanique, où nous ne serons jamais à jour. Alors, comment sortir d’une vague culpabilité ? Le psaume oriente vers une réponse simple : l’argent sépare, mais la relation à Dieu va mettre tout le monde sur le même plan, celui des princes qui ne craignent personne, pas moins. Paul va jusqu’à dire qu’un maître et son esclave peuvent être dans la même communauté chrétienne ; il affirme donc qu’il existe un lieu où la relation maître-esclave est transformée ; cela va calmer les questions d’argent, et laisser naître une autre mentalité.
L’évangile prolonge tout cela, mais il exige une petite explication. D’abord, il faut comprendre que l’intendant « a abusé des biens de son maître ». La suite explique de quelle manière : le maître qui admire sa manœuvre ne lui reproche aucun vol. Selon la coutume du temps, l’intendant n’était rémunéré que par un « pourboire » ajouté aux factures (ou reconnaissances de dettes). C’est à de tels « pourboires » qu’il a renoncé, et on voit bien qu’ils étaient abusifs : de 25 à 100%, sans avertissement ! Ainsi, il s’est acheté la gratitude des clients de son maître en renonçant à cet argent ; une relation nouvelle s’est créée, mais il a bien tiré profit de ses fraudes.
Or, Jésus annonce que ses disciples peuvent faire mieux : tout simplement s’ils se reconnaissent comme frères, fils d’un même père. Mais notre expérience est que ça ne marche jamais très bien, pour une raison qui est toujours la même : l’argent rassure, dans un monde hostile. C’est justement sur ce point que Jésus insiste : Cherchez d’abord le royaume de Dieu, cessez de ne voir que l’hostilité ; la fraternité suivra, et avec elle l’intendance.
Comment est-ce possible sans moralisme essoufflant ? Suivons Paul, en deux temps. La semaine dernière il se montrait à Timothée comme témoin d’une miséricorde gratuite, ce qui change le regard sur autrui. Aujourd’hui, il poursuit en montrant l’importance de la prière : louange, action de grâce et surtout demandes. Et il insiste sur celles-ci, parce que c’est très personnel ; il faut oser, et ensuite chercher comment Dieu répond, car ses voies ne sont pas les nôtres. Paul ne dit pas d’aimer les autorités, ce qui serait une invitation au totalitarisme, mais de prier pour elles. C’est très différent, car il s’agit d’entrer dans l’histoire réelle, c’est-à-dire dans ce que nous n’avons pas choisi, et d’y retrouver des traces de Dieu. Une paix est promise.
24ème Dimanche Ordinaire
11/9/16, 24e dim. ord. C :
Ex 32,7-14 ; Ps 50(51),3-4,12-13,17.19 ; 1 Tm 1,12-17 ; Lc 15,1-32 (brève : 15,1-10).
La Bible montre toujours Dieu comme un être vivant, comme un partenaire qui aime son peuple et se sent blessé par son inconduite. Aujourd’hui, c’est le veau d’or, avec une grosse colère divine. Dieu accuse même Moïse d’être nul : il le soupçonne d’avoir créé son propre peuple et de l’avoir fait sortir d’Égypte pour rien. Et Moïse résiste avec courage : il intercède pour le peuple de Dieu sans rien s’attribuer, mais en invoquant un « devoir de mémoire » : Dieu est sur le point d’oublier qu’il a déjà une histoire avec ce peuple et ses ancêtres. En l’oubliant, il se montrerait aussi sot que le peuple, qui est comme nous : lorsqu’une difficulté survient, notre mémoire se rétrécit et surtout se noircit. L’or du veau ne parle pas, mais il paraît certainement plus stable qu’une parole de Dieu. Il est raconté ailleurs que Moïse était le plus humble des hommes. Son intercession franche face au veau d’or le prouve : il sait qui il est. Aujourd’hui, les monastères contemplatifs sont aussi de telles antennes, car le peuple persiste à divaguer…
Le psaume met en scène notre mémoire coriace : le passé pèse comme s’il datait d’hier ; l’Accusateur est toujours là, d’autant plus percutant que nous nous défendons, car personne n’aime être vulnérable. Pourtant, telle est bien la réalité, ce que le monde s’efforce de dissimuler avec une redoutable efficacité. Jésus-Christ a porté tout cela, nous dit-on, mais ça paraît un peu lointain, et justement ce psaume le rapproche, par deux traits caractéristiques : d’abord oser parler à Dieu du point où j’en suis, avec une petite note d’espérance ; ensuite ne pas craindre de montrer la vérité d’une mémoire bousculée ou d’un « cœur brisé », quelles qu’en soient les raisons, c’est-à-dire d’avouer un manque de force. Et l’exemple de Moïse est probant : il avait mal commencé, mais en parlant avec Dieu il a finalement su montrer un « esprit ferme » dans des circonstances adverses.
De même, Paul a un « esprit ferme ». Il explique à Timothée qu’il a reçu une force qu’il n’avait pas méritée, alors qu’auparavant il était hargneux et violent. Il a expérimenté une miséricorde dont il est le témoin infatigable, mais celle-ci ne s’est manifestée qu’après un temps de rébellion. Ailleurs, il se reconnaît encore pécheur, et il se réjouit d’être ainsi humilié, car ainsi il est certain que sa parole ne doit rien à ses propres mérites. Insupportable peut-être, mais libre, n’ayant rien à prouver.
Les trois paraboles du Royaume que nous entendons aujourd’hui ne sont pas de même nature : la brebis égarée et la drachme perdue sont entièrement passives, sans initiative, symboles de l’aveuglement total. Au contraire, le fils prodigue est capable de rentrer en lui-même. Son père n’est pas allé le chercher, mais l’a attendu patiemment, sans s’alarmer de ses sottises ni de ses souffrances. Arrêtons-nous un instant sur ce père. C’est un bon père, qui a transmis quelque chose à ses fils, mais sans rien imposer. L’aîné est parfait, mais il vit d’un moralisme besogneux qui finit par exploser. Le second a voulu tenter une expérience en menant sa vie à son gré, mais ça n’a pas marché, car même l’or a ses limites. Or, il avait dans le cœur des traces de son père, quelque chose comme un fumier sur lequel une petite fleur a pu pousser. Cette fleur lui a donné un « esprit ferme » : il sait qu’il n’a aucun mérite, mais il n’est nullement écrasé par la honte, car il a fini par sentir qu’il y avait chez son père de l’amour vrai.
23ème Dimanche Ordinaire
28/8/16, 23e dim. ord. C :
Sg 9,13-19 ; Ps 89(90),3-6,12-17 ; Phm 8-17 (lire jusqu’au v. 21) ; Lc 14,25-33.
Ce dimanche, canonisation de Mère Térésa.
Les philosophes antiques ont reconnu un Dieu unique, d’où la sagesse suprême d’une petite élite, mais elle est éloignée de l’être humain normal, dont l’existence est précaire et dont les pensées sont peu cohérentes. De fait, nous peinons à comprendre ce qui se passe sur terre. Jésus dit à Nicodème : « Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? » La Sagesse est la présence de Dieu dans le monde ; elle s’incarne en Jésus-Christ. Elle suscite un esprit qui n’est pas celui du monde. Au début de la création, l’Esprit de Dieu planait sur des réalités encore informes, cherchant où se poser. Et il est arrivé sur Abraham, début d’une longue histoire.
Le psaume insiste sur la précarité humaine, encore alourdie par le souvenir des souffrances ou des injustices. Reconnaître cette faiblesse fait désirer la sagesse, mais elle n’est pas comme un médicament qu’on maîtrise. La désirer conduit à la prière, propre à insuffler une paix à la journée qui commence : aujourd’hui sera important, face à tout ce qui se fane ; les souvenirs difficiles cesseront d’être étouffants. Une jubilation est possible.
L’évangile est un peu troublant, car littéralement il demande de « haïr père, mère, épouse, enfants, etc. » Qui voudrait être disciple de Jésus dans ces conditions ? Mais il y a une suite, en deux temps : d’abord « prendre sa croix », puis une parabole double bien choisie qui invite à une réflexion sincère, à un discernement cher à Ignace de Loyola. Pourquoi commencer quelque chose si tout compte fait je sais bien que mes forces n’y suffiront pas ? Pourquoi forcer la réalité, quand elle est adverse ? La tour qui me protégerait est hors de mes moyens ; mon armée qui me défendrait ne fait pas le poids. Mon égocentrisme défensif n’aboutit qu’à une grande solitude ; l’échec inévitable est humiliant, parce que je vais rester vulnérable, et j’ai bien envie de bluffer. Telle est la croix, c’est-à-dire tout ce qui détruit mon intégrité et mes projets : grignotage quotidien ou grosses secousses, on ne choisit pas. C’est insupportable si Jésus-Christ n’est pas là ; or, ce fut justement son expérience, et il a ouvert une voie, en montrant que la croix non seulement n’est pas un cul-de-sac, mais surtout qu’à sa suite la relation à autrui prend un autre goût. (C’est ce qu’a vécu Mère Térésa.) En effet, on est toujours tenté de se réfugier dans l’affectif, qui d’ailleurs n’est pas toujours de l’amour : famille, amis, groupe, nation, etc.
J’hésite à le croire vraiment, mais le Christ me dit avec force que je vaux mieux que ça, que mon histoire chaotique prend sens ! C’est bien ce qu’annonçait déjà la Sagesse.
Ce n’est pas tout : avec l’affectif, il y a aussi l’argent qui rassure. On comprend du billet qu’a adressé Paul à Philémon qu’Onésime, son serviteur ou son esclave, l’a volé. Entre bons chrétiens, ça ne se fait pas ! Oui, mais… Paul ne donne pas l’ordre formel et impersonnel de pardonner, mais il presse Philémon de le faire, en le recentrant sur le Christ. Et nous savons bien que les questions d’argent sont longues à digérer, surtout en famille, car les apparences d’amour tombent vite. Jésus a visé juste !
22ème Dimanche Ordinaire
28/8/16, 22e dim. ord. C :
Si 3,17-20.28-29 ; Ps 67(68),4-7 + 10-11 ; He 12,18-19 + 22-24 ; Lc 14,1 + 7-14.
Encore l’orgueil ! Le sage parle avec douceur, mais il peut être inspiré par la politesse commerciale, qui efface la personnalité, de manière se faire apprécier à tout prix. L’humilité, c’est autre chose : celui qui sait qu’il n’est pas l’auteur de sa propre vie et qui connaît sa place réelle sera doux. Sa parole aura de l’autorité, car se connaissant il connaît autrui. Il ne craint pas l’adversité ou l’échec. L’orgueilleux au contraire est dans une situation tragique : il s’est construit lui-même, il croit qu’il maîtrise sa vie, mais sa situation est très fragile, car il ne peut survivre à un malheur. Comparons Pierre et Judas : le premier était simplement naïf, et il a su pleurer quand il a vu qu’il était capable de renier Jésus ; plus tard, il deviendra un homme adulte, prêt à prendre des risques sans forfanterie. Le second était orgueilleux, voulant tirer parti de Jésus : il a conçu une savante manœuvre pour le soustraire aux dangers liés à la fête. Ça n’a pas marché, et entièrement dégonflé il s’est suicidé ; il n’existait plus, car il n’avait pas idée qu’un plus grand que lui pouvait être miséricordieux.
C’est analogue à ce que Jésus appelle le péché contre l’Esprit. L’humble estime autrui, pour la simple raison qu’il a une estime de soi. Au contraire, l’orgueilleux a un égo encombrant, souvent surdimensionné, qui masque un certain vide ou une douleur cachée ; sa mémoire est malade. Il veut être reconnu, mais étant tout extérieur il ne connaît autrui que de l’extérieur. Le juste, lui, est celui qui sait que son humilité sera souvent prise en défaut ; autant d’occasions où il pourra parler à Dieu ; il n’est plus naïf, et il sait que la vie lui montre que son orgueil ne s’éteint jamais.
Le psaume donne un critère simple : le juste jubile devant Dieu, car il se sait aimé tel quel. Il a une mémoire claire, et les menues chutes de chaque jour sont l’occasion de refaire surface. Ses pas s’allongent sans que ses chevilles faiblissent.
L’évangile du jour est déroutant, car il paraît être d’une banalité pesante : quiconque s’élève sera abaissé, etc. Ce n’est pas spécialement chrétien, alors pourquoi rappeler encore ce trait de sagesse universelle ? Justement, le problème n’est pas de réfléchir intensément pour se mettre à la bonne place, pour avoir l’air d’être humble. Non ! Si tu sais qui tu es, tu te mettras spontanément au bon endroit, et tu te déplaceras presque sans y penser si tu vois que tu t’es trompé. Sans honte, c’est-à-dire sans crainte du regard d’autrui, qui ne passe pas son temps à t’observer comme si tu étais le centre du monde. Le critère vaut encore : le juste jubile !
À propos de douceur, l’épître campe un contraste entre la révélation tonitruante au Sinaï et une invitation douce de Jésus : vous vous êtes approchés de la Jérusalem céleste, une ville réussie où il y a beaucoup de monde, une « nuée de témoins ». Et, surprise ! Vous êtes accueillis tels quels, sans formulaire, sans passeport. Jésus osait dire en substance : « Venez à moi, vous qui peinez, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez un réconfort. »
21ème Dimanche Ordinaire
21/8/16, 21e dim. ord. C :
Is 66,18-21 ; Ps 116(117),1-2 ; He 12,5-7.11-13 ; Lc 13,22-30.
La souffrance des innocents pose une question lancinante, quand les guerres et les injustices sont omniprésentes. Mais, en prenant élan de la mémoire des bienfaits de Dieu depuis la création, Isaïe entrevoit une nouvelle création où après de graves crises, l’humanité déchue se ressoude, mais de façon imprévue : des rescapés des nations découvriront la gloire de Dieu et l’annonceront partout ; ce sont même eux qui ramèneront les Israélites dispersés et résignés dans leur déchéance. C’est un retournement et même une provocation, car au Sinaï c’était l’inverse : Israël avait été institué « peuple de prêtres », c’est-à-dire médiateur entre Dieu et le monde. Isaïe anticipe ce que dira Paul bien plus tard : avec le Christ, c’est Israël qui se trouvera provoqué à retrouver sa place dans une humanité unifiée.
Le psaume de ce jour, le plus bref de tous, va à cet essentiel, sans fioritures politico-sociales : ce n’est pas encore la réalité, mais le chant a le pouvoir de rendre présent et familier ce futur qui à vue humaine est plus qu’incertain.
En contre-point l’épître nous ramène au présent : les épreuves qui sont là ont-elles un sens ? Oui, si on sort des gémissements quotidiens pour les prendre dans la durée, car au jour le jour ça fait mal. Un père qui ne corrige pas son fils montre qu’il ne l’aime pas, mais c’est une affaire qui prend du temps, car il s’agit de créer une mentalité, une mémoire, c’est-à-dire bien plus qu’un clapotis d’instants qui se chassent l’un l’autre. David lui-même, tout asservi à sa gloire militaire, n’a pas su aimer les enfants de ses diverses épouses, et il a fallu la ténébreuse affaire de Bethsabée pour qu’il commence à s’y intéresser.
L’évangile met en scène une question ordinaire de quelqu’un d’ordinaire, qui trahit une inquiétude sourde : Puisque Dieu est si miséricordieux, est-il bien vrai que tout le monde sera sauvé ? Mais Jésus ne se laisse jamais enfermer dans une question qui le placerait hors de l’histoire. Il déplace le problème en introduisant deux éléments : d’abord une porte étroite, plus ou moins masquée par la foule qui s’y presse ; puis un désir d’entrer, qui doit être persistant pour résister au bruitage de cette foule. Mais il ne s’agit pas d’écarter les gêneurs ou de les abattre comme des quilles. Au contraire, le signe du désir d’entrer n’est pas un perfectionnisme égoïste, mais la justice : qui n’aime pas son prochain n’aime pas Dieu et surtout ne croit pas qu’il en émane une force. Une religion purement décorative, avec un miroir pour écho et des idoles en arrière-plan, reste passive et sans effet ; mais c’est toujours tentant, car l’être humain ne peut s’empêcher de rechercher une sécurité.
Jésus est héritier direct de Moïse. Pendant la traversée du désert, il a envoyé douze explorateurs reconnaître Canaan, la Terre promise. Ils ont vu, ils ont eu peur de leur faiblesse face à la tâche, sauf deux ; les dix autres ont découragé le peuple, qui rêvait de retourner en Égypte, pour un esclavage peut-être morne, mais sans risque. Résultat, personne n’est entré, sauf ces deux, Josué et Caleb.
Aujourd’hui, quand tout dans notre vie contribue à rendre vague et sans risque ce désir d’entrer, le Christ vient le stimuler.
20ème Dimanche Ordinaire
14/8/16, 20e dim. ord. C :
Jr 38,4-10 ; Ps 39(40),2-4.18 ; He 12,1-4 ; Lc 12,49-53.
Il faut expliquer un peu les circonstances de la menace qui pèse sur Jérémie. Après une première campagne contre Jérusalem en -598, Nabuchodonosor installa Sédécias comme roi vassal, mais son armée dut reculer face aux Égyptiens qui arrivaient. Les princes de Juda, qui méprisaient la soumission de Sédécias, crurent que la libération arrivait avec ces Égyptiens, mais Jérémie dénonçait cette illusion, et on le menaçait de mort. Sédécias, isolé, le croyait aussi mais n’avait pas le courage de le protéger, jusqu’au jour où un esclave noir le rappela à la justice. Sédécias fit en sorte que Jérémie soit délivré de la citerne boueuse où on l’avait jeté.
Jérémie est lucide : il voit l’exil comme inévitable, mais il va discerner que cette épreuve est une chance de renouvellement, de conversion. Au contraire, ses adversaires veulent défendre leur intégrité sociale à tout prix : c’est un baroud d’honneur tout humain. Qu’aurions-nous fait ?
Le psaume chante l’expérience de Jérémie, délivré de la fange contre toute attente, car d’autres l’ont aidé. C’est le modèle de l’espérance à annoncer aux exilés : ils ont perdu leur force, leur autonomie. Sauront-ils croire sans s’abîmer dans la culpabilité que leur histoire n’est pas vaine, que Dieu a un plan qui n’est pas le leur ?
Sédécias se voyait seul, sans force. L’épître nous rappelle que nous ne sommes pas seuls : il y a eu des « nuées de témoins » par le passé, et il y en a encore aujourd’hui, alors que nous allons d’épreuves en épreuves, avec des fardeaux dont nous ne savons pas quoi faire. C’est très lourd quand nous voulons tout régler, et la drogue du péché ou du confort douillet est illusoire, car elle rend tout encore plus lourd, par la solitude. Or, c’est par l’épreuve que nous nous connaissons mieux, et si nous la joignons à la croix du Christ, ce ne sera pas un cul-de-sac à supporter avec résignation.
L’évangile montre que Jésus est dans le sillage des prophètes. Il a un amour pour son peuple et pour l’humanité, mais ce n’est pas réciproque, car il dénonce les apparences, le mal camouflé en bien. L’homme a été créé libre, mais il ne sait pas trop quoi faire de cette liberté : son voisin est libre, lui aussi, et que va-t-il faire ? Il faut donc tout canaliser, et c’est de là que provient l’éternel légalisme du monde, la tentation constante de s’attacher à des règles pour se protéger. Mais c’est sans connaître Dieu, car le connaître implique de se voir à la fois contradictoire et aimé. Dieu disait à Ézéchiel : « Fils d’homme, tu habites au milieu d’une engeance de rebelles, qui ont des yeux pour voir et ne voient pas, etc. » C’est alors que la violence va se manifester : personne n’aime être dénoncé comme superficiel, mis à nu par surprise. Et Jésus, peu soutenu par ses disciples, ne doute pas du feu purificateur qu’il porte, mais il connaît des moments d’angoisse, comme les prophètes avant lui ; comme eux, il prend le risque de se perdre. Sa confiance en Dieu est mise à l’épreuve, mais c’est ainsi qu’il est passé par là avant nous.
Bonne fête de l’Assomption, c’est demain !
19ème Dimanche Ordinaire
7/8/16, 19e dim. ord. C
Sg 18,6-9 ; Ps 32(33),1.12,18-22 ; He 11,1-2.8-19 ; Lc 12,32-48 (brève : 12,35-40).
Le livre de la Sagesse propose une relecture de l’Exode par une série d’antithèses, et le passage de ce jour est déroutant : un peuple saint sorti d’Égypte, traversant saintement le désert ? Hm ! La bizarrerie vient de ce qu’on confond souvent « saint » et « parfait » ; on moralise, mais seule une statue peut être parfaite. Or, il s’agit d’autre chose : la promesse faite à Abraham a mis des siècles à s’accomplir, à travers des événements qui paraissaient la contredire systématiquement. Abraham a été éprouvé, sa descendance s’est trouvée asservie en Égypte…, et l’espérance n’est pas morte, même si elle ne savait pas trop comment s’exprimer. C’est ça la sainteté. Et nous ? Au baptême, nous avons reçu une promesse de vie éternelle, et qu’est-elle devenue dans la vie réelle ? Bien des choses ont pu l’étouffer, la rendre très vague ou accrochée à une perfection inaccessible, mais le psaume revient au centre : c’est l’expérience d’être aimé tel quel qui donne de l’espérance. Et les défis de la vie permettent un renouveau, à condition de rester à l’écoute, car on peut toujours choisir la mort, qui se travestit en publicité flatteuse. Le modèle est Pierre, dont les gaffes sont les nôtres. Lors de la Passion, il se croit malin, et Jésus lui dit en substance : « Tu vas tomber, mais j’ai prié pour toi. Quand tu te relèveras, encourage tes frères. » Et Pierre est devenu un homme, témoignant d’une expérience. Sûrement pas parfait, mais sanctifié.
L’épître aux Hébreux s’attache à la foi. Nous sommes toujours happés par le visible, le sensible ; et qu’y a-t-il au-delà ? Sommes-nous isolés face à l’inconnu ? Non, grâce à la galerie de témoins que nous donne la Bible, d’Abel aux prophètes : une série de croyants dans un monde hostile, des lucioles presque infimes, mais brillantes. Aujourd’hui, c’est Abraham qui se dresse devant nous. Nous connaissons son histoire, mais nous entendons un détail neuf : il avait quitté Ur, une ville païenne, et sans trop savoir où il allait, il espérait une ville réussie, donc sainte. Ce n’est pas rien, car depuis Caïn, la ville est suspecte : ses fils y ont inventé la métallurgie pour la guerre, la musique pour la fête ou l’ivresse, le cadastre et la monnaie pour les disputes… Où est la communion, alors que tout s’entrechoque sans cesse ? Jésus a résisté à la tentation flatteuse d’être un roi parfait, figeant une société parfaite. L’Apocalypse met en scène les séductions de Babylone la Grande, qui digère tout et oublie qu’elle n’est pas éternelle, car elle croule sous ses contradictions. Une Jérusalem céleste est à l’horizon : la fraternité non pas construite, mais offerte, au-delà de tout culte. Une espérance qui tient pour peu qu’on en discerne les signes, jour après jour.
Et Jésus nous rappelle que le troupeau des croyants est une réalité, même petite. C’était vrai et ça l’est toujours. Avec un critère, la liberté par rapport à l’argent, et une exigence, être prêt. Ceindre ses reins signifie canaliser ses énergies, non pas pour tout bousculer, mais pour percevoir ce qui se passe et y répondre aussitôt, sans remettre au lendemain. Tu peux souffrir ou mourir aujourd’hui même, mais n’aie pas peur : le Seigneur sait pourquoi et te le fera voir, à toi et à tes proches, si tu l’écoutes. La Babylone moderne fait le contraire : jouant sur l’affectif, elle anesthésie. Le pape François disait l’autre jour que le monde n’a pas besoin de jeunes vautrés sur des canapés…
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18ème Dimanche Ordinaire
31/7/16, 18e dim. ord. C :
Qo 1,2 + 2,18-26 (rallongé aux deux bouts) ; Ps 89(90),3-6,12-14.17abc ; Col 3,1-11 (rallongé au milieu) ; Lc 12,13-21.
Tout est vanité, dit Qohélèt, que la tradition identifie à Salomon réfléchissant sur sa vie. Le livre des Rois rapporte que celui-ci était le sage suprême, qu’il a construit un Temple somptueux, qu’il a fait régner la paix dans sa région… Et tout s’est effondré, car il est tombé dans l’idolâtrie, liée au sexe. Son royaume s’est divisé, et malgré de puissants prophètes, tout a fini inexorablement en exil. Cette vue d’ensemble n’est pas inactuelle.
Donc, un bilan nul ? Peut-être, au sens très humain des grands bâtisseurs dont l’œuvre s’émiette, mais pas nul du tout, car il nous provoque à poser de bonnes questions. Il n’invite certainement pas à la paresse, qui n’est qu’un engourdissement où plus rien ne compte. L’activité des enfants le prouve : ils jouent, ils courent, ils se disputent, ils rient, ils provoquent leurs parents, etc. En un mot, ils apprennent à exister, à se faire une place. C’est toujours compliqué et aléatoire, car il y a des souffrances plus ou moins obscures dont on veut sortir.
Alors, vanité des vanités ? Qohélèt donne un critère simple, mais essentiel : « Même la nuit, le cœur n’a pas de repos. » Qu’est-ce qui nous tracasse ? Qu’est-ce que nous voudrions maîtriser, sans y parvenir ? Que craignons-nous de perdre ? Avons-nous peur de faire une bêtise ? Nous voudrions toujours nous mettre plus haut que nos capacités réelles, qui sont limitées, nous le savons bien. C’est la leçon de Qohélèt : la liberté de faire ce qu’il y a à faire, sans craindre l’échec. C’est une responsabilité, mais le résultat est à Dieu. Jésus ne dit pas autre chose aux deux frères qui se disputent un héritage : vous êtes tous les deux dans l’erreur, car vous croyez tous deux assurer votre vie par les sous.
Donc, dormons en paix ? Ce n’est pas du fatalisme. On a le droit, et même devoir de souffrir pour un enfant malade. Alors, de quoi s’agit-il ? De la foi, tout simplement. Savoir que Dieu existe, qu’il est trinité, bref, connaître par cœur tout le Credo peut n’être qu’un simple décor de l’esprit ou une prudence peureuse vers un au-delà assez vague. Croyons-nous que Dieu est présent dans ce qui nous arrive, dans ce que nous voyons ou entendons ? C’est souvent difficile à digérer ; heureusement, mais c’est ça le passage à la foi. Isaïe le disait avec force : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, dit Dieu, mes voies ne sont pas vos voies. »
Et Paul dit la même chose autrement : « Le Christ est notre vie. » Il y a une autre vie en nous, les germes d’une autre mentalité en vue d’une autre connaissance. Bien entendu, le vieil homme est toujours là, et il suscite un tas de péchés, dont le trait commun est l’absence d’amour. Paul donne une belle liste, qui culmine sur le plus grave, le langage faussé : on se justifie et on dénonce autrui.
Alors, qu’est-ce qui se détraque ? L’oubli de la miséricorde reçue, comme si c’était un acquis, pour qu’on n’en parle plus. Heureusement, les tentations ou épreuves quotidiennes permettent de goûter davantage cette miséricorde. L’Homme Nouveau sait qu’il est pécheur et n’en a pas honte. La « vanité » de Qohélèt prend alors un sens libérateur. Et nous oserons voir l’injustice et la dénoncer, sans faire les justiciers.
17ème Dimanche Ordinaire
24/7/16, 17e dim. ord. C :
Gn 18,17-32 ; Ps 137(138),1-2a,2bc-3,6-7ab,7c-8 ; Col 2,11-14 ; Lc 11,1-13.
La pédagogie divine est faite de défis, pour faire apparaître aussi bien nos faiblesses secrètes que nos énergies latentes. La semaine dernière, des visiteurs imprévus mettaient en relief l’hospitalité désintéressée d’Abraham. Aujourd’hui, c’est son sens de la justice qui est mis à l’épreuve.
La Bible montre périodiquement Dieu découragé du comportement de l’homme, qu’il a créé libre et qui en profite pour faire n’importe quoi. Dieu est mécontent de Sodome pour un péché à peine précisé, et voudrait s’en débarrasser, pour améliorer l’humanité. Et Abraham est très libre : il demande la miséricorde, avec un marchandage digne d’une boutique de babioles. En fait, il intercède, et c’est fondamental : il demande à Dieu d’être Dieu, mais sans prétendre contrôler le résultat. Or, il y a une symétrie : Dieu demande à Abraham d’être adulte, c’est-à-dire limité mais assez confiant pour lui parler franchement. Pourquoi ne pas en faire autant ?
Le psaume chante cette force d’Abraham, lequel d’un point de vue humain est quasi inexistant : réfugié sans terre et sans enfant. Son humilité est sa clarté, qui chasse toute angoisse, et même tout mauvais souvenir. Et Paul va plus loin, en donnant le sens du baptême : joindre sa propre mort, sa propre déchéance, à celle du Christ, car il y a une autre vie à la clé. Tout ce qui est proprement charnel aboutit à la mort. Nous le savons bien, comme les Colossiens, mais nous l’oublions, comme les Colossiens, ou nous nous contentons de le savoir, comme une information bien balisée. Davantage, nous oublions que nous avons été pardonnés, car cela suppose une gratitude un peu humiliante, un lien de connaissance personnelle, et aussi un gros nettoyage de la mémoire : on ne peut modifier les faits, mais l’intimité avec le Christ, que Paul rappelle inlassablement, permet d’y voir un parcours de salut, chacun avec ses zigzags propres. « L’ascèse de la mémoire conduit à l’espérance », disait Jean de la Croix. Sinon, la vie est une suite d’instants décousus.
L’évangile montre que les disciples commencent à comprendre quelques aspects de Jésus : il est autre chose qu’un magicien surhumain, car il prie. Ils entrevoient que c’est de là que viennent sa force et sa liberté. Bien qu’ils connaissent les psaumes, ils ne savent trop comment s’adresser à Dieu directement. Et Jésus répond à deux niveaux, simples l’un et l’autre : d’abord le Notre Père, formule communautaire de taille, car Dieu est aussi le père de mes amis comme de mes ennemis, ce qui oblige à élever un peu le regard. Ensuite, à travers quelques paraboles simples, la supplication personnelle. Pour demander quoi ? Eh bien, ce dont j’ai vraiment envie, comme Jésus à Gethsémani, et cela permettra de discerner la réponse de Dieu, qui est toujours oblique. Mais alors, comment fera-t-on pour la comprendre ? Précisément, Jésus ajoute une pincée de sel, pour donner du goût à l’ensemble : demander l’Esprit Saint. Et on rejoint le quotidien : j’ai demandé de réussir à un examen, et je l’ai raté. Je proteste intérieurement, car c’est injuste, et comment vais-je y voir une marque de l’amour de Dieu, sans que ce soit du bourrage de crâne ou de la méthode Coué ? Eh bien, l’Esprit va me permettre de situer ça en perspective dans toute ma vie, une longue histoire qui n’a pas commencé hier !
16ème Dimanche Ordinaire
17/7/16, 16e dim. ord. C :
Gn 18,1-10a ; Ps 14(15),2-3a,3bc-4ab,4d-5 ; Col 1,24-28 ; Lc 10,38-42.
Abraham a quitté son pays sur une promesse plutôt vaste. Ce n’est pas encore bien clair, mais il est resté capable de s’attacher au quotidien. Âgé, il campe près de son troupeau ; l’ambiance est désertique, et la chaleur est lourde. Pourtant, lorsque des passants se présentent, il ne sait rien d’eux, mais il les accueille avec gratitude et se met à leur service, restant debout. C’est une force. Pour ne pas les gêner, il ne leur propose d’abord que de l’eau et du pain, mais une fois installés il leur offre bien plus. Et les trois passants deviennent des visiteurs qui lui font une promesse improbable. Dans la tradition, ils sont restés une image classique de la Trinité, c’est-à-dire de Dieu qui se fait proche sans s’imposer, avec un brin de provocation et aussi des horizons insoupçonnés. Comment répondre à un visiteur plus ou moins importun ?
Le psaume illustre la source de la force d’Abraham : sa relation à l’argent est claire, car dans une guerre précédente il a refusé de piller les vaincus. Il n’est pas parfait, mais même sans comprendre il sait parler clairement à Dieu. Son espérance n’est pas un rêve vague : elle a pris un tour concret. Et Paul dira que c’est sa foi qui l’a rendu juste ; ses insuffisances humaines ont été submergées.
Paul n’est pas naïf. Il se connaît bien, et il sait qu’après les enthousiasmes qu’a suscités sa prédication, tout va retomber dans la routine. C’est à cause de cela, ou plutôt grâce à cela qu’il a écrit, et on ne peut que se réjouir qu’il ait laissé tant de lettres : bienheureuse mollesse de nos frères colossiens ! Il est confronté à des souffrances, mais il ne donne pas de détails et n’accuse personne. Car ses souffrances viennent à la suite de celles du Christ, qui lui non plus n’était pas naïf. Avec un but très précis : rendre apparent le mal, le péché, tout ce que les cultures du monde – ou la simple politesse – dissimulent. Et lorsque le mal diffus est nommé, il peut être encerclé, l’espérance se fait jour, l’amour se renouvelle. Cette parole ne vieillit pas, en ces temps de violences, où nous sommes tentés de souhaiter une vengeance efficace pour sortir d’une peur paralysante. Les disciples voulaient faire de Jésus un roi parfait.
Jésus s’y est refusé, mais il ne négligeait pas le quotidien, puisque seul le quotidien est réel. Un jour, laissant ses disciples, il vient dîner chez des amis : Marthe, dont le nom signifie « patrone, maîtresse », et Marie ; leur frère Lazare n’est pas visible ce jour-là. Et il se passe quelque chose d’essentiel. Marthe fait une bonne cuisine, elle met des fleurs, elle répand une bonne odeur. Qui le lui reprocherait ? Mais la question est ailleurs : investie dans des choses moralement excellentes et même savoureuses, elle se construit, elle existe, elle n’a pas le temps d’écouter. Peu importe ce que Jésus disait à ce moment. Et le résultat fatal est là : un accident de l’amour fraternel. Elle est jalouse, elle n’arrive plus à parler à sa sœur. Jésus l’appelle deux fois, pour l’obliger à écouter : avec sa parole, une part du repas ne disparaîtra pas. Paul lui rappellerait avec force que son univers est trop étroit, que si elle écoutait mieux elle percevrait l’immensité du monde et du dessein de Dieu, et elle y trouverait sa place avec sa sœur, dans la simplicité et la louange, sans avoir rien à prouver. Et sa cuisine n’en souffrirait pas !
15ème Dimanche Ordinaire
10/7/16, 15e dim. ord. C :
Dt 30,10-14 ; Ps 68(69),14-17 + 30-37 ; Col 1,15-20 ; Lc 10,25-37.
Le Deutéronome demande d’avoir la Loi dans le cœur. Est-ce pour obéir à coup sûr ? Pour être bien encadré par un général en chef ? Non, il ne s’agit pas d’un recrutement militaire, mais du sens de la vie. Nous avons tous été adolescents, cherchant à exister, refusant des limites ou en créant, inquiets de ne pas être le centre du monde. Au paradis, Adam et Ève étaient des adolescents : la création était pour eux, et ils croyaient s’aimer. Puis ils ont entendu cette petite voix qui disait : « Si tu n’es pas tout, tu n’es rien. » Et le choc du réel est apparu : ils ne s’aimaient pas. Dure expérience ! Et qui peut y échapper ?
La Loi dont parle le Deutéronome n’est pas comme le code de la route, qui est anonyme et efficace, mais qui ne nous dira jamais où nous allons. Prenons le Décalogue. Un tas de commandements, mais l’essentiel est la carte de visite, au début : « Je suis ton Dieu, qui t’ai tiré de l’esclavage, alors écoute-moi ! » Ça ne vieillit pas, car la réalité de l’esclavage est constante : les objets familiers, les nœuds affectifs, les ressentiments, etc. ; en fait, tout ce qui nous coupe d’autrui ou de nous-mêmes et nous met en situation de survie. La petite voix du monde moderne nous susurre que nous sommes libres, autonomes. C’est faux, tout simplement ; nous faisons semblant, mais la peur de la mort sous toutes ses formes est toujours au rendez-vous. Limite absolue.
Car le mot Tora, traduit par Loi, signifie d’abord « enseignement ». Il s’agit d’apprendre à vivre sans ivresse, et c’est toujours à refaire, car la vie est par nature instable, comme l’amour. Cet enseignement n’est autre que l’Écriture, qui nous montre que nous somme tour à tour comme Adam, Ève, Caïn, Abel, Samson le faux costaud, le grand Élie capable de se décourager, Jéhu le doctrinaire féroce, le prophète qui prêche dans le désert, Esdras le nationaliste étroit, etc. Dieu devient celui qui se révèle en nous parlant de nous-même sans nous écraser ; il n’est surtout pas une quintessence décantée par un club de philosophes. Et cette parole reste proche aux temps de détresse, nous redit le psaume. Et Dieu, proche de l’homme depuis toujours, est allé jusqu’au bout et s’est fait humain, explique Paul ; il n’a pas résisté à l’horreur de la croix, et finalement tout est transformé, même au ciel, où nous soupçonnons que le jugement couve.
Mais comment entendre quoi que ce soit ? C’est un problème de corps : les oreilles s’ouvrent si on met le corps en mouvement. Telle est l’importance des gestes, qui expriment des choses plus profondes : ça peut être aussi simple qu’un bisou de réconciliation, ou aussi vaste qu’un pèlerinage, qui consiste à sortir de ses sécurités familières. Le mot biblique pour pèlerinage est « pied » ; si le pied avance, le reste suivra : la tête et le cœur vont s’enrichir.
Dans l’évangile, un intellectuel demande à Jésus le secret de la vie éternelle. Tel Nicodème, il voudrait une voie royale, une ligne directe au-delà du fouillis des contingences quotidiennes. Mais Jésus le ramène sur terre, en lui montrant qu’il sait déjà l’essentiel, au moins dans sa tête. C’est le double commandement de l’amour, qui vient du fond des âges, et qui a l’air d’être d’une simplicité presque douloureuse. Et l’intellectuel est déstabilisé ; en fait, il ne s’était jamais réellement demandé qui était son prochain. Et nous ?
La parabole du Bon Samaritain est tellement vraie que l’auberge existe encore ! Que les gardiens du culte en prennent bonne note !
14ème Dimanche Ordinaire
3/7/16, 14e dim. ord. C :
Is 66,10-14c ; Ps 65(66),1-7 + 16-20 ; Ga 6,14-18 ; Lc 10,1-12 + 17-20.
L’histoire de Jérusalem est déroutante, car elle est sans fin. L’œuvre de David et Salomon était superbe, puis tout s’est effondré. Au fond, heureusement, car c’est une leçon permanente : quand on croit tenir ce qu’on a espéré, tout s’affadit, s’effrite. Les rappels inlassables des prophètes n’ont servi à rien, mais ils sont toujours actuels. L’amour immobile n’est plus l’amour. Le bien-aimé et la bien-aimée du Cantique se cherchent toute leur vie, et même quand la génération suivante arrive.
Tel est le symbolisme de Jérusalem : l’espérance fondée sur une mémoire longue, très longue. C’est du concret. La Jérusalem actuelle, remplie de difficultés, n’est pas ce qu’elle devrait être, croit-on toujours ; ce n’est pas un lieu rassurant. Et pourtant, d’innombrables pèlerins ou de simples visiteurs s’étonnent d’expérimenter la parole d’Isaïe : « À Jérusalem vous serez consolés. » La raison en est simple : après quelques agacements ou impressions déroutantes, ils se trouvent visités tels qu’ils sont, et non tels qu’ils croient qu’ils devraient être. Visités, c’est-à-dire entraînés vers une espérance qu’ils pourront cultiver ailleurs, n’importe où dans le monde. En fait, ça demande un peu d’humilité, car on est volontiers plein de soi-même, de ses idées, de ses droits. À cette condition, on découvre alors que telle est la force de Dieu : elle rend actif, elle suscite un discernement pour aborder les réalités.
C’est ce que chante le psaume, qui a toutes les allures d’un vœu pieux, d’un opium émollient. Pourtant, c’est le chant de quiconque a été visité : le regard s’élargit ; le voisin énervant n’a plus la même tête ; le torrent d’informations déversé par les médias cesse d’être étouffant. C’est l’expérience de Marie : elle n’était pas une tête pensante qui réfléchissait sur le destin du monde, mais dans le Magnificat elle a vu grand, car elle a reconnu qu’elle avait été visitée. Tout simplement. Ensuite, elle a su être présente à des réalités difficiles qui la dépassaient.
Et Paul insiste : il ne veut se glorifier que de la croix du Christ. Est-ce du masochisme ? Pas du tout : il connaît la souffrance, physique et morale, bref, la croix qui détruit lentement, tout comme l’ancienne Jérusalem qui est finalement tombée. Mais il a un repère : après la croix, le Christ ressuscité est l’Homme Nouveau. Paul l’a compris et veut en être.
Dans l’évangile, Jésus pédagogue lance ses disciples dans une sorte d’exercice périlleux : annoncer la paix à un monde hostile, pendant qu’il prie pour eux. Il les envoie sans moyens, comme des brebis vite apeurées. Il s’agit de visiter des bourgades, où la moisson est abondante et méfiante – comme partout. Au retour, ils sont impressionnés de n’avoir pas été stériles. Et Jésus en donne le sens : presque sans s’en apercevoir, ils ont trouvé une intimité avec Dieu ; toute peur est surmontée.
13ème Dimanche Ordinaire
26/6/16, 13e dim. ord. C :
1 R 19,16b + 19-21 ; Ps 15(16),1-2 + 7-11 ; Ga 5,1 + 13-18 ; Lc 9,51-62.
La grandeur d’Élie n’est pas d’avoir été une sorte de magicien tout-puissant opérant par lui-même, mais bien d’avoir eu un moment de découragement grâce à la vindicte d’une femme, Jézabel. Il a cru que tout finissait avec lui. Mais c’est alors qu’en s’enfuyant il a rencontré Dieu à l’Horeb, sous une forme qu’il ne soupçonnait pas. Invité à revenir sur ses pas, il accomplit diverses missions, mais il se sait limité, et il accepte d’avoir un successeur, Élisée.
Sa manière de le recruter est singulière : il lui jette son manteau, signe de son bien et de sa force, mais il ne l’entoure pas de petits soins. Au contraire, il le rabroue sans ménagement, car il sait maintenant qu’un homme peut mûrir. Et c’est ce qui se passe : Élisée rentre en lui-même, et finalement le suit, sans regarder en arrière.
Le psaume illustre la transformation d’Élie : fort de sa nouvelle intimité avec Dieu, il n’est plus tout-puissant, mais il est libre et ne craint plus aucun ennemi. Pourtant, ce n’est pas un talisman, mais un mémorial, un point ferme dans la mémoire pour affronter une réalité qui n’est jamais achevée. La relation inaugurée va s’étoffer par un dialogue avec Dieu : « Tu m’apprendras les chemins de vie. »
Justement, Paul parle de cette liberté, qui est un enjeu sérieux de notre temps. Il donne un critère très simple, trop connu depuis l’Ancien Testament : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Et que faire s’il est pénible, s’il ne me comprend pas ? Soyons net, c’est impossible. Pourquoi ? Parce que je veux défendre mon intégrité, sinon je disparais, je prends peur. Mais qui suis-je, au juste ? Un infime détail dans le vaste cosmos, entouré d’autres détails tout aussi infimes et tout aussi prétentieux ? C’est lugubre, et il faut se distraire pour oublier ça. Or, c’est justement là que Paul dit de se laisser mener par l’Esprit. Ce n’est pas vague du tout : cet Esprit nous fait connaître et nous rappelle inlassablement que nous avons un Père, présent tout au long d’une vaste histoire qu’il engendre. Alors, le prochain pénible prend un sens, parce que ma vie a pris un sens. C’est un changement de mentalité. Élie transformé s’est comporté en père à l’égard d’Élisée.
Et l’évangile montre Jésus en mouvement : il sait pourquoi il va à Jérusalem, et il est ferme, comme le Serviteur d’Isaïe ; il va porter le péché de tout un peuple qui s’en moque. Il ne craint pas d’aimer des ingrats, comme nous le sommes (Paul l’a bien compris, lui qui n’était plus scandalisé de lui-même). Jésus invite à le suivre – à l’accompagner, plus exactement –, à se mettre en mouvement, mais sans jouer au justicier et sans être dominé par le passé. Où demeure-t-il ? Dans le sein du Père, explique Jean. Il y reste ; ce n’est ni une île déserte ni un château fort. C’est un habitat du cœur, contre lequel le monde ne peut rien, quel que soit son acharnement.
Eucharistie signifie d’abord « action de grâce ». Même si nos chants traînent, même si les fleurs sont ternes, du gratuit nous arrive, alors que nous étions prêts à l’oublier.
12ème Dimanche Ordinaire
19/6/16, 12e dim. ord. C :
Za 12,10-11a ; 13,1 ; Ps 62(63),2-9 ; Ga 3,26-29 ; Lc 9,18-24.
Il est bien connu qu’un chien blessé peut mordre celui qui vient l’aider. Cette parabole est vraie au quotidien. Pourquoi l’annonce de l’évangile se heurte-t-elle à des murs, déchaîne-t-elle de la violence ? La routine prime, et avec elle la résignation morne face aux réalités déroutantes du monde ; cela donne le droit de râler, ou de croire que le passé était meilleur. C’est concret aussi pour l’Église, qui souvent se borne à une laborieuse pastorale de conservation, de survie, et non de risques. Les martyrs étaient et sont là pour le prouver : leur sang porte du fruit. Car la violence est toujours présente, ce que les cultures du monde s’efforcent de cacher ou de canaliser.
En effet, il faut que l’irréparable arrive, nous avertit Zacharie, c’est à dire que le mal apparaisse au grand jour. C’est irréversible, comme le dentifrice : quand il est sorti, on ne peut plus le remettre dans le tube. Après la mort de Jésus, raconte Luc, la foule a reconnu que c’était un homme bien. Alors, faut-il sombrer dans la culpabilité, puisqu’on réagit trop tard ? Justement non ! Car il a pris sur lui ce mal qui s’est manifesté, et il vit ! C’est le mystère de la miséricorde, que chante le psaume : le mal n’a pas le dernier mot, contrairement à ce qu’on croit souvent.
Et Paul enfonce le clou, sous les apparences d’un discours bien connu : nous sommes fils de Dieu par le baptême. Ce n’est pas un simple décor, ou un brevet d’appartenance à la cohorte des élus, avec une belle carte de membre devenue invisible, cachée dans un dossier. L’expérience de mort est une réalité pour tout le monde : deuil, chômage, découragement, sensation d’être abandonné, révolte contre les injustices, etc. Joindre notre mort avec celle du Christ suppose d’entrer dans la mémoire biblique depuis la promesse faite à Abraham, avant même l’alliance de la circoncision. C’est une connaissance expérimentale, et non livresque. Et cela donne du discernement : avec un tel élan, on saura quoi faire, chacun à sa mesure. C’est la parabole des talents : il ne s’agit pas de dispositions innées, mais d’une parole de confiance qui nous est donnée.
Dans l’évangile, Pierre dit de belles choses, il voit Jésus réglant tout. Mais il se méprend, car il n’a pas encore vu la mort de près ; comme les disciples d’Emmaüs, il connaît l’Écriture, mais elle ne lui dit rien. Et Jésus ne le laisse pas aller bien loin. Il dit de porter sa croix ? Et non pas de la confier à un autre, ou de se laisser porter par elle. Car la croix existe : c’est tout simplement notre histoire réelle, qui souvent nous paralyse. Et Jésus nous relève. À la piscine de Béthesda, Jésus a repéré un infirme sur sa couche. Et il lui demande s’il veut guérir, c’est-à-dire s’il veut sortir du confort psychologique d’un gémissement familier. C’est une très bonne question. Il le relève et lui dit d’emporter sa couche, de ne plus se laisser porter par elle.
Bien entendu, les disciples ne comprennent pas. Et nous ?
11ème Dimanche Ordinaire
12/6/16, 11e dim. ord. C :
2 S 12,7-10 + 13 ; Ps 31(32),1-2 + 5-7 + 10-11 ; Ga 2,16 + 19-21 ; Lc 7,36–8,3.
La faute de David est célèbre, puisque dans la généalogie de Jésus il est rappelé que David engendra Salomon de la femme d’un autre (Mt). C’est une illustration exemplaire du péché originel, qui n’engendre que la mort : je fais ce qui me plaît pour me réaliser, ce qui est d’ailleurs l’idéologie moderne.
Mais il y a une différence majeure : Adam avait accusé Ève. Ici, David, qui était rongé par quelque chose, se reconnaît pécheur, alors qu’il aurait pu accuser Bethsabée, qui n’était pas vraiment innocente. Brusquement, ce petit roi toujours victorieux, même de Goliath, commence à avoir une relation vraie avec Dieu, et c’est comme ça qu’il devient le véritable ancêtre du Messie. Notre baptême proclame la sortie du péché originel, mais surtout annonce une espérance. En effet, nous sommes toujours soumis au discours insidieux du Serpent (ou Dragon, ou Diable ou Satan, comme le dit l’Apocalypse). Ce n’est pas un autre dieu, mais bien une créature, dont la mission est de nous tenter, de nous câliner, de nous mettre au centre du monde, et les sept péchés capitaux se développent.
Comme ça ne marche pas bien, nous accusons les autres, car nous restons aveugles. C’est une expérience fondamentale, qui revient au quotidien. Telle est l’invitation à la conversion, à nous retrouver comme fils de Dieu. Car il ne s’agit pas de faire des efforts pour être parfaits ; ce serait encore cultiver son Moi en restant aveugle. Le moralisme du célèbre pharisien tourne court, car il a besoin de se voir meilleur qu’un autre.
Le psaume raconte la joie d’être pardonné. Ce n’est pas une ivresse, une simple remise à zéro : c’est la découverte d’une histoire personnelle avec Dieu. Car on n’efface pas le passé, mais on le met à sa place, au passé, et il ne pèse plus, car c’est Jésus-Christ qui en porte le poids.
La Loi est sainte dit Paul, car elle me dénonce, et me met dans l’angoisse, car je ne suis pas à la hauteur. La justification par la foi n’est pas la clôture d’un dossier trop compliqué : l’expérience du péché est une expérience de mort. Ou bien tout s’effondre, ou bien c’est un lien avec la croix du Christ, et donc aussi avec sa résurrection. Alors son Esprit vit en moi et change ma mentalité, mon regard sur le monde, les autres, moi-même. C’est pourquoi la condition de pécheur n’est pas une malédiction, mais une grâce.
Et l’évangile met cela en scène de manière très simple. Le pharisien Simon est un brave homme, et comme nous tous il se protège du mal, qui envahit tout et contamine. Nous savons ce que sont les mauvaises influences. Ici, Jésus ne fait pas une théorie sur le salut du monde, mais s’attache à une personne concrète. Cette femme sait qui elle est et ce qu’on pense d’elle, mais elle ne s’est pas cachée. Elle s’est humiliée devant tous, sans bien savoir quoi dire. Son cœur cabossé n’était pas entièrement mort. Elle a espéré, et une nouvelle vie s’ouvre devant elle. Et soyons concrets : si elle retombe, ou bien elle se verra maudite, si elle est orgueilleuse, ou bien elle se souviendra que la miséricorde existe, que sa vie n’est pas vaine.
10ème Dimanche Ordinaire
5/6/16, 10e dim. ord. C :
1 R 17,17-24 ; Ps 29(30),3-6 + 12-13 ; Ga 1,11-19 ; Lc 7,11-17
Quelles peuvent être les relations d’une malheureuse veuve à son fils unique ? Pourra-t-elle le laisser vivre, être lui-même, en un mot l’aimer réellement ?
À Sarepta en Phénicie (Liban), une veuve découragée et indigente se préparait à mourir avec son fils. Le prophète Élie a été envoyé chez elle pour la sortir de son néant en l’obligeant à le nourrir. Aujourd’hui nous entendons un deuxième épisode : le fils tombe malade et meurt. Alors, elle se révèle : tous ses malheurs viennent de son péché, de tout ce qui traîne dans sa mémoire et qu’elle voudrait faire disparaître ; elle se voit punie et s’insurge. Elle s’accroche au cadavre, comme si c’était son ultime bien. C’est ce que voulait faire aussi Marie-Madeleine avec le cadavre de Jésus.
Élie va la libérer en deux temps : d’abord, il lui arrache son fils et la laisse seule. Ensuite, il intercède avec force : par trois fois, car il n’est pas un simple magicien, et il se concentre entièrement sur sa prière, il s’humilie ; comme Paul quand il voulait être débarrassé d’une faiblesse humiliante. Et Élie rend le fils à sa mère, ce que Jésus fait aussi pour la veuve de Naïn. Dans les deux cas, on ignore ce qu’en pense le fils, car la caméra vise la mère. Entrons un instant dans sa conscience : d’une part, la vie de son fils n’est pas sa propriété, elle vient de plus loin que ce qu’elle est ; ce qu’elle voudrait maîtriser n’est qu’un cadavre. D’autre part, son péché ne l’étouffe plus ; on n’efface pas l’histoire, c’est vrai, mais le passé se met au passé, car une vie renouvelée lui est arrivée gratuitement, pour elle-même et pour son fils. Elle n’est plus isolée, elle est devenue fille de Dieu, même si elle ne sait pas le dire.
Ainsi, Dieu n’est pas un justicier, mais une source de vie. Pas n’importe comment : à travers ce qui déroute et dépouille ; nos actions et nos soucis nous remplissent, mais mal ; nous voudrions plus de justice, plus d’harmonie en dehors de nous, nous aimerions que les autres soient rassurants. Jésus a été mis à mort injustement ; ses mains trouées ne retenaient rien.
C’est ce que chante le psaume : l’expérience d’avoir été relevé, alors que nous étions dans le désespoir. Le Dieu que révèle la Bible est ainsi : il permet les épreuves, voire les suscite, pour nous faire découvrir plus grand et plus haut que nos routines familières ou notre imagination toujours étroite. C’est l’Esprit qui a poussé Jésus au désert pour être éprouvé, tenté. Car un homme adulte a dû apprendre, souvent douloureusement, qu’il n’était pas le centre du monde. Apprendre à devenir fils : c’est ce que montrait Jean-Paul II durant son long déclin ; et étant fils, il donnait une image de père, de l’héritier qui transmet.
Dans son épître, Paul affirme justement que l’Évangile n’est pas à la mesure humaine. Il n’a pas honte d’avoir été un perfectionniste et un persécuteur, ce qui va un peu ensemble. Il est libre, car il a accepté la grâce, ou la gratuité de l’amour de Dieu, qui par Jésus-Christ porte son péché. On ne sait trop ce qu’il a fait en Arabie ; peut-être un temps nécessaire pour digérer tout ça : après l’éblouissement, revenir sur terre. Imaginons aussi le bonheur insoupçonné de la veuve de Sarepta.
De l’évangile, retenons deux points : Jésus a rendu le fils à sa mère, et leurs relations seront différentes. Et puis, deux foules, l’une pour le cimetière, l’autre pour la vie, mais elles finissent par s’unir, car après l’épreuve vient l’espérance.
9ème Dimanche Ord. St Sacrement
29/5/16, 9e dim. ord. C St-Sacrement :
Gn 14,18-20 ; Ps 109(110),1-4 ; 1 Co 11,23-27 ; Lc 9,11b-17.
La Terre promise est un lieu de relation à Dieu de manière exemplaire : la travailler pour qu’elle donne du fruit, puis comprendre que ce fruit vient de la vie que donne Dieu, et enfin exprimer une action de grâce très concrète en lui rendant une partie. Le pain et le vin sont issus des produits typiques de cette Terre que sont le blé et la vigne.
Ainsi, bien avant Moïse, Melchisédech (« Roi de Justice ») envoyé de Dieu donne à Abraham du produit de la Terre promise et le bénit. Abraham, qui était arrivé en Canaan comme un réfugié sans postérité, comprend qu’il a été guidé par Dieu, et fait le geste de lui rendre un dixième (« dîme »). C’est un aspect de la foi d’Abraham que Paul voit comme exemplaire.
C’est ce que célèbre le psaume. David, figure du Messie, vient à la suite de Melchisédech, le médiateur. David avait fait des prouesses militaires, mais c’est quand il s’est reconnu pécheur qu’il a commencé à connaître Dieu, d’où une nouvelle force, et il peut annoncer une victoire sur le mal. Le Messie ne sera pas un glorieux général, mais un médiateur.
Paul rappelle ce qu’il a reçu, le rite eucharistique, avec une précision essentielle : en le faisant, on annonce la mort du Seigneur. Donc on la met en scène et par conséquent on y participe : c’est parce qu’il portait notre péché qu’il en est mort : « Voici l’agneau de Dieu », dit Jean-Baptiste. Il n’a pas résisté à notre mal, et par sa résurrection notre dette est effacée. Mais ce n’est pas mécanique, car Paul poursuit en disant que celui qui participe indignement « aura à répondre de la mort du Christ ». Dans le contexte, l’indignité est l’égoïsme, la fraternité en panne. C’est très grave : celui qui ne voit plus son péché est comme s’il avait écarté le Christ comme on écarte un gêneur, ou comme on prend une assurance tout-risque.
La foi est autre chose, et justement « eucharistie » signifie « action de grâce » : c’est une force que souvent nous ignorons. Mais ne nous jugeons pas : nous savons bien qu’avant et après chaque messe nous avons des symptômes d’indignité, surtout un tas de menues poussières de péché. Le Christ n’est mort qu’une fois, mais nous avons à revenir souvent à l’eucharistie, pour la revivre au présent et rester dans l’espérance : ne nous bloquons pas sur ce qui n’a pas marché. Restons dans l’action de grâce, face au don gratuit qui nous est fait.
Enfin, la multiplication des pains nous dit plusieurs choses très simples. Jésus s’était écarté avec ses disciples, mais les foules l’ont retrouvé, car elles sont avides d’espérance. (Pensons aux rassemblements qui se font un peu partout, souvent pour des causes qui nous déroutent.) Puis Jésus parle du Royaume, avec une force qui guérit. Qu’a-t-il dit ? Pas des choses nouvelles ou bizarres, mais simplement l’Écriture, avec la force de l’Esprit qui la rend lumineuse au présent. Et il en résulte une nourriture avec peu de choses, qui rassasie comme l’eucharistie, même en quantité symbolique.
Les 12 corbeilles ? Il y aura une suite, jusqu’à nous. De même au désert, Moïse avait mis de côté une jarre de manne. Un rappel pour ceux qui connaissent Tabgha sur le lac de Tibériade, lieu traditionnel de la multiplication des pains : il y a sous l’autel de l’église une mosaïque antique avec seulement quatre pains : le cinquième sera sur l’autel, pour aujourd’hui.
8ème Dimanche Ord. Trinité
22/5/16, 8e dim. ord. C, Trinité :
Pr 8,22-31 ; Ps 8,4-9 ; Rm 5,1-5 ; Jn 16,12-15.
Nous fêtons la Trinité. Paul en avait la notion, mais il a fallu des conciles pour clarifier l’identité du Christ, vrai Dieu et vrai homme. Certains, à cause de la philosophie qui rend Dieu lointain, voulaient en séparer le Christ, perdant de vue que la signature du Dieu que révèle la Bible est l’histoire du monde, d’Israël, de Jésus et de l’Église – et finalement la nôtre. Et c’est à travers tout cela qu’on peut le connaître et devenir fils de Dieu comme Jésus, car l’Esprit nous inspire, cet antidote du Malin. Et c’est illustré par la Sagesse.
Être sage, c’est chercher la sagesse, dans une quête sans fin. Elle est proche, elle s’invite, mais elle ne se laisse pas dominer comme un objet, car elle est bien plus vaste que notre imagination ou notre cœur. Les Proverbes nous disent qu’elle fut la première créature, donnant au monde un souffle, se réjouissant auprès des humains. Elle est comme l’Esprit, qui au moment de la création cherchait où se poser. Elle peut être poétique, mais elle est surtout pleine d’un savoir pratique, qui rejoint aussi bien le mystique que l’artisan. Elle n’est pas abstraite, mais harmonieuse, et c’est par elle qu’on peut discerner Dieu, et en même temps dominer la création, c’est-à-dire la guider sans pour autant se l’approprier. Notre expérience est souvent loin de cette sagesse : notre petitesse nous décourage, nous fait perdre la paix ; nos désirs contradictoires s’entre-choquent. Pourtant, le psaume admire la création, chante que chacun d’entre nous est « à peine moindre qu’un dieu ». Le Très Grand est capable de se faire Très Intime.
Comment est-ce possible ? Par l’Incarnation, explique Paul. Notre nature humaine est si belle que le Christ l’a revêtue entièrement, mais en se dépouillant de tout privilège, pour être comme nous. Nous ? Nous sommes encombrés d’un tas de choses qui nous donnent l’illusion d’exister, comme si notre être intime ne valait rien ou n’avait aucune force, ce qui revient au même. C’est pour cela que Paul insiste sur l’importance des tribulations, c’est-à-dire des événements de la vie réelle, qui dépouillent, ou comme le dit Jean qui émondent les sarments. L’exemple de Jean-Paul II est éclairant : un homme vigoureux, qui a peu à peu tout perdu tout en restant en paix, plein d’espérance et de présence à autrui. Il connaissait Dieu et n’était dominé par rien. À sa mort, le peuple assemblé à St-Pierre ne s’y est pas trompé.
Dans son ultime discours, Jésus a dit à ses disciples qu’ils feraient des choses plus grandes que lui. Troublés, ils n’y comprenaient rien. Ensuite, ils ont fui la croix, comme tout le monde, car la mort a toutes les allures d’un cul-de-sac à éviter à tout prix. Puis l’Esprit dont parlait Jésus leur a donné une force qu’ils ne soupçonnaient pas. C’est alors qu’ils ont commencé à le connaître, et à travers lui à connaître Dieu, c’est-à-dire « Dieu avec nous » (Emmanuel). Tel est le « bien » de Jésus : c’est son identité. Ayant expérimenté la résurrection du Christ, ils nous permettent d’y croire, nous aussi ; telle est la vérité ultime. Et le Credo le dit simplement : « Je crois à la résurrection de la chair. »
Et le chant du psaume devient lumineux.
Pentecôte
15/5/16, Pentecôte C.
Veillée : Gn 11,1-9 ; Ex 19,3-8a +16-20b ; Ez 37,1-14 ; Jl 3,1-5 ; Ps 103(104),1-2a + 24-25c + 27-28 + 29bc-30 ; Rm 8,22-27 ; Jn 7,37-39.
Jour : Ac 2,1-13 ; Ps 103(104),1ab +24ac + 29bc-30 + 31.34 ; Rm 8,8-17 ; Jn 14,15-16 +23b-26.
En cette fête, beaucoup de réminiscences pour dire l’essentiel, avec Jésus : « Si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous. » Il ne voulait pas nous materner, mais les apôtres ne comprenaient pas.
Le monde nous déçoit, notre vie nous déçoit, nos proches nous déçoivent. Tout cela forme un tas d’ossements desséché, et bien souvent Dieu paraît absent. Avouons-le. Justement, il commence par nous prendre par la main et nous fait tout visiter en détail ; ainsi, il nous fait hésiter, car malgré l’Ascension, notre ciel reste bas, nuageux. Mais les paroles du jour nous lancent dans son projet, qui passe par nos difficultés.
Ça commence à la tour de Babel, faite de briques, une entreprise totalitaire très dangereuse : des humains voulant devenir maîtres du monde, avoir un nom qui remplace celui de Dieu, ou qui se cache derrière ; bref, figer l’hitoire. Cette tentation revient toujours, nous le savons bien, et elle finit en désastre, parce que l’être humain reste pécheur et conradictoire, heureusement ! On le sait depuis Adam !
À l’autre bout vient la Pentecôte, où tout le monde est là pour entendre les louanges de Dieu, pour chanter. Même si certains refusent ! Que s’est-il passé ? Les apôtres ont touché du doigt leur faiblesse par le scndale de la croix, ils savent qu’ils ne maîtrisent rien. Enfermés dans la chambre haute, ils prient, attendant qu’un vrai royaume apparaisse. Et voilà que le mur qui les entoure s’efface : le monde entier est là et ils n’ont plus peur. Une force est entrée en eux, cet Esprit qui leur rappelle tout ce que Jésus avait dit, qui met sa vie et sa présence en eux. Il n’y a ni briques ni tours, mais la manifestation d’un royaume unique qui n’est pas de ce monde. Et qui ne lui fait pas violence.
C’est très nouveau, et en même temps ça vient de très loin : de la révélation au Sinaï. En Égypte, les Israélites étaient esclaves et infantilisés : quand Moïse est venu leur proposer de prendre le risque de la liberté, ils ont refusé, préférant la sécurité amère et monotone de faire des briques, sans savoir pourquoi. Leur ciel était très bas. Puis Moïse a vaincu le Pharaon et les a fait sortir. Ils ne savaient pas bien pourquoi et ils étaient encore passifs, car dès qu’il y avait une difficulté ils murmuraient, et regrettaient la sécurité de l’esclavage. Nous sommes comme ça, nous aussi.
Et ils arrivent au Sinaï, un lieu invraisemblable qui rappelle le chaos primitif et où on manque de tout. Et là, le ciel prend de l’ampleur. Dieu parle de haut, et donne du sens : contrairement à ce que vous croyez, vous avez été portés jusqu’ici sur les ailes d’un aigle, qui voit loin. C’est un retournement : il y a un maître du monde, mais on ne le discerne que quand des événements durs ont fait disparaître ce qui le cache. C’est ce qu’annoncent les Prophètes à un peuple qui a la tête ailleurs, comme nous, avec nos soucis qui nous asphyxient.
L’expérience de Paul est fondamentale : à Damas, son énergie destructrice s’est retournée. Il est réaliste, mais il a entrevu un monde nouveau, qui est dans les douleurs de l’enfantement. L’Esprit lui a fait découvrir Dieu comme Père, chassant toute peur. Pourquoi ne pas le suivre ? C’est à notre portée, si nous sortons de l’isolement !
7ème Dimanche de Pâques
8/5/16, Pâques 7 C :
Ac 7,55-60 ; Ps 96(97),1-2b + 6.7c + 9 ; Ap 22,12-14 +16-17 + 20 ; Jn 17,20-26.
Étienne a prononcé un vaste discours, où il montrait une grande sagesse et même un peu de colère, mais son mérite n’était pas là. La finale que nous entendons aujourd’hui montre la force de l’Esprit Saint, et sa source : il voit le ciel ouvert, et son intimité avec le Christ est devenue telle qu’elle franchit la limite de la mort. C’est pour cela qu’il peut intercéder pour ses adversaires, car enfermés sur terre, ils ne savent pas ce qu’ils font, comme le disait Jésus sur la croix. Ils font le mal, ou plus globalement le mal s’exprime à travers eux. Mais le ressuscité, qui siège comme Fils de l’Homme selon la vision de Daniel, va les défendre, car il a pris sur lui leur péché. Ainsi, Étienne s’endort, c’est-à-dire entre dans une vie que personne ne peut lui arracher.
Le psaume exprime la même réalité, avec un horizon vaste. Les rois du monde sont puissants, mais le peuple d’Israël, choisi pour sa petitesse, atteste un pouvoir plus élevé. Quoi qu’en pensent les grands rois avec leurs armées, la terre n’est qu’une petite chose par rapport à la source de toute vie. Moïse et une troupe d’esclaves ont réduit la force de Pharaon, mais ensuite Dieu a pris soin de leur montrer qu’ils n’étaient pas les maîtres de ce monde.
L’Apocalypse met en scène une sorte de retour au paradis, mais au terme d’une histoire bien réelle et souvent déroutante. Au temps d’Adam, il ne se passait rien, et nous peinons à concevoir un amour immobile. Puis le monde a commencé à bouger, grâce à Ève. « Bienheureuse faute », avons-nous chanté à Pâque, « qui nous a valu un tel sauveur ! » Les élus ont lavé leurs robes, mais pas n’importe où à la sauvette, pour faire bonne figure ; dans le sang de l’Agneau, nous disait-on quelques chapitres auparavant. Car c’est dans l’épreuve que les détails secondaires s’effacent et que se révèle le mystère du Christ. Telle était l’expérience d’Étienne ; telle est aussi l’expérience de beaucoup, avec un quotidien d’allure monotone.
Car nous avons tous un désir profond de clarté, de paix, d’amour, mais c’est souvent enfoui sous autre chose, à cause d’une résignation secrète, comme si le monde était mal géré, et nous réduits à la survie. La semaine dernière, on nous annonçait l’arrivée de la Jérusalem céleste. Aujourd’hui, ça se précise : elle n’est pas un bloc indistinct, car chacun y existe avec son nom, sa vie. Chacun est invité pour lui-même et peut répondre avec courage : « Viens Seigneur Jésus ! »
Et cela rejoint la prière de Jésus dans l’évangile. Il prie pour la mission en général, mais celle-ci ne peut procéder que de notre vie réelle, pour laquelle il annonce deux choses : d’abord, la gloire du Christ sera sur nous ; pas la gloriole, mais la présence, comme pour Étienne. Ensuite, l’unité ; nous avons tous expérimenté que nous ne savons pas bien nous réconcilier, aussi bien en famille qu’à l’extérieur. Reconnaissons que nous n’avons pas la force, que nous craignons de perdre quelque chose. Mais la présence du Christ nous fera voir un ciel ouvert, au-delà de toute limite.
Ascension
5/5/16, Ascension C :
Ac 1,1-11 ; Ps 46(47),2-3 + 6-7 + 8-9 ; He 9,24-28 ; 10,19-23 ; Lc 24, 45-53.
En ce jour de l’Ascension, la liturgie crée une attente. Jésus n’est plus sensible, et l’irruption de l’Esprit à la Pentecôte ne nous a pas encore touchés. Prenons au sérieux ce moment de retrait : dans nos vies, tant de chose vont mal quand nous ne percevons plus l’Esprit. En son absence, l’Adversaire est là, et il accuse, car il a tous nos dossiers. Et dix jours dans le vide, ça nous arrive, et c’est long.
Le récit de l’Ascension nous est conté aujourd’hui de deux manières différentes. D’abord dans les Actes, au jour le jour, dans un climat incertain. Le ressuscité a prouvé sa résurrection, il s’est donné à voir et à entendre, il a parlé aux disciples du Royaume de Dieu. Eh bien ! Ils n’ont rien écouté ou rien compris, car ils n’avaient pas la force de sortir de leur horizon purement politique : restaurer la royauté en Israël, faire une nation propre, sans étrangers, où tout va bien. Et ce n’est pas une histoire du passé : sans l’Esprit saint, nous n’avons pas la force de sortir des lamentations sur la situation. L’Accusateur parle fort, et il s’y connaît.
Dans l’évangile, qui est la finale de Lc, la même chose est racontée après-coup. Le temps de l’enseignement du ressuscité aux disciples est réduit à l’essentiel : l’Écriture s’est accomplie, à vous de découvrir comment. Et les disciples sont devenus apôtres, sans aucun mérite leur part, car tous avaient fui la croix. Une mission universelle de miséricorde leur a été confiée, car ils peuvent témoigner qu’ils ont été pardonnés ; la confiance qui leur est faite les transporte. Ézéchiel parlait de la gloire de Dieu qui suit les exilés ; non seulement ils ne sont plus exilés, mais ils sont devenus témoins. Et ils se rappellent le temps de l’attente de l’Esprit comme un moment joyeux, rempli de louange, car ensuite l’Esprit leur a ouvert l’intelligence des Écritures, ce que ne saura jamais faire un ordinateur, qui ignore ce que peut être une expérience. Au ciel et sur terre, ils ont une place, et l’échec ou la mort n’auront plus prise sur eux.
Et ils ont expérimenté ce qu’affirme l’épître, car tout cela n’est pas magique. Le mal existe, c’est un fait qui ne peut être supprimé, sauf dans l’ivresse. Le jugement est une réalité que nous connaissons intimement. Par son sacrifice, le Christ s’est laissé écraser par notre péché, et comme il l’a accepté par amour, il est bien placé pour intercéder, pour nous défendre contre l’Accusateur. N’en prenons pas l’habitude, revenons-y avec admiration et louange dès qu’il y a une peine.
Et le psaume prend alors tout son sens, car dire que Dieu règne sur les nations paraît bizarre, et les journaux n’en parlent guère. Pourtant, lors de la résurrection, l’ange a fait savoir aux disciples : « Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez. » Donc, là où tu dois aller, il te précède, chez l’épicier du coin ou au bout du monde ; annonce-le, et tu le verras. Car tous, même nos ennemis, cherchent obscurément la miséricorde ; beaucoup sont prêts à jurer que non, mais ils se connaissent mal.
6ème Dimanche de Pâques
1/5/16, Pâques 6 C :
Ac 15,1-2 + 22-29 ; Ps 66(67),2-3 + 5 + 7-8 ; Ap 21,9-14 + 22-23 ; Jn 14,23-29.
L’assemblée de Jérusalem montre l’unité de l’Église, alors même que Jacques, Pierre, Paul et Barnabé ont des trajectoires et des orientations différentes (voir Ga 2 et la révélation de Paul, qui a tenu à se soumettre, pour ne pas se contenter d’avoir raison). Dieu et le salut du Christ sont plus grands que mes petites idées, mais j’ai du mal à accepter que je ne comprends pas tout. Car l’essentiel est toujours le même et nous dépasse au quotidien : Quoi faire face à l’échec, à l’injustice, à la mort ?
Oui, le salut de Dieu est pour toutes les nations, qui vont se réjouir, dit le psaume. Ce n’est pas abstrait, car je peux le croire et le chanter grâce à un signe : « La terre a donné son produit. » C’est-à-dire que ma petite activité, peut-être ignorée de tous, a donné un fruit qui me dépasse – et que l’Esprit me permet de reconnaître. Comme dans le Magnificat : l’Esprit a visité Marie, et sa louange s’étend au monde entier. Car autrement, comment croire que les voies de Dieu sont justes ?
Mais je ne suis pas seul, car la Jérusalem céleste arrive, avec beaucoup de monde. La semaine dernière, elle était figurée comme l’intimité d’une noce : la fiancée, c’est nous comme corps unifié au-delà de toute division ; l’époux, c’est l’Agneau immolé, c’est-à-dire Jésus qui a porté tout ce qui n’allait pas. Aujourd’hui, la représentation est un peu différente, plus liturgique et plus solennelle. Les Douze sont présents à la cérémonie, mais justement ils sont apôtres, destinés à partir au bout du monde, et la liturgie est une sorte d’envoi, avec un but : que la lumière de l’Agneau suffise à tous.
Dans l’évangile, Jude a posé une bonne question à Jésus : « Seigneur, comment se fait-il que tu doives te manifester à nous et non pas au monde ? » Que tout le monde suive la morale élevée de Jésus et vienne à la messe, et qu’on n’en parle plus ! Et Jésus semble répondre à côté : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole… et nous ferons une demeure chez lui. » En fait, il revient à l’essentiel : non pas gérer une chrétienté, mais oser être intime avec lui, et quiconque a cette intimité sera apôtre, car Dieu ne fait rien sans apôtres, sans témoins.
Et les disciples n’y comprennent rien, comme nous le plus souvent. Ils ont un peu peur que Jésus ne disparaisse ; il est si rassurant ! Mais Jésus est clair : il faut qu’il ne soit plus visible pour que le Paraclet ou l’Esprit manifeste sa présence intime (« paraclet » signifie « défenseur »). Et alors la mémoire et le cœur vont se réveiller, comme chez les disciples d’Emmaüs. Les choses vont prendre un sens, même quand tout paraît bouché. La paix que Jésus laisse alors aux disciples et à nous n’est pas la non-guerre à tout prix (« Pas de vagues ! »), mais une liberté toute neuve au-delà de l’épreuve. Et c’est là qu’on le rencontre à nouveau. L’horizon s’élargit, comme dans l’Apocalypse et le psaume.
5ème Dimanche de Pâques
24/4/16, Pâques 5 C :
Ac 14,21b-27 ; Ps 144(145),8-13 ; Ap 21,1-5a ; Jn 13,31-35.
La foi vient de l’écoute, car le Christ se fait présent par la bouche de son témoin – s’il consent à ouvrir la bouche ! Dans ses lettres, Paul s’adresse à ceux qui ont déjà été évangélisés, qui ont connu un enthousiasme, une ferveur. Et la vie du monde reprend le dessus. Comment l’amour peut-il durer sans devenir une routine ?
Aujourd’hui, dans les Actes, Paul continue à évangéliser, puis il repasse par les communautés déjà lancées, en particulier à Antioche de Pisidie. Et il fait deux choses essentielles : d’abord il annonce des épreuves et invite à la persévérance, car la foi ne se déroule pas sur un tapis rouge. Pour beaucoup de chrétiens la foi se réduit à des valeurs, ou même à une éthique élevée. Mais face à la mort ou à la stupidité des épreuves, tout s’effondre s’il n’y a pas une intimité avec le Christ, c’est-à-dire avec sa croix, qui ouvre toujours une espérance renouvelée. L’Esprit saint, comme une colombe, s’envole pour un rien, et revient discrètement.
La seconde chose est non moins essentielle. De même que Paul et Barnabé à leur retour à Antioche rendent compte de leur activité, de même ils instituent des « anciens » (c’est de ce mot grec que vient « prêtre »). Pourquoi ? Les personnalités sont différentes, et il y a toujours un risque que quelqu’un devienne un gourou, prenne le pouvoir et manipule ; il masque Jésus-Christ, tout en croyant sincèrement parler en son nom. Au contraire, les « anciens » sont responsables et doivent rendre des comptes. Du vivant de Jésus, ses disciples voyaient en lui un gourou, et ne grandissaient pas. Il a fallu la croix pour qu’ils comprennent qui ils étaient. Puis Jésus institue Pierre « ancien », alors qu’il n’était certainement pas le meilleur.
À côté de ces soucis de bon sens, les apôtres se réjouissent que la porte de la foi soit ouverte. Il y aura tout un chemin à parcourir, des problèmes, mais l’être humain est capable de reconnaître la grâce de Dieu, qui sait se faire présent dans les pires circonstances. C’est cette bonté de Dieu que chante le psaume. Dans l’apocalypse, les persécutés chantent : « Tes voies sont justes et droites, Dieu de l’univers ! »
Et la Jérusalem céleste arrive. La demeure de Dieu sur terre comme une fiancée prête pour son époux. C’est un lieu qui demeure, alors que tout est périssable, nous le savons bien. La communion et la paix sont annoncées, car nous en avons déjà un avant-goût.
Et c’est ce qu’explique Jésus aux disciples un peu ahuris, qui ne comprennent pas que le Maître doive partir. Il est glorifié, ou va l’être, c’est-à-dire que sa présence va prendre une autre dimension en eux-mêmes, par l’Esprit du ressuscité qui viendra aussitôt. Le nouveau commandement ne paraît pas bien nouveau, puisque « l’amour du prochain comme soi-même » vient déjà du Lévitique, avec une note de justice et de pardon. Mais il y a une dimension nouvelle : aimer quelqu’un, c’est l’aider à entrer dans la Jérusalem céleste, dans ce lieu sur terre qui est au-delà de l’épreuve, de la mort. Comme le disait déjà le Serviteur souffrant d’Isaïe : porter une parole à celui qui n’en peut plus.
4ème Dimanche de Pâques
17/4/16, Pâques 4 C :
Ac 13,14.43-52 ; Ps 99(100),1-5 ; Ap 7,9.14b-17 ; Jn 10,27-30.
Les lectures du jour nous mettent en face d’une question apparemment simple : Qu’est-ce que la vie éternelle ? C’est plus que ce qu’on peut en dire.
À Antioche de Pisidie, Paul a prononcé un vaste discours dans une synagogue, devant des Juifs et des craignant-Dieu, c’est-à-dire des gens intéressés par l’Écriture, mais non circoncis. Tout ce qui était annoncé dans la longue histoire biblique aboutit de manière proprement incroyable : la rémission des péchés, l’entière justification par le Ressuscité. Cette union à Dieu est la vie éternelle, sur laquelle la mort n’a pas prise.
Et ça commence par un enthousiasme : Juifs et craignant-Dieu sont touchés, ils ont senti une vérité pour leur vie, quelque chose a vibré en profondeur. Et puis… ça s’évapore. Le prophète a bien dit que c’était incroyable ! Cette histoire ancienne est toujours vraie. Car le salut annoncé est un vrai bouleversement des petites habitudes : si mes fautes sont pardonnées, alors celles de mes adversaires aussi ? C’est trop, je n’aurai plus personne à critiquer. Et pourtant, c’est ça la vie éternelle : amour de Dieu et amour du prochain. Tout de suite. C’est ce que chante le psaume : « Nous sommes à Lui. »
D’accord, ça dépasse nos forces, mais c’est ce que réalise la liturgie, en petites miettes : un « nous » se forme, la communion est annoncée. Les paroles que nous entendons ou que nous prononçons sont en avance sur notre vie quotidienne, et nous osons dire : « Notre Père… »
Mais ce n’est pas un téléphérique qui nous élève sans heurt au-dessus de tout. L’Apocalypse rappelle et rappelle et rappelle encore qu’il y a d’abord l’épreuve du réel, qui est la même dans le monde entier, sans privilège. Concrètement, c’est tout ce que nous ne comprenons pas : Pourquoi ai-je ce défaut ou cette maladie qui m’agace, ou ce souvenir qui m’humilie ? Pourquoi ma femme, mes enfants, mon voisin… ? Pourquoi les journaux sont-ils remplis d’horreurs ? Pourquoi ces violences contagieuses ? Eh bien, tu comprendras peu à peu si tu laisses venir la croix du Christ dans tes pensées, dans ton cœur, et avec elle toute l’histoire biblique, qui est parfois repoussante, car c’est aussi la tienne.
« Mes brebis écoutent ma voix. » Tout est là, car la foi vient de l’écoute, dit Paul, et il a l’audace de dire que dans sa prédication c’est le Christ qui parle, qui te connais, alors que l’homme Paul ne te connaît pas. Et c’est ce lien qui est la vie éternelle, car personne n’a prise sur lui. Personne ? Si, moi-même. C’est d’abord moi qui mets cette relation en danger, en n’acceptant pas de ne pas comprendre, en me jugeant moi-même ou en me droguant pour ne rien voir. Les grands saints étaient souvent effrayés de leur péché, car l’Accusateur est toujours là.
Ne lui laissons pas le dernier mot ! Et relisons joyeusement le psaume.
3ème Dimanche de Pâques
10/4/16, Pâques 3 C :
Ac 5,27b-41 ; Ps 29(30),3-6 + 12-13 ; Ap 5,9-14 ; Jn 21,1-19 (textes du jour, mais plus élargis que dans le missel).
La tradition biblique met toujours face à face un prophète qui aime le peuple et le défend, et ce même peuple qui est rebelle et préfère une vie superficielle cachant l’injustice. Il suffit de penser à Moïse intercédant pour les Israélites lors de l’affaire du veau d’or.
La scène du procès de Pierre et Jean au tribunal reproduit ce schéma : le peuple a rejeté Jésus, et ses chefs ont peur, car il n’a pas disparu et il y a une vie en son nom. Même ayant agi sincèrement, ils se voient obscurément pécheurs et ne croient pas au pardon qu’annonce Pierre. Silence à tout prix, ce qui devient inhumain. Situation tragique que nous connaissons aussi. Qu’ai-je donc fait, que j’aimerais bien cacher ? Cela rend nerveux, mais le sage Gamaliel introduit un peu de bon sens en élevant le débat : laissons le temps à Dieu d’envoyer des signes qui nous ferons comprendre ce que nous avons fait ou subi. Le premier pas de cette obéissance est d’accepter cette miséricorde qui va se manifester, même si on ne comprend pas bien.
Le psaume y invite. Dieu a relevé Jésus, et il me relève aussi : « Tu as changé mon deuil en une danse », pour une nouvelle journée. Et je redeviendrai capable de dire la vérité, de chanter. Dieu habite la louange d’Israël.
Car ceux qui n’ont pas honte de leur faiblesse et acceptent que l’Agneau immolé porte le poids qui les écrase, ceux-là forment l’Église qui franchit toute frontière de race et de langue. L’humanité est une, ce qu’on oublie souvent aujourd’hui, par peur de perdre une identité, c’est-à-dire de perdre de petites idoles familières. L’humanité est une ? Oui, le poids du péché est le même partout. Et les chrétiens forment un « peuple de prêtres », c’est-à-dire de médiateurs vers le Monde, qui n’en veut pas. Aujourd’hui comme hier.
Et l’évangile nous dépeint une réalité ordinaire : après de grands moments, il faut revenir aux réalités familières, car il y a des familles à nourrir. Jésus est ressuscité ? C’est très bien, mais Pierre repart à la pêche, les autres aussi. Ils se croient capables de se débrouiller. Ils sont professionnels, mais ça ne marche pas, car ils n’obéissent qu’à eux-mêmes, ce qui est assez petit. Et quand ils obéissent au Christ, une fécondité apparaît ; il ne dit pas de faire autre chose, mais de le faire autrement.
Pierre a plusieurs fois douté de Jésus, surtout face à la croix. Jésus le pousse à révéler son doute, mais il ne lui retire pas sa confiance : « Pais mes brebis », mais aussi « Suis-moi ». Lors de l’ultime discours de Jésus, après la dernière Cène, Pierre se déclarait prêt à mourir pour Jésus, mais sans savoir ce qu’il disait. Maintenant, le Ressuscité le prend au mot : il suivra son maître.
Dans le même discours, Jude lui a posé une bonne question : Pourquoi ne te révèles-tu pas directement au monde ? Et la réponse est nette : il a besoin de nous. Saint Augustin dira plus tard que la nature humaine aurait été méprisée si Dieu n’avait pas voulu que ce soit des hommes qui parlent de lui à d’autres hommes.
Ça paraît impossible, quand nous voyons qui nous sommes ? Tant mieux ! Suivons le Christ et sa miséricorde durable.
Dimanche de la Miséricorde
3/4/16, Pâques 2 C :
Ac 5,12-16 ; Ps 117(118),2-4 + 22-27 ; Ap 1,9-13 + 17-19 ; Jn 20,19-31.
La présence du Ressuscité, qui a dominé toute la semaine, culmine ce dimanche qui suit Pâques, et qui est traditionnellement centré sur la miséricorde de Dieu. C’est bien ce que sa présence entraîne – si on l’accepte.
Le petit tableau de l’Église primitive que donnent les Actes campe en quelques traits une image très vivante de la première communauté en milieu juif, à Jérusalem, car le nom du Christ a une puissance, appuyée sur l’Écriture. La vie est si forte que le tableau offert est un peu brouillon : il y a des signes et des prodiges, et Pierre a déjà dû affirmer auparavant qu’il n’était pas magicien ; la communion entre les frères est rétablie, malgré les doutes de Thomas ; les gens n’osent pas se joindre à eux, mais aussi ils viennent en masse. La louange sous-jacente est orchestrée par le psaume. Celui qui a été rejeté par les gens efficaces est devenu plus grand qu’auparavant. Bienheureuse faute… ! Et nous ? Il nous arrive souvent de nous voir rejetés, ignorés, sans place bien claire dans le monde. Osons l’avouer, sans mettre de fioritures, car avec le Christ, une telle expérience porte du fruit ! « Ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »
Mais il s’agit de durer à travers les épreuves, nous rappelle le voyant de Patmos. Un « jour du Seigneur », donc un dimanche, premier jour de la semaine, il a une vision grandiose du Ressuscité. Il se voit mort, car au fond, il sait bien qu’il reste pécheur, instable, même s’il a été persécuté, exilé. Et la vision le relève. Il pourra alors parler avec autorité aux Églises d’Asie, car cette expérience le porte.
Dans l’évangile, l’apparition de Jésus ressuscité est quasi liturgique : les disciples sont réunis le premier jour de la semaine, et se réunissent à nouveau huit jours après. Et Jésus dit deux choses qui vont de pair : il annonce la paix, alors que tout va mal, et Jean à Patmos s’en souviendra. Et il donne une mission gigantesque : ministres de la miséricorde, un attribut divin. Ils en sont dignes parce que face à la croix ils ont été faibles et ne peuvent se le cacher. Mais ils ne sont pas envoyés déclarer en vrac tout le monde gentil et pardonné. La force de l’Esprit saint leur donnera un discernement : voir en profondeur et inviter les gens à rentrer en eux-mêmes, première étape de la conversion.
Heureusement, Thomas a pour mission de clarifier la situation. Il n’a pas écouté ses frères, ce qui montre que la communion est fragile. Et il voudrait des certitudes, des preuves ; il a un peu peur de sa faiblesse, il voudrait être sûr. Lors de la dernière Cène, il ne comprenait pas où Jésus devait aller. Avons-nous peur de ne pas bien comprendre ? Écoutons-nous les témoins de la résurrection, même s’ils n’ont pas l’air bien malins ? Suivons Thomas : il a d’abord nié, puis il confesse splendidement sa foi.
Enfin, la finale de l’évangéliste nous invite à méditer : il en a dit le moins possible « pour que vous croyiez » ! Ce n’est pas du journal, et on peut aussi comprendre « pour que vous preniez le risque de croire », avec à la clé une liberté que le monde ignore. Être pardonné donne des ailes !
Pâques !
27/3/16, Pâques 1 C.
Messe du jour : Ac 10,34a.37-43 ; Ps 117(118), 1-2.16-17.22-23 ; Col 3,1-4 ou 1 Co 5,6b-8 ; Jn 20,1-9.
Vigile pascale : un vaste parcours biblique ; voir le missel, le feuilleter.
Le Christ est ressuscité ? Tant mieux pour lui ! Dans la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, Abraham conclut nettement (Lc 16,31) : « S’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, quand bien même quelqu’un ressusciterait d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. »
Alléluia ! donc, mais celui qui porte le poids de notre péché est l’aboutissement d’une immense histoire du Dieu unique avec l’humanité, car étant justement unique il couvre la totalité de l’espace et du temps. C’est énorme, alors que notre vie nous paraît souvent si petite ; nous sommes invités à l’élargir à toute cette histoire, à tout cet espace.
C’est pourquoi la liturgie de Pâques commence à la Création. Et Dieu n’est pas mécontent de son œuvre, alors qu’elle nous paraît parfois hostile : il y a des volcans, des moustiques. Les visions de l’Apocalypse montrent que Dieu est toujours à l’arrière-plan d’une histoire qui est réellement tragique à notre échelle. Il a sa petite idée, qui n’est pas la nôtre. En fait, c’est très concret, car il y a dans notre vie des événements qui ont des allures de volcan ou de moustiques. Le péché en fait partie, et comment retrouver l’amour de Dieu dans tout ça ?
Eh bien, il éprouve, car nous nous connaissons mal, nous le connaissons mal, nous connaissons mal ceux que nous aimons. Que Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils unique, alors qu’il lui a promis une postérité, paraît absurde. Pourtant c’est en obéissant qu’Abraham voit le bélier, qui était déjà là, pris dans un buisson : il a pris le risque de l’obéissance, et une porte s’est ouverte devant lui. C’est ça la foi dans la durée, car Abraham avait déjà une certaine expérience de Dieu, depuis qu’il avait quitté Ur comme un réfugié stérile.
Après Abraham vient tout un peuple, qui traverse la mer Rouge miraculeusement, qui s’en réjouit en musique. Puis qui oublie tout dès qu’il est confronté au problème suivant, d’où des déchéances, des angoisses, des sensations d’abandon. Mais Isaïe rappelle que l’amour de Dieu passe par la correction. Celui qui ne corrige pas son fils ne l’aime pas. Mais attention à la culpabilité, qui paralyse : pendant cette veillée, le Seigneur se fait proche, il pardonne. Laissons-nous réconcilier avec lui, tout simplement. Humblement.
Comment faire ? Baruch nous rappelle une chose très quotidienne : nous oublions que nous sommes faibles, influencés par le monde, et que sans la sagesse divine tout va vers le néant, ce que nous soupçonnons bien. Ézéchiel dit la même chose autrement : le cœur de pierre se protège, il ne souffre pas, il n’aime pas non plus, et son futur est comme la survie du béton. Au contraire, le cœur de chair n’est pas effrayé de sa fragilité ; il prend le risque de souffrir, car il a découvert qu’il est aimé, même cabossé. Et la mort sous toutes ses formes, deuil, échec, péché, injustice… n’a plus le dernier mot. Saint Paul est très clair : mourir avec le Christ conduit à la liberté, car c’est aussi vivre avec lui. Dès maintenant, par cette fête. Le tombeau de notre cœur se vide, et nous partageons à distance l’étonnement de Pierre face à une tombe vide, mais bien rangée.
Reprenons l’invocation du psaume : « Seigneur, envoie ton Esprit, qui renouvelle la face de la terre. » …qui nous fait revoir la beauté de la Création.
Jeudi Saint
16/03/16, Jeudi Saint C :
Ex 12,1-8 + 11-14 ; Ps 115(116b)12-18 ; 1 Co 11,23-26 ; Jn 13,1-15.
Pour la Pâque de sortie de l’esclavage d’Égypte vers la liberté, l’agneau pascal est un mâle sans tare, âgé d’un an. Il faut le manger, et son sang va protéger d’une perdition qui menace. Et il faut être prêt à partir.
Problème de cuisine : l’agneau doit être entièrement rôti, et non cuit ou bouilli. Après immolation, on l’enfile sur une broche qu’on va faire tourner au-dessus d’un feu. Oui, mais les entrailles vont être cuites dans la carcasse, et pour qu’elles soient rôties, on les sort et on les attache à une autre broche fixée aux pattes avant. Que voit-on alors ? Un agneau sur une croix ! Un signe très simple.
Comparons avec Jésus selon les évangiles synoptiques : il n’est pas coupable, sa vie publique a duré un an (3 ans dans Jean), il fête la Pâque, il demande qu’on le mange, corps et sang ; son sang versé sur la croix va nous racheter de toute condamnation. Ainsi, c’est d’après la Pâque qu’on a compris tout le parcours de Jésus, du baptême à la croix.
Avant le passage cité, le psalmiste vient de dire : « Moi qui ai dit dans mon trouble : L’homme n’est que mensonge. » Ça nous arrive aussi, osons le reconnaître, car ceux que nous aimons nous déçoivent. Quel est le couple très chrétien qui n’a pas songé au divorce, ou à une séparation de bon aloi ? Inquiétant ! Mais le psalmiste refait surface et nous entraîne, en rentrant en lui-même, car il se rappelle qu’il est aimé gratuitement : « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? J’élèverai la coupe du salut… » Le démon nous accuse, nous condamne, et il a de bonnes raisons de le faire ; il nous maintient esclaves, comme Pharaon. Et voici que le sang indique une sortie de cette situation. Mais c’est tout de suite, et non le jour où j’aurai le temps. Le Seigneur « passe » ; c’est le sens du mot hébreu pour « Pâque ».
Et Paul vient nous rappeler la coupe du salut, mais avant ce rappel de l’eucharistie, il a fait une mise au point : il y a des divisions dans l’assemblée. L’amour est fragile, Paul le sait, et il donne un sens au rite : « Quand vous mangez ce pain… vous annoncez la mort du Seigneur. » Manger, c’est faire disparaître quelque chose pour s’en nourrir. Ce que le geste rend visible, c’est de faire disparaître le Christ pour s’en nourrir, donc de contribuer symboliquement à sa mise à mort. Il porte notre péché ? Oui, reportons sur lui ce que nous avons contre autrui, ou contre nous-mêmes, ou contre le monde entier.
Se laver les pieds les uns des autres… c’est bas, et il faut s’abaisser : aider autrui et aussi accepter son aide. Mais avec Pierre, Jésus donne une autre dimension à ce geste : si Pierre refuse, il n’aura pas part au Royaume. Grave punition ! Mais justement, ce Royaume est au-delà de la mort, ce que Pierre ne comprendra qu’après avoir renié Jésus. Ainsi, ce lavement des pieds est un geste baptismal, au sens de Paul : « Si nous mourons avec lui, avec lui nous vivrons. » Aider les frères après l’épreuve à retrouver résurrection et joie – et communion. C’est en affrontant la croix injuste que Jésus aima les siens jusqu’au bout. Spontanément, on essaierait autre chose.
Les Rameaux
20/3/16, Carême 6 (Rameaux) C :
Procession Lc 19,28-40. Messe Is 50,4-7 ; Ps 21(22) 2 + 8-9 + 17-24 ;
Ph 2,6-11 ; Lc 22,14–23,56 (lecture brève 23,1-49).
Note préliminaire : Barabbas et les deux crucifiés aux côtés de Jésus n’étaient pas de simples voleurs criminels avec du sang sur les mains, mais des zélotes. C’était un mouvement politique très religieux, né en Galilée et qui cherchait à restaurer la royauté en Israël en chassant les occupants romains par la violence. Voilà pourquoi la foule a pu préférer Barabbas. L’entourage de Jésus n’était d’ailleurs pas étranger à cette mouvance (cf. Lc 24,21 ; Ac 1,6).
En ce jour des « Rameaux », nous sommes confrontés à un contraste : une entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, puis la Passion où tout le monde disparaît, ce qui montre la versatilité des foules en général, et des disciples les plus proches en particulier. Méditons sur nos changements d’humeur.
Dans l’évangile de la procession, Jésus prend une monture simple, sans apparat. Mais les disciples mettent du décor et le proclament roi, avec un écho du Ps 119. Car ils suivent un gourou, qui va tout régler. Certains disciples, qui sont pharisiens, ont peur, car ils réfléchissent un peu et savent Pilate intraitable : sur la croix celui-ci mettra un panneau « roi des Juifs ». Mais Jésus laisse l’enthousiasme se manifester : on ne réprime pas une fête, même si elle est un peu superficielle, car elle laissera des traces dans la mémoire.
Et les textes de la messe célèbrent la Passion. Le serviteur souffrant d’Isaïe et le psaume soulignent l’essentiel : l’intimité avec Dieu donne une force contre l’injustice, c’est-à-dire qu’elle permet de porter le péché d’autrui, et même plus : porter une parole à celui que la vie écrase. À Gethsémani, Jésus priait, alors que les disciples dormaient à l’ombre de leur gourou. Sur la croix, il prie encore, citant un psaume.
Les lectures sont bien connues et longues, et pour faire bref, suivons les disciples, spécialement Pierre. Jésus lui a prédit sa chute, mais en même temps il lui a annoncé qu’il serait alors capable d’encourager autrui. Il n’écoute guère et se croit fort, mais il ne se connaît pas, et il renie Jésus devant des gens sans aucun pouvoir. Puis Jésus le regarde, et il pleure. Ce jour-là, Pierre a grandi, et il est alors prêt pour une mission ; on le verra ensuite dans les Actes parler avec autorité. Pourtant, une première phase d’enthousiasme un peu naïf était indispensable (« Laissant tout, ils le suivirent »). Des fiançailles lyriques sont nécessaires pour préparer aux difficultés d’un mariage. Car il s’agit de durer, non pas parce qu’il faut durer, mais parce que c’est ainsi que les choses s’approfondissent.
Et la foule ? Elle a préféré Barabbas et suivi Jésus portant sa croix. Puis les chefs sont scandalisés : Si tu es si important, prouve-le en descendant de la croix ! Car la croix est un scandale, celle de Jésus comme les nôtres. Où est l’amour de Dieu ? Il veut nous faire grandir, mais ça ne marche qu’avec l’écoute et l’intimité ; c’est encore le Serviteur souffrant d’Isaïe.
La mort crée de l’irréversible (« Si j’avais su ! »). Sommes-nous prêts ? Lorsque Jésus expire, le cosmos bouge. Nous l’expérimentons aussi lorsqu’un être cher disparaît ; nous sommes retournés. Et face à Jésus mort, la foule est toute retournée : quelque chose revient dans sa mémoire, même si elle ne sait pas très bien quoi.
5ème Dimanche de Carême
13/3/16, Carême 5 – C :
Is 43,16-21 ; Ps 125(126),1-6 ; Ph 3,8-14 ; Jn 8,1-11.
Lors de l’esclavage en Égypte, les Israélites ont connu une libération improbable. C’est un mémorial, qui donne une idée de l’action de Dieu, et le passé est mis à sa place. Et aujourd’hui ? Comment ne pas être dominé par la violence de mauvais souvenirs qui assaillent ? Le prophète annonce une situation sans violence, que nous pouvons expérimenter, au moins un petit peu. Les mauvais moments entrent dans une histoire du salut, où tout prend peu à peu un sens.
Histoire sainte ou sanctifiée, et non histoire parfaite, car ce ne serait pas une histoire. « Ceux qui sèment dans les larmes moissonnent en chantant. » De quoi s’agit-il ? De la croix, tout simplement, de ce qui nous détruit, physiquement et moralement, de ce qui bouche l’horizon. Car avec Jésus-Christ la croix peut devenir glorieuse. Mais acceptons-nous qu’il nous visite, qu’il réveille en nous des énergies cachées ? Lors de l’esclavage en Égypte, les Israélites ont commencé par refuser Moïse, qui les invitait à prendre le risque de la liberté ; ils n’avaient pas le temps, avec toutes ces briques à faire. Le risque, oui, et peut-être avec des souffrances ! Souvent, on préfère un esclavage connu à une liberté inconnue, car psychologiquement, c’est confortable : ça donne le droit de juger le monde entier, le droit de râler. Qui va nous ôter ce droit ?
Paul est passé par là, et il n’en finit pas d’être ébloui – mais non drogué, car les réalités restent les réalités. Il conclut nettement : la connaissance du Christ est supérieure à tout. Qu’est-ce à dire ? Connaître celui qui me connaît mieux que moi-même. C’est très concret, car sa parole nous visite, même dans les coins sombres. Elle nous fait sortir de toute honte, de tout regret enfoui. C’est ça la miséricorde au quotidien, et c’est très vivant. Paul n’a pas honte d’être pécheur, et d’avoir besoin d’avancer encore. Quand il dit qu’il oublie le passé, cela signifie que sa mémoire n’est pas lourde, qu’elle n’écrase pas le présent.
La femme adultère… un épisode si connu. La question n’est pas de rechercher le complice absent, mais de saisir la pédagogie de Jésus, qu’on voudrait accuser de laxisme. La Loi est sainte, répète souvent Paul, et elle oblige à voir la réalité en face : cette femme ne mérite plus de vivre, tous ses mérites ont disparu. Le Loi est-elle anonyme, ou est-elle l’occasion d’une relation intime avec Dieu ? Les accusateurs en font un simple manuel légal, et dans un tribunal, on ne médite pas sur le législateur. Mais Jésus les oblige à rentrer en eux-mêmes, donc de commencer à retrouver Dieu, qui par l’Écriture préside à une histoire longue et très compliquée. Et la femme ? Elle n’a pas de nom, c’est vous et moi. Elle s’est vue morte, exclue de la société, et elle n’est pas prête à l’oublier. Par la présence de Jésus, la menace s’éloigne, mais il la prend très au sérieux, faisant appel à sa conscience, à ses énergies enfouies : « Tu as expérimenté que le péché mène à la mort ! » Il la déclare capable de vivre, et nous avec elle.
4ème Dimanche de Carême
6/3/16, Carême 4 – C :
Jos 5,9-12 ; Ps 33(34),2-7 ; 2 Co 5,17-21 ; Lc 15,1-3 + 11-32.
Après l’humiliation de l’Égypte et les souffrances d’un long désert, voici l’arrivée, avec de nouvelles nourritures : pain, vin, légumes, etc. le tout offert gratuitement. Lors de la Pâque de sortie d’Égypte, Moïse avait prescrit de célébrer la Pâque dès l’arrivée en Terre promise. Eh bien, c’est le modèle de la dernière Cène des évangiles : dans l’Eucharistie, on va consommer le « produit » du nouveau Royaume, c’est-à-dire Jésus-Christ ressuscité lui-même, sous la forme de pain et de vin bien terrestres. Et ce n’est pas de l’histoire ancienne. Est-ce qu’en prenant la communion nous percevons un don gratuit, après les déserts, les épreuves, les murmures de la vie quotidienne ? Mais ce n’est pas une invitation à la passivité. Aimer autrui passe par un travail, comme le vigneron de la semaine dernière.
Le psaume arrive justement pour nous rappeler la gratuité du don. « Bénir en tout temps » signifie « bénir régulièrement », après des bouts de désert et d’inquiétudes. Sortir de la honte des petites misères sans grandeur. Avec une invitation aux humbles, aux humiliés, qui ne peuvent pas savoir qu’il y a un Dieu qui les aime si personne n’en témoigne. Il faut les retrouver. Au travail !
Dieu nous a réconciliés avec Lui par le Christ, dit Paul. Oui, oui, on le sait…, mais auparavant, il s’est fait pressant : « Laissez-vous réconcilier. » Donc, ça résiste. On entend souvent dire : « Je ne me pardonne pas d’avoir fait, ou omis… » pour des choses grandes ou petites. Nous y voilà ! Nous sommes souvent prisonniers d’un jugement sur nous-même, ce qui nous rend vite tristes. Or, juger autrui ou soi-même, c’est se mettre à la place de Dieu ! Pas moins ! Et c’est lourd ! Il ne s’agit pas d’être aveugle, mais de dire simplement à autrui ou à soi même ce qui ne va pas. La coutume de l’Église est de se confesser pour Pâque. Il y a des gens qui « pour être en règle » font la démarche mais ne savent pas quoi dire. Existence tragique : Comment connaître autrui si on ne se connaît pas soi-même ? Et la mort qui guette ! Au contraire, accepter la réconciliation, c’est mettre un pied dans la vie éternelle, c’est en germe l’Homme Nouveau dont parle Paul. Et on retrouve l’Eucharistie. Et le signe que j’ai accepté la miséricorde, c’est que j’en deviens ministre ! Encore l’amour d’autrui, qui a le droit d’être aveugle.
L’évangile de l’enfant prodigue est bien connu. Le père, par amour, a laissé son fils faire des bêtises. Comme Dieu avec nous, lui qui ne désespère jamais. Mais il sait nous envoyer des événements forts, comme la famine (ou les épreuves du désert), pour nous réveiller, nous ramener à la vie. Écoutons bien le dialogue du père et du fils aîné : l’un dit qu’il était mort, l’autre croit qu’il a mené une belle vie et pense qu’il est juste de payer pour cela. Qui a raison ? Et observons comment le cadet a mûri parmi les cochons : il est rentré en lui-même, il s’est vu pécheur et il a su dire à son père ce qu’il avait pensé, sans trouble affectif. Et en plus, lui qui était un égoïste parfait, il n’avait pas imaginé une telle miséricorde. Sa mort a été vaincue !
3ème Dimanche de Carême
28/2/16, Carême 3 – C :
Ex 3,1-8 + 13-15 ; Ps 102(103), 1-11 ; 1 Co 10,1-6 + 10-12 ; Lc 13,1-9.
D’abord, un petit brin de cours : dans le passage du buisson ardent, il y a d’intéressantes différences de traduction au v. 14, sur l’identité de Dieu :
- en hébreu : « Je serai comme je serai », ou « je serai et je serai » = je serai toujours présent à vous au temps des épreuves ;
-en grec, puis en latin d’Église : « Je suis celui qui est » = permanence de Dieu, en un sens philosophique, sans allusion au temps.
Dans l’Apocalypse (voir 1,8), les deux sens sont combinés dans une formule utilisée dans la liturgie : « Dieu, qui est, qui était et qui vient. »
Moïse, exilé avec son troupeau, a eu une attitude essentielle : il a fait un petit détour, à la mesure humaine. C’est peu de chose, mais il fallait cela pour mettre en route une très grande affaire, qui allait le dépasser. Le réel profond est plus vaste que ce que nous en percevons, et Moïse va peu à peu apprendre à aimer son peuple, qui ne le mérite pas. Et Jésus sera un autre Moïse.
Le Dieu de mes ancêtres ? C’est bien joli, mais les temps ont changé. Où est le mien aujourd’hui ? Comment le voir au présent ? C’est ce qu’orchestre le psaume, qui va plus loin que ce que nous pensons spontanément : la louange provient de l’étonnement et de l’admiration pour ce qui est arrivé, au passé et au présent ; la Bible illustre ma vie. Car nous ne sommes pas nés par hasard, comme des grains de sable échoués sur une plage, pour une vie sans horizon, dans la crainte de la mort. La liberté de celui qui loue Dieu vient d’une mémoire qui s’élargit, ce qui n’empêche nullement les épreuves, qui renouvellent les choix.
Tel est l’avertissement de Paul, qui provient de son expérience, car il a été incompris, persécuté. Les grands moments ne sont pas une drogue qui immobiliserait tout. À la transfiguration, Pierre aurait aimé que tout s’arrête sur ce sommet. Telle n’est pas la réalité. Au contraire, la pédagogie divine est incessante, de défi en défi. Un tas d’événements nous paraissent absurdes ou nous laissent sans force. Alors, avons-nous été victimes d’une illusion céleste, d’un « vin doux » ? Pourquoi tant de gens divorcent-ils, alors qu’ils ont sincèrement cru à leur mariage ? « Mes pensées ne sont pas vos pensées, mes voies ne sont pas vos voies », dit Dieu (Is 55) ; il n’est pas une nounou. Si Jésus ne s’était pas laissé submerger par l’injustice, y aurait-il un christianisme ?
Et l’évangile montre que Jésus ne se place pas au-dessus des événements. Il refuse l’attitude typique de la religion naturelle, pour laquelle Dieu n’est qu’un justicier qui guette ses victimes. Les gens qui sont morts étaient des pécheurs ordinaires, comme nous. L’appel à la conversion est simple : Sommes-nous prêts, face à ce qui peut arriver ? Avons-nous encore des « dossiers » mal refermés, des rancœurs passées… ?
La seconde partie de l’évangile élargit le regard. Voyons-nous des « figuiers stériles » autour de nous ? Plutôt que de les juger, nous sommes invités à nous en occuper de deux manières : user de notre imagination pour trouver un peu de « fumier » approprié, et surtout intercéder pour eux. Car en marge de toute efficacité visible, la prière a une force que nous oublions souvent.
2ème Dimanche de Carême
21/2/16, Carême 2 – C :
Gn 15,5-12 + 17-18 ; Ps 26(27),1 + 7-14 ; Ph 3,17-4,1 ; Lc 9,28-36.
Abraham a pris un risque en quittant son pays comme un simple réfugié anonyme et stérile. Il a déjà obéi à un appel de Dieu, mais rien ne s’est passé comme prévu. Il a donc la mémoire d’une histoire avec Dieu, ce qui le rend capable d’entendre une promesse invraisemblable. Telle est sa foi. Et cette foi le rend juste. C’est notre modèle, dira Saint Paul, car la foi n’est pas le rêve d’un moment, mais la persistance d’une histoire étrange avec Dieu, bien au-delà de toute « bonne action ».
Il en résulte une intimité, qui permet à Abraham l’apatride d’interroger Dieu : Où vais-je habiter ? Comme plus tard Marie, il demande un signe, car il comprend mal et rien n’est visible. Et la réponse divine est surprenante : Abraham doit prendre de ses biens pour faire un sacrifice coûteux. Ces animaux partagés représentent Dieu et Abraham face à face, à égalité : c’est une alliance, avec une exigence de fidélité pour la suite. Dieu prend Abraham au sérieux, et nous avec lui, ce qui n’a pas empêché un sommeil angoissé.
Un tel sommeil est un signe : Adam l’a connu lors de la formation d’Ève, et aussi les disciples face à la Transfiguration. Est-ce un songe ? Est-ce réel ? Pierre est débordé. Il voudrait figer l’événement, qui est trop vaste : Moïse a créé Israël comme peuple, et Élie doit revenir à la fin des temps. Ils parlent du « départ » de Jésus (le mot employé est « exode », comme lors de la sortie d’Égypte). C’est trop pour Pierre, qui ne veut pas entendre parler de la Passion, et il veut les séparer, les faire taire (« Israël, à tes tentes ! », dit-on lorsque la guerre est finie). Pourtant, cette Passion est bien là, avec une nuée sombre, et ils ont peur – comme nous, lorsque la croix se profile et que notre horizon se rétrécit dangereusement. Malgré tout, cette Transfiguration restera un mémorial (2 P 1,17-18). Tout se résume en Jésus, qu’il faut écouter.
Et le psaume nous invite justement à rester en dialogue avec Dieu, pour surmonter toute peur et chercher sa face. Tu crois qu’il est infini, trop loin ? Non, dira Jésus : il est présent chez mon voisin, chez un passant, chez un mendiant. Jésus est clair : « Tout ce que vous aurez fait au plus petit d’entre les miens… »
Saint Paul arrive en fanfare : « Imitez-moi ! » Pour qui se prend-il ? Mais il explique ailleurs qu’il est pécheur : non seulement il a persécuté l’Église, mais encore il se voit incapable de faire le bien que pourtant il voudrait bien réaliser. La réalité de son intervention ici est d’abord qu’il aime les frères. De même, depuis Moïse, les prophètes ont toujours aimé ce peuple très rétif, l’avertissant qu’il courait à sa perte : égoïsme, aveuglement, injustice, tout cela va ensemble ; une toute petite vie sans avenir. Sur terre, Paul est constamment face à la croix qui n’est autre que l’histoire réelle, mais sa vraie patrie n’est pas sur terre : elle est dans la résurrection, dont il a un avant-goût. Ainsi, il nous invite à ne pas fuir la croix. Pourquoi ? Pour avoir quelque chose de vrai à dire au voisin que la vie a bousculé, et surtout pour inviter nos enfants à chercher le sens de leur vie, car le monde actuel est très éclaté, et notre parole est souvent fade.
1er Dimanche de Carême
14/2/16, Carême 1 – C :
Dt 26,1-11 ; Ps 90(91),1-2 + 10-15 ; Rm 10,8-13 ; Lc 4,1-13.
Deutéronome : il paraît ne pas y avoir de proportion entre la présentation de menues prémices (mettons 2 tomates et 3 concombres…) et la vaste proclamation que les promesses de Dieu aux Patriarches depuis Abraham sont réellement accomplies ici et maintenant. Pourtant, c’est le fondement de la louange ! En effet sa promesse de miséricorde s’est accomplie pour nous et nous sommes invités à bouger un peu pour lui rendre un petit quelque chose, qui est forcément modeste !
Mais réfléchissons avec le psaume : Pouvons-nous dire que Dieu a été présent lors d’une épreuve ? En fait, les épreuves nous scandalisent toujours un peu : Dieu est-il vraiment bon ? Voyons donc l’évangile : c’est l’Esprit qui pousse Jésus au désert, précisément pour être éprouvé. Avec le souvenir des 40 ans qu’ont passé les Israélites dans un désert hostile, à tourner en rond. C’était intentionnel, car Dieu ne voulait pas qu’ils arrivent en Terre promise triomphants – et infantiles, car ils auraient fui à la première difficulté. Mais ce désert pose tout de même une grave question : Est-ce alors juste pour attendre la mort, comme le suggère le livre des Nombres ? Non répond le Deutéronome : « C’est pour que tu saches qui tu es. »
Il y a continuité entre épreuves et tentations ; c’est le même mot dans les langues de l’époque, car il s’agit de réalités voisines. Pourtant les unes viennent plutôt de l’extérieur, des aléas de la vie réelle. Au contraire, les autres viennent plutôt de l’intérieur, du Malin qui agit en nous, mais elles sont de la plus haute importance, car qui ne désire rien est mort : cœur de pierre et non cœur de chair. Il y a un combat nécessaire « pour que tu saches qui tu es ».
Jésus a surmonté les tentations, toutes les tentations nous dit-on, donc aussi les miennes. L’Esprit a été plus fort, et ensuite il s’exprime à travers lui : et Jésus va agir avec force et parler avec autorité. Ou plutôt, il va laisser parler l’Écriture en la rendant présente, ce qui chasse les démons. Mais attention : le Malin connaît aussi l’Écriture, et il me suggère toujours de la mettre à mon service. Tentation redoutable : je voudrais bien me propulser vers le ciel, plus haut que la médiocrité qui m’entoure. Jésus est resté solidaire de son peuple.
Dans le passage donné aujourd’hui, Paul s’appuie fortement sur l’Écriture (voir les mots en italiques dans la Bible) : la Parole est proche de ton cœur. Si c’est vrai, tu es dans l’intimité de Dieu, et c’est ça le salut. Alors l’Esprit va ouvrir ta bouche et tu vas affirmer ta foi. Si c’est faux, ton discours ressemblera à une leçon bien apprise ; ton visage et ton attitude te trahiront. Et c’est justement le grand défi actuel : que les chrétiens rendent compte sans grandes phrases de l’espérance qui les anime. Et rien de tel pour y parvenir que de résister à une tentation. Mais ne pas s’affoler des couacs, des petits échecs : ils nous donnent un peu d’humilité !
Mercredi des cendres
10/2/16, mercredi des cendres année C :
Jl 2,12-18 ; Ps 50(51),3-6 + 12-17 ; 2 Co 5,20-6,2 ; Mt 6,1-6 + 16-18.
À Pâques nous célébrerons la victoire du Christ sur la mort ; c’est aussi notre résurrection ici-bas. Ce n’est pas une mince affaire, car pris dans les routines nous n’avons pas l’habitude de nous voir morts et stériles. Le Carême qui commence aujourd’hui est un temps de préparation très utile, comme invitation à la conversion : renouveler tous ensemble notre initiation chrétienne. Concrètement, la ligne directrice est simple : elle consiste à méditer sur les tentations de Jésus au désert, où nous sommes invités à retrouver les nôtres. Cela demande un peu d’imagination, mais les textes liturgiques vont aussi nous y aider.
Les journaux : le monde s’enfonce dans le néant ! Eh bien, « déchirez votre cœur », demande Joël, et donc rendez-le sensible d’abord à votre propre réalité, sans incriminer autrui, et nous découvrirons que Dieu est proche, car il est vivant et sait se manifester de manière imprévue. Concrètement, il s’agit de détecter nos petites idoles familières : par le jeûne (De quoi ai-je toujours envie ?), l’aumône (Suis-je prêt à donner sans savoir si c’est utile ?) et la prière (Est-ce que j’ose adresser à Dieu ce qui me passe par la tête, même ce dont j’ai honte ? Voir les psaumes). C’est à la portée de tout le monde ! Et on peut s’aider les uns les autres.
« Laissez-vous réconcilier », demande Paul. Ce n’est simple qu’en apparence, car nous sommes très moralisateurs : nous cherchons toujours à nous justifier. Suivons la petite Thérèse, qui se voyait plus pécheresse que Marie-Madeleine ! Elle avait raison : n’étant pas scandalisée d’elle-même, elle était libre et joyeuse, proche d’autrui.
Car le péché a un poids, sur nous et sur les autres, et c’est justement ce que porte Jésus-Christ « selon les Écritures » (voir dimanche dernier). Le psaume d’aujourd’hui évoque l’histoire de David (voir 2 S 11 et 12) : s’étant reconnu pécheur, il est entré dans une intimité avec Dieu qu’il ne soupçonnait pas. De plus, ayant expérimenté le salut, il est prêt à en témoigner. Le cantique de Zacharie (Benedictus) reprend son parcours en deux étapes : les réussites, puis le salut par la connaissance du péché (Lc 1).
Nous entendons aujourd’hui une partie bien connue du Sermon sur la Montagne, sur le jeûne, l’aumône et la prière. Le mot « hypocrite », en grec, désigne un acteur : il met un masque et joue un rôle. C’est aussi notre réalité, car pendant ce Carême il y aura des jours où nous ne voudrons pas entendre parler de ces préceptes, où notre foi sera fade. Alors pourquoi faire semblant ? Pourquoi faire étalage de valeurs chrétiennes ? Nous sommes toujours sensibles à l’opinion d’autrui, ce qui est un esclavage. Mais cet « autrui », nous l’imaginons, alors qu’en fait il s’en moque car il a le même problème d’être reconnu. Le seul « autrui » qui compte, c’est Dieu, qui nous connaît mieux que nous-mêmes, puisque sa Parole nous visite.
Résumons d’une prière : « Rends-moi la joie de ton salut, aux criminels (qui s’ignorent) j’enseignerai tes voies. »
5ème Dimanche Ordinaire
7/2/16, 5e dim. ord. C :
Is 6,1-8 ; Ps 137(138),1-8 ; 1 Co 15,1-11 ; Lc 5,1-11.
Le prophète est solidaire de son peuple, solidaire de son péché. Tous parlent mal, et la langue est le plus dangereux de tous les membres, nous rappelle Jacques (Jc 3). Par la parole, on peut anéantir quelqu’un, ou lui donner de la lumière. Comme tout le monde, Isaïe craint un peu la manifestation de Dieu qui ébranle le monde ; mais sa sainteté n’est pas un éloignement, contrairement à ce qu’on croit souvent. Il sait se rendre proche, et Isaïe subit une purification énergique ; ses oreilles s’ouvrent. Il entend un appel et se montre disponible, car il aime son peuple. Dans la suite, sa mission sera de parler pour n’être pas écouté. Ça paraît bizarre, mais c’est essentiel : le monde refuse d’être dénoncé, alors qu’il court à la catastrophe ; le prophète ne peut s’enorgueillir de ses succès ! L’histoire ancienne d’Israël est exemplaire : l’idolâtrie du peuple qui se croit fort le conduit finalement à l’esclavage et à l’exil. De même, Jésus accomplira cette prophétie d’Isaïe : parler pour ne pas être entendu, afin que le mal secret apparaisse au grand jour et qu’il puisse le porter sur la croix.
Pierre est dans la ligne d’Isaïe. Il peine à l’ouvrage, mais lorsque Jésus est dans la barque, sa pêche est triomphante. Il reconnaît une présence de Dieu, et ça le trouble, car il est un pécheur ordinaire. Spontanément, il préférerait s’en tenir à une petite vie ordinaire, sans risques anormaux. D’ailleurs bien plus tard, après avoir reconnu la résurrection de Jésus, son premier réflexe, nous dit Jean, sera de retourner à la pêche : il a une famille à nourrir.
Pour l’immédiat, ses compagnons et lui laissent tout et « suivent » Jésus. Tel est le verbe habituel, qui vient du latin, le mot grec signifie proprement « accompagner ». Il va s’agir d’entrer peu à peu dans son intimité. La notion de pêcheur d’hommes est encore confuse pour eux, car leur point de départ est une sorte de fascination par un gourou qui paraît tout-puissant. Ainsi, lors de leur appel, les disciples ne sont pas libres ; ils vont devoir cheminer peu à peu jusqu’au scandale de la croix. Mais un tel début constitue une étape indispensable, où le nouveau converti abandonne son cadre et ses références ; il cesse de se défendre, comme le veut la vie sociale ordinaire. De même, Abraham a entendu un appel qui l’a mis en route ; il n’a pas résisté, puis il a su durer à travers des imprévus.
Peuple pécheur, Abraham, Isaïe, Pierre… Que faire de tout ce poids ? Eh bien, l’évangile proclamé par Paul (kérygme) tient en une ligne ! Il s’agit strictement du péché et de l’expérience de la miséricorde ; celle-ci a un goût de résurrection. Que Jésus ressuscité soit apparu physiquement à beaucoup est bien, mais ce serait une simple bizarrerie de la nature s’il n’y avait pas « selon les Écritures », c’est-à-dire selon un sens donné par une histoire très singulière révélant un Dieu qui dépasse la mort. On chante avec le Psaume 1 : « Dieu connaît la voie des justes. » Il n’oublie pas. Et qui est juste ? Non pas le champion de vertu, mais celui qui peu à peu s’est laissé rendre juste (ou « justifier ») par cet amour gratuit.
4ème Dimanche Ordinaire
31/1/16, 4e dim. ord. C :
Jr 1,4-5 + 17-19 ; Ps 70(71),1-6 + 15-17 ; 1 Co 12,31-13,13 ; Lc 4,21-30.
Être connu de Dieu ! En général, soit on s’en méfie (Quel châtiment ai-je mérité ?), soit on l’ignore (Va-t-il se soucier de mes problèmes ?). En fait, il s’agit d’un amour très concret, qui ne doit rien aux réflexions philosophiques sur l’existence de Dieu. Fondamentalement, l’expérience d’être connu de Dieu n’est pas autre chose que d’avoir été visité par sa parole, qui éclaire les circonstances de la vie, car souvent elles paraissent incompréhensibles. Il en résulte une mémoire enrichie, ou encore le « mémorial » d’une longue histoire avec Dieu : j’ai été tour à tour Adam et Ève, Caïn, Abel, le David des Psaumes…
… et aussi Jérémie, qui est le contraire d’un homme d’envergure. Il a découvert qu’il est connu depuis sa conception, et qu’il a une mission de discernement qui le dépasse. Il n’est pas du monde, mais envoyé au monde qui est aveugle. Comme nous, et heureusement que nous ne sommes pas à la hauteur, du moins individuellement ! Car nous sommes les membres d’un seul corps, qui est bien plus que la somme de ses parties. Jérémie va souffrir, être persécuté, et même se plaindre. Comme nous. Mais se sachant connu de Dieu, il a une liberté insoupçonnée : même ses plaintes deviennent prière. Il ose parler familièrement à Dieu, ce à quoi le psaume nous invite aussi.
Après son exposé sur les charismes dans la communauté, Paul remonte à la source dans cette célèbre hymne à la charité. Il ne parle pas de l’homme charitable, débordant de charismes ou de belles actions, mais de la charité, qui est un peu comme la sagesse qui a créé le monde. Elle ne s’acquiert pas comme un bien qui serait ma propriété. C’est un don, fruit de l’intimité avec Dieu ; et c’est la seule chose sur laquelle la mort n’ait pas prise : « Je connaîtrai comme je suis connu. » Mais tout ce qui est vivant est fragile ; il faut l’alimenter.
À Nazareth, Jésus a d’abord été admiré dans la synagogue, où il parlait de la présence de l’Esprit aujourd’hui. Puis il se produit un refus : l’accomplissement des Écritures va au-delà d’Israël, au-delà du périmètre connu. Pourtant, la colère violente qu’il suscite prouve qu’il a touché juste, comme Jérémie et bien d’autres prophètes. De la même manière, le grand discours de Paul à la synagogue d’Antioche de Pisidie est d’abord bien accueilli par tous, Juifs et craignant-Dieu (Ac 13), mais la semaine suivante il est rejeté avec force par les Juifs : ils croient que leur identité a été atteinte, ce qui est en effet insupportable sans une haute dose d’Esprit saint. Eh bien, c’est une constante de l’évangélisation, mais ce rejet est utile, car il permet de tester la charité et de rebondir. Paul n’a jamais méprisé ses adversaires : il a fini par admettre que le faux-pas des Juifs a été providentiel (Rm 11,11).
3ème Dimanche Ordinaire
24/1/16, 3e dim. ord. C :
Ne 8,1-3 + 6 + 8-10 ; Ps 18(19),8-15 ; 1 Co 12,12-30 ; Lc 1,1-4 + 4,14-21.
Néhémie attire l’attention sur deux points : d’abord, lorsque le nom de Dieu a été prononcé, il est présent. L’être humain est capable de le rendre proche. Plus généralement, c’est l’effet de la louange et de la prédication. Ensuite et surtout, cette présence est miséricorde, mais souvent nous sommes gênés à cause d’obscures culpabilités que nous ne savons pas dire clairement. Le saint n’est pas un être parfait figé en statue, mais celui qui ne s’affole pas des abîmes qu’il discerne en lui-même ; il ne craint pas d’être dénoncé par l’Écriture. Thérèse de Lisieux l’avait bien compris. Et les horizons s’ouvrent pour partager avec autrui. Donc, à la fête !
Cette fête n’est pas de l’ivresse, mais de la joie. Car la loi du Seigneur est parfaite. Elle rend sage le simple d’esprit, celui qui ne sait pas quoi faire de sa vie. Qu’est-ce à dire ? À travers l’écoute et les gestes d’obéissance la Parole vient visiter ce que nous avons mis « sous le tapis » et que nous ne voyons plus sauf quand nous avons des réactions un peu bizarres. Et cette sagesse conduit à l’espérance.
Et c’est ainsi que se crée la communion dans l’Église, par les charismes et par la complémentarité des membres très divers d’un même corps. Mais cela ne marche que si le Christ est à la tête ; on ne peut être frère sans être fils, comme lui. Pour nous, être fils, c’est être engendrés par la miséricorde. Il y a deux formes opposées d’orgueil : celui qui se croit tout, et celui qui, n’étant pas tout, croit n’être rien. Dans les deux cas, il s’isole de la fraternité dans l’Esprit : son Dieu est absent. À ce propos, le communisme a fait beaucoup rêver en période de combat, mais son erreur tragique a été d’écarter Dieu, et concrètement d’abolir toute miséricorde et de nier la personne : pas de place pour le pécheur, c’est-à-dire pas de place pour la liberté.
Les débuts en Galilée de la vie publique de Jésus sont brillants. Puis il se rend à Nazareth, où on l’a vu grandir et travailler sans faire de vagues. Et là, il ne fait pas un grand discours : il s’identifie à la proclamation du prophète Isaïe. Proclamation, et non lecture passive. L’Écriture devient parole de Dieu ici et maintenant quand elle est proclamée. Et c’est bien ce que souligne Jésus. Plus tard, lorsque Jean-Baptiste emprisonné fera demander à Jésus s’il est bien « celui qui doit venir », il se bornera à répondre en citant le même passage. Mais que penser de toutes ces guérisons ? Quel en est l’effet sur le cœur et les raisons de vivre ? La clé est dans la finale : « Une année de miséricorde du Seigneur. » À nous de l’accepter !
Le prologue à Théophile pose une question curieuse : En quoi les récits précédents étaient-ils insuffisants, alors qu’ils étaient dus aux « témoins oculaires serviteurs de la parole » ? Une réponse simple est que ce prologue se trouve relayé au début des Actes par un autre prologue au même Théophile. Ainsi, la prédication primitive de l’Église, qui est centrée sur la mort et la résurrection du Christ selon les Écritures, se trouve fermement soudée à la vie terrestre de Jésus. Question indiscrète au passage : A-t-on bien remarqué que le Credo ne dit rien de son enseignement ni de ses gestes ?
2ème Dimanche Ordinaire
17/1/16, 2e dim. ord. C :
Is 62,1-5 ; Ps 95(96),1-3 + 7-10 ; 1 Co 12,4-11 ; Jn 2,1-11.
Après un voyage de noces, un couple est rapidement confronté à une routine ordinaire, entrecoupée de divers problèmes ordinaires : métier, maison, famille, tentations. De même, après les fêtes entourant Noël, nous abordons le temps ordinaire, qui est celui de l’espérance, représentée par la couleur verte.
Espérance ? Il ne s’agit pas d’une drogue qui permettrait de fuir le présent en attendant passivement un futur glorieux ; ce serait en fait lugubre, et il n’y aurait rien à dire aux enfants qui naissent. Isaïe nous rappelle que l’aujourd’hui est essentiel, car c’est le lieu de la tendresse de Dieu, qui change l’aspect du monde. C’est vrai de l’intimité personnelle avec Dieu, entretenue par l’écoute et la prière. C’est vrai aussi de la relation conjugale entre le Christ et l’Église, qui est illustrée et entretenue par la liturgie.
Et ensuite ? Le psaume suggère une double dimension : donner une parole au monde et chanter un cantique. Mais d’où viendra cette parole ? De professionnels bien préparés ? Non, car ce serait le succès d’une « start-up » astucieuse comme on en voit tant ces temps-ci, alors qu’il s’agit d’annoncer une miséricorde ; c’est une denrée très spéciale qui a trait aux raisons de vivre. Or, la miséricorde est d’abord une expérience dans la durée, dont l’effet s’exprime par des cantiques. Mais elle reste précaire, car le monde la combat au nom d’une certaine efficacité aveugle.
Et c’est là qu’aujourd’hui intervient Paul. Il se concentre sur la vie de la communauté chrétienne, en tant que gouvernée par l’Esprit saint. Il ne s’attache pas ici aux membres du corps, avec leurs aptitudes humaines qui peuvent être variées : une belle voix, un métier socialement important, une haute formation scolaire, un bon caractère, etc. Il parle des charismes, c’est-à-dire de dons qui étonnent même ceux qui les reçoivent : il suffit de penser aux résistances des prophètes depuis Moïse, aux hésitations de Pierre, à la première vie de Paul. Ces charismes nourrissent la communauté, la préparent à envoyer des missionnaires, qui seront comme ses pieds, partant ailleurs, au bout du monde ou chez les voisins.
Mais le goût des choses peut toujours se perdre. Aux noces de Cana, Marie a vu comme tout le monde que le vin s’était épuisé, mais elle a osé en faire une prière insistante, avec l’humilité de ceux qui ne comprennent pas bien, mais qui espèrent. Les apôtres sont inertes, et c’est alors que survient l’obéissance d’obscurs serviteurs, qui se sont remués pour une tâche modeste, peut-être ingrate, et qui comprennent. Soyons comme eux à l’écoute, et nous découvrirons surpris que le monde est plus vaste que nos petites idées et que nos craintes : il peut être savoureux. À la fin du banquet, Jésus se confond avec l’époux, car il est le vrai maître du repas ; c’est bien pour ça qu’il est venu. Et il reste du bon vin pour la suite !
Baptême du Seigneur
10/1/16, Baptême du Seigneur :
Is 40,1-5 + 9-11; Ps 103(104),1-4 + 24-30; Tt 2,11-14 + 3,4-7; Lc 3,15-16 + 21-22.
Pour la Bible, le désert n’a rien de pittoresque : c’est un lieu vide et inquiétant, d’où l’on espère sortir pour se fixer, mettre des racines. Eh bien, une gare à l’heure de pointe peut très bien être ressentie comme un désert, car rien ne se dit : une cacophonie de destinées. Et Dieu a besoin des hommes – de nous – pour s’y manifester. Isaïe demande de créer des sentiers, chacun à sa mesure : celui qui a une pelleteuse déplacera des montagnes ; celui qui est affaibli et n’a plus que son regard cherchera des brebis perdues au yeux tristes. Or, le monde est grand, vaste, bien plus que toute ville, si attirante soit-elle, mais l’homme ne peut s’empêcher de refaire son petit monde, car il est toujours craintif.
Le Jourdain est la limite de la Terre promise. Josué l’a franchie avec tout le peuple d’Israël venu du désert. Jean-Baptiste se trouve à cette frontière, et tous les déçus de l’époque accourent vers lui, espérant qu’il soit le Christ tant attendu, le descendant de David qui va renouveler les antiques promesses. Mais Jean sait qu’il n’a pas lui-même l’Esprit qui a inspiré Isaïe, et il annonce un plus grand que lui, qui transmettra l’Esprit, car il va s’agir d’une autre Terre promise : une citoyenneté céleste, au-delà de ce que nous pouvons imaginer.
Et Jésus devenu adulte entre dans ce baptême, car comme tous les prophètes avant lui il est solidaire de tout ce peuple en attente. Le ciel s’ouvre, le monde s’élargit. Par l’Esprit, il est engendré comme fils. C’est une nouvelle phase de sa vie, car « engendrer » est une opération permanente, et on verra souvent Jésus prier ; la paternité ne s’efface pas. Une intimité se construit peu à peu, jusqu’à la croix.
Tel fut Jésus, et tels nous sommes. Saint Paul est net : par le baptême, qui est un franchissement de la mort, nous sommes régénérés, engendrés comme fils de Dieu. Oui, mais c’est fragile et il demande du discernement, car les idoles sont là ; ces choses créées par l’homme sont utiles, mais elles ne donnent pas la vie. L’image de l’Esprit comme colombe est suggestive : elle est pleine de vie, mais il suffit de peu de choses pour qu’elle s’envole.
La vie ? Les idoles sont muettes et rendent muet : rien à dire face à la souffrance ; ou encore, elles sont impersonnelles et font la morale, ce qui n’arrange rien. Encourager, c’est oser parler des méandres de la vie en termes simples, en transmettant une expérience, et surtout sans juger.
Epiphanie
3/1/16, Épiphanie :
Is 60,1-6 ; Ps 71(72),1-2 + 7-13 ; Ep 3,2-6 ; Mt 2,1-12.
Après la manifestation à d’humbles bergers juifs qui ont su retrouver Jésus et en parler, voici les sages orientaux, venus de fort loin. Sans doute païens, mais très instruits, ils sont capables de voir du neuf, de discerner une étoile parmi les immensités du ciel. Ils ont repéré la prophétie messianique de Balaam, un autre visionnaire oriental (Nb 24,17), et ils suivent l’étoile annoncée, qui les amène à Jérusalem. L’astre s’arrête alors, mais ça se complique, car il y a déjà le roi Hérode, qui en arrivant de Rome en -39 avait cherché à être reconnu comme Messie. Pourtant, cet Hérode inquiet est très ignorant des prophéties, alors que les sages les entendent et les acceptent, si bien que l’étoile reprend sa course vers Bethléem. Là, ils offrent ce qu’ils ont, puis repartent sans s’attaquer à Hérode, car le roi qu’ils sont venus vénérer a une autre stature. C’est celui de la promesse faite à Abraham, un autre oriental : un seul Dieu pour toutes les familles de la terre.
Mais ça tarde, à cause de la violence : Jérusalem était en difficulté, et l’obscurité planait sur les peuples, comme le rappelle Isaïe ; chacun était embourbé dans ses dieux nationaux, se méfiant des voisins. C’est une réalité permanente, source d’obscurité et d’illusions ; dans le noir on ne voit plus rien, ni ami ni ennemi, d’où paralysie et crainte, car tout est incertain. Une lumière a été annoncée pour tous : c’est finalement une étoile dans la nuit, et non un soleil de midi qui écraserait tout et qui représenterait un pouvoir totalitaire. Cette lumière, qui anticipe une vision divine, va permettre à l’homme de se situer, de prendre des risques sans chercher à dominer autrui – et le découragement dû à la faiblesse n’est jamais exclu. Mais l’humanité est la même partout, si l’on sait bien voir, et la louange est à la clé.
Justement, Paul y voit clair : il sait très bien où il en est. Il n’est pas naïf sur la réalité du mal, mais il n’a pas honte de dire qu’il a saisi le mystère du Christ, qui s’enracine dans la création. Pourtant, il ne s’attribue rien : il transmet ce qu’il a reçu par l’Esprit, et d’autres le font ou le feront avec lui. C’est à la fois très simple comme le montraient les bergers de Noël, et universel avec les mages d’aujourd’hui. Mais en même temps, on ne peut l’inventer, sauf à devenir un tyran qui s’empare du monde. Il a fallu un événement très singulier qui prolonge les Prophètes : une nouvelle naissance !
Les traditions ultérieures ont donné des noms aux mages et les ont situés. Selon la plus connue, ils étaient trois : Melchior est venu de Perse, Balthasar d’Arabie et Gaspard de l’Inde. Leurs offrandes ont été représentées comme prophétiques, l’or symbolisant la royauté du Christ, l’encens sa divinité et la myrrhe sa passion. Rien n’est venu du monde romain, représenté par Hérode, le roi-client craintif et violent : lundi 28 décembre, on fêtait les Saints Innocents.
Sainte Famille
27/12/15, Sainte Famille :
1 S 1,20-28 ; Ps 83(84),2-6 + 9-10 ; 1 Jn 3,1-2 + 21-24 ; Lc 2,41-52.
Le lendemain de Noël, on a fêté Saint Étienne, le premier martyr, dont le procès ressemble à celui de Jésus. Ce clin d’œil vers la Passion est suggestif pour nous, mais on nous rappelle en ce jour que Jésus en son temps ne s’est pas précipité : il a longuement mûri avant d’entamer sa vie publique, sans même chercher à connaître davantage Jean Baptiste. Car il a grandi en famille, et c’est ce que nous célébrons aujourd’hui. Il n’était pas oisif. Il a appris à lire et à écrire, peut-être avec sa mère, comme le suggère la tradition. Joseph, un taciturne, lui a transmis les coutumes – le judaïsme galiléen était traditionnel, plutôt pharisien –, et l’a initié à son métier de charpentier. Une tâche manuelle, plutôt rude.
Par cette existence ordinaire, Jésus a appris la condition de fils, dans une campagne discrète. Fils de ses parents d’abord, mais aussi fils de Dieu. L’épisode de Jésus restant au temple avec les maîtres de la Loi le montre sous deux aspects : d’une part, Jésus est bien immergé dans la tradition juive, qui s’attache à tout ce qui concerne la vie ; d’autre part, il devient un homme, c’est-à-dire davantage que le fils de ses parents.
Car ceux-ci ont souffert, comme des parents normaux : ce fils modèle a fait une escapade, presque une révolte. Les parents apprennent qu’ils ne sont pas propriétaires de leur fils : le lien affectif n’est pas l’amour. C’est toujours vrai, et Anne, la mère de Samuel, en donne aujourd’hui un bel exemple : elle était stérile, mais elle comprend que son enfant vient de la grâce de Dieu. Elle en est tellement heureuse qu’elle s’en occupe d’abord soigneusement, puis elle le lui consacre. Pas moins.
Fils de Dieu ! Et nous tous avec lui ? Oui, affirme Jean ! Mais à une condition : de reconnaître que c’est par amour pour nous qu’il n’a pas résisté au mal, ce que le monde ne sait pas faire. Si nous l’acceptons, c’est-à-dire si nous sortons de la honte d’être faibles et pécheurs, nous pouvons travailler paisiblement puis tout donner. Alors l’échec, l’injustice et la mort cessent d’être des monstres à cacher : nous serons avec lui, ce que nous célébrons déjà dans toute eucharistie.
Noël
25/12/15, Noël année C ; un grand choix de lectures :
Messe de la veille : Is 62,1-5 ; Ps 88,4-17 ; Ac 13,16-17 et 22-25 ; Mt 1,1-25.
Messe de la nuit : Is 9,1-6 ; Ps : 95,1-3 et 11-13 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14.
Messe de l’aurore : Is 62,11-12 ; Ps 96,1-6 + 11-12 ; Tt 3,4-7 ; Lc 2,15-20.
Messe de jour : Is 52,7-10 ; Ps 97,1-6 ; He 1,1-6 ; Jn 1,1-18.
Les prophètes cités soulignent les ténèbres du monde, et l’espérance séculaire d’une lumière, d’un messager, d’un salut,… et Jésus accomplit cette annonce. Mais est-ce bien vrai ? Le monde va-t-il mieux qu’il y a 2000 ans ? On peut en douter, car les progrès techniques n’ont pas changé l’être humain, qui reste le même : il est inquiet de se savoir mortel et il se débat entre des tentations, sources de tous les désordres, que sont le sexe, l’argent et le pouvoir, toutes choses qui centrent l’individu sur lui-même.
L’avènement de Jésus est un nouveau départ, avec une double dimension : d’une part, la louange des anges au ciel, après une lumière en pleine nuit qui effraie des bergers ; d’autre part, les circonstances très humbles de cette naissance, racontées avec une sobriété toute biblique. Le signe donné aux bergers est d’une extrême banalité : un bébé immobilisé dans des langes. Et pourtant ils savent le reconnaître, alors qu’ils sont au bas de l’échelle sociale, tout comme le prophète Amos, étonné d’avoir été appelé de derrière son troupeau. Telle est l’extrême confiance accordée à l’être humain, quel qu’il soit.
C’est la suite de l’histoire qui va donner le sens de cette naissance, à commencer pour Marie, « qui gardait toutes ces choses dans son cœur ». Dans sa vie publique, Jésus attire des foules, et on veut le faire roi. Il s’y refuse. Après une tournée en Galilée où il a fait de nombreuses guérisons, il a un moment d’émotion, peut-être de tentation, voyant tous ces gens comme des brebis sans pasteurs. Il va entraîner ses disciples à être pasteurs, même s’ils n’y comprennent pas grand-chose, mais il sera présent en eux, et eux-mêmes seront présents aux gens qui peinent. Saint Augustin a une formule très ramassée : la nature humaine aurait été avilie si Dieu n’avait pas voulu que ce soient des hommes qui parlent de lui à d’autres hommes. Bien entendu, c’est toujours à recommencer. Une histoire d’amour s’affadit vite si elle n’est pas stimulée.
Eh bien, le bébé presque anonyme dont on fête la naissance n’est autre que Dieu sur terre, dans l’aventure humaine. C’est presque insaisissable, et en même temps c’est l’aboutissement d’une longue suite de prophètes, ces témoins incompris animés du même Esprit, comme le rappellera Saint Pierre ; il dira même que les anges du ciel regardent avec envie ce qui se passe sur terre, où l’évangile progresse de luciole en luciole. Il s’agit de propager la miséricorde, que le pape met en exergue cette année : le salut est offert gratuitement, mais on peine toujours à le croire. Saint Paul va jusqu’à dire que les mérites sont plutôt encombrants.
La « crèche » est la mangeoire des animaux domestiques, et on la représente avec un âne et un bœuf, qui sont réputés fidèles, selon Is 1,7. Une tradition remontant au moins au iie siècle (Justin Martyr, Protévangile de Jacques) veut que Jésus soit né dans une grotte, et c’est encore ce qu’on vénère à Bethléem.
4ème Dimanche de l'Avent
20/12/15, quatrième dimanche de l’Avent, année C :
Mi 5,1-4a ; Ps 79(80),2-3 + 15-19 ; He 10,5-10 ; Lc 1,39-45.
Dieu se plaît à aller chercher ce qui humainement ne compte guère, et il se méfie du succès social, car c’est une drogue. Abraham est arrivé en Canaan comme un réfugié, âgé et sans enfants, et il n’y avait pas de place pour lui. Puis sa postérité, devenue puissante en Égypte, fut persécutée, d’où la manifestation de Moïse et le don de la Loi dans le chaos d’un désert, alors qu’il y avait autour d’opulentes cités. De même, Bethléem est une petite chose en Juda, et c’est de là que sortira le Messie fils de David. Lorsque Samuel est venu dans ce village sélectionner un roi parmi les fils de Jessé, on avait oublié David, et c’est lui qui fut choisi. Puis Salomon son fils fut affligé d’un excès de succès, et sa postérité royale se dégrada peu à peu, malgré les rappels à l’ordre des prophètes, personnages sans statut. Et ce fut l’exil, que Jérémie déclara providentiel, car il permettait un nouveau départ.
Jésus est le fils de David. Sa naissance est humble, mais il n’est pas un détail fortuit de la création : il provient d’une lignée réelle, avec des accidents. Comme nous tous. Il ne s’agit pas de la splendeur d’un bel arbre généalogique, mais de ce qu’affirme Paul : « Vous avez été élus dès la création. » En clair : vous avez une place sur terre, aboutissement d’une lignée toujours tortueuse. Tant de gens, écrasés par souffrances ou échecs — ou méprisant leurs parents –, croient en profondeur que leur vie n’a aucun sens… et font des bêtises pour l’oublier !
L’épître cite un psaume : « Tu m’as formé un corps, et j’ai dit : “Voici, je viens, Seigneur, pour faire ta volonté”. » Le corps inclut l’imagination, la sensibilité, la parole, bref, tout ce qui est dans le temps. Le Dieu de la Bible parle, prévoit, se fâche ; il a ainsi une existence quasi corporelle, personnelle, ce qui crée un espace de liberté pour l’homme, créé à son image. Et c’est bien pourquoi Jésus a pu être reconnu comme le Verbe incarné, allant jusqu’au bout de la condition humaine, c’est-à-dire jusqu’à une mort injuste.
La visite de Marie à Élisabeth est éminemment corporelle. Grâce à des femmes, elle exprime quelque chose qui nous concerne tous : Marie n’a en elle qu’un embryon de Jésus-Christ ; elle ignore la suite, mais elle donne des signes qu’elle y croit, à commencer par un dur trajet à dos d’âne. Alors quelque chose sa communique : Élisabeth, qui a eu une histoire difficile avec Dieu, s’est trouvée finalement enceinte, mais en se cachant, et voilà qu’elle sent brusquement le sens de ce qu’elle porte dans son corps. Eh bien, nous aussi : nous avons des embryons de Jésus-Christ en nous, peut-être très modestes, mais si nous espérons que ça aboutisse, nous émettrons des ondes, même sans trop le savoir, comme Marie. Cela peut entraîner des refus brutaux, car les démons sont toujours là pour accuser, ou au contraire des tressaillements libérateurs, comme chez Élisabeth.
3ème Dimanche de l'Avent
13/12/15 troisième dimanche de l’Avent, année C :
So 3,14-18a ; Psaume Is 12,2-6 ; Ph 4,4-7 ; Lc 3,10-18.
Réjouis-toi ! Tel est l’appel aujourd’hui. Noël qui arrive va être un événement extérieur, gouverné par un calendrier inexorable, le même pour tous. Cela peut être banal ou superficiel, mais la liturgie de ce jour propose un temps d’arrêt, de mise en ordre intime, avec des questions implicites : Qu’est-ce qui te rend triste aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu n’acceptes pas ? Qu’espères-tu ?
Il ne s’agit pas de bluffer, d’avoir l’air content de tout ; ce serait une simple ivresse. Mais la vie réelle, amplifiée par les médias modernes, déverse chaque jour des tombereaux de faits, grands et petits. Un événement chasse l’autre, et la mémoire est comme anesthésiée. La Bible en offre des illustrations frappantes. Par exemple, lors de la sortie d’Égypte, les Hébreux se sont trouvés acculés devant la mer Rouge, dans une situation humainement sans issue. Après un temps d’angoisse, la mer s’est ouverte et guidés par Moïse ils ont pu s’échapper. Ils ont alors chanté un magnifique cantique, reconnaissant l’intervention de Dieu ; Miryam, la sœur de Moïse, était même prophétesse à ce moment. Continuant leur route dans le désert, ils sont tombés trois jours après sur une oasis où l’eau était amère, d’où une grosse révolte. Mémoire très courte : la louange est oubliée en trois jours, dès la première difficulté. Nous sommes ainsi, avec une vie éclatée, car la voix de l’Adversaire est toujours là, qui prêche l’absurdité de tout. Un contrexemple est donné par Marie (même nom que Miryam), que nous fêtions cette semaine : sans bien comprendre ce qui se passait, elle était présente, « méditant ces choses dans son cœur ».
Paul, qui a eu l’expérience de graves difficultés, ne s’est pas découragé. Il invite aujourd’hui à la prière, qui conduit à une paix insoupçonnée. Les psaumes, ces cantiques qui ne vieillissent pas, en sont l’essentiel depuis toujours : ils mêlent en vrac l’expérience personnelle et le souvenir de l’action de Dieu dans une histoire très particulière ; ils réactivent notre mémoire, nous invitant à y redécouvrir Dieu, et même à lui parler familièrement ou peut-être sévèrement.
Ce n’est pas tout. Jean-Baptiste aujourd’hui nous invite à faire au quotidien des choses étonnamment simples, transparentes. En fait, il nous demande de clarifier les menues tricheries par lesquelles nous cherchons à exploiter notre environnement, comme s’il était intrinsèquement menaçant. Car l’Esprit Saint ne change pas le monde, mais la face du monde, c’est-à-dire la manière dont nous le percevons. Réjouissons-nous dans la réalité !
2ème Dimanche de l'Avent
6/12/15, deuxième dimanche de l’Avent, année C
Ba 5,1-9 ; Ps 125(126) ; Ph 1,4-6 + 8-11 ; Lc 3,1-8.
Noël approche. Baruch, le secrétaire de Jérémie, demande de sortir de la tristesse, de regarder plus loin que notre petite forteresse de déceptions. Jean-Baptiste, le sauvage du désert, demande la même chose, en s’appuyant sur Isaïe. De quoi s’agit-il ?
Le psaume donne une clé : « Qui sème dans les larmes moissonne en chantant. » Autrement dit, il y a un avenir pour celui qui accepte sa vulnérabilité en ayant fait quelques pas, sans se défendre, sans se justifier, sans accuser autrui ; petites semailles, en somme, mais sans renoncer. Telle est la conversion demandée : non pas de faire de grandes choses pour être reconnu, mais de bouger un peu, en mettant en route le corps, ce qui inclut la sensibilité et la mémoire. Or, nous avons souvent une mémoire lourde, qui paralyse.
Au moment de l’Alliance au Sinaï, le peuple disait : « Nous ferons et nous entendrons. » Ce n’est pas de la passivité, bien au contraire : seul un mouvement, même un peu aveugle, en direction de Dieu, permet de reconnaître qu’il est là. L’Apocalypse, que nous entendions la semaine dernière, étale la dureté du monde, mais en même temps ne craint pas d’affirmer que les voies de Dieu sont justes et droites. C’est un peu fort de café, car il ne s’agit pas de vacances.
On le croit de temps en temps, mais c’est toujours aléatoire, car nous sommes fragiles – tout en prétendant souvent le contraire. Dans l’épître d’aujourd’hui, Paul commence par rendre grâce pour la foi qu’il discerne dans les communautés qu’il a fondées. Il a raison, et ça le réconforte, comme il le dit ailleurs. Pourtant, il n’est pas naïf et il demande plus, mais pas sous forme de volontarisme, de performance, car ce serait se concentrer sur soi-même. Il demande d’alimenter et de laisser mûrir la petite graine.
Si tu as expérimenté même brièvement que tu étais aimé gratuitement, que tu étais justifié, entretiens cette petite graine, car cela signifie qu’un autre a commencé à vivre en toi. C’est ce qui te donnera peu à peu la liberté de te voir fils de Dieu, ce qui est bien plus vaste que de te voir fils de tes parents naturels. Peut-être n’en as-tu pas été très content, mais n’oublie pas qu’eux aussi ont eu des parents qui n’étaient pas parfaits, lesquels eux-mêmes, etc., et on peut remonter très loin. De même pour éducateurs, collègues, frères, sœurs, amis, en généralisant la demande de Jésus, qui se méfie de l’affectivité qui ligote. Alors, qui accuser de ce qui n’a pas bien marché ?
1er Dimanche de l'Avent
29/11/15, premier dimanche de l’Avent :
Jr 33,14-16 ; Ps 24(25) ; 1 Th 3,12-4,2 ; Lc 21,25-28 + 34-36.
La vie ordinaire est faite d’habitudes plus ou moins réglées, plus ou moins harassantes : famille, travail, loisirs, soucis divers. Pourtant, la mort et les décrépitudes ne sont jamais loin, mais les routines modernes s’efforcent de le cacher, en dissimulant des craintes secrètes.
Veillez ! dit Jésus. Ne soyez pas pris au dépourvu ! Depuis toujours, le Dieu de la Bible passe avec force dans des événements imprévus, mais c’est pour nous réveiller, nous faire grandir, nous arracher d’une vie plate et superficielle – ou nous scandaliser ! La croix est une honte permanente.
Cette pédagogie énergique a un horizon, annoncé par Jérémie : la Jérusalem nouvelle portera le nom divin, pas moins. Dieu s’incarnera dans une communauté. Dans la célébration eucharistique, une prière avant la communion dit : « Ne regarde pas nos péchés, mais la foi de ton Église. » C’est le corps du Christ en acte, figure de cette incarnation qui anticipe l’état ultime jamais atteint. Si à ce moment nous ne sommes plus « du monde », nous sommes bien sûr « dans le monde » au quotidien, avec le risque constant de s’y dissoudre et de donner prise à la peur.
Ce renouveau commence avec l’attente d’un bébé, expression familière d’un être peut-être plein de promesses mais sans aucune force. Ce n’est pas là qu’on chercherait spontanément le salut du monde ! On voudrait de l’efficacité pour que l’histoire se calme, mais Jésus s’est refusé à être roi. Même le pape François, conscient de son succès aux États-Unis, a reconnu être tenté par le pouvoir : tout régler avec une recette de bonheur. Mais un enfant grandirait-il sans larmes ?
Introduction
L’année liturgique commence avec la préparation de Noël ; elle culmine avec Pâques (« Bienheureuse faute qui nous a valu un tel sauveur ») et se prolonge dans le « temps ordinaire », qui est le temps de l’espérance.
En dehors des fêtes et de circonstances spéciales, les lectures d’évangile du dimanche forment un cycle de trois ans, chaque année étant guidée par un évangile synoptique : Matthieu (A), Marc (B), Luc (C). Fin 2015 commence une année C.