Homélies Année A 2022-2023
9e Dimanche ordinaire A
4/6/23 (9e dim. ord. A) Trinité. Un salut gratuit ? Avec Nicodème !
Ex 34,4b-6.8-9 ; Dn 3,52-56 ; 2 Co 13,11-13 ; Jn 3,16-18.
Après Pâques et Pentecôte, nous célébrons la Trinité. Ce n’est pas une simple abstraction théologique, mais une réalité très concrète : le Fils, mort pour nos péchés et ressuscité, a révélé Dieu comme Père ; cela pourrait paraître éloigné ou dans un ciel inaccessible, mais justement c’est l’Esprit saint, ou le Consolateur, qui rend la miséricorde présente à celui qui est mécontent de lui-même – et des autres, car cela va ensemble, si on va au fond des choses.
Le passage de l’Exode le rappelle : après l’épisode du veau d’or, Moï-se ne s’est pas désolidarisé des Israélites ; stimulant la fidélité de Dieu, il a su intercéder courageusement pour le peuple, qui comme nous a la nuque raide, et maintenant il demande à Dieu de se rendre présent, de « marcher au milieu de nous ». Lui-même sait qu’il n’a pas la force de porter tout ce peuple, car même s’il est le chef, ce n’est pas lui qui est maître du pardon.
Ce pardon, lorsqu’il est reçu, donne une flamme d’amour dont l’expression est une louange plus haute que les adversités. Le psaume est le chant des trois jeunes gens dans la fournaise, qui célèbrent le Créateur. Ils avaient refusé d’adorer la statue de Nabuchodonosor, et celui-ci, étranglé de fureur, les avait jetés au feu, mais ils n’avaient pas été atteints, car il y avait une autre présence avec eux. C’est une leçon permanente : Comment ne pas être écrasés par tout le mal qui nous entoure en tout temps ? Dieu est déroutant : il permet ou suscite des situations impossibles pour voir comment nous allons réagir, et nous faire voir si nous acceptons la présence de son Esprit dans notre cœur. Il s’agit en fait d’un combat permanent, puisque chaque jour survient quelque chose qui nous prend par surprise. La louange est à ce prix, faute de quoi elle disparaît ou s’affadit.
Ce qui est en jeu est la communion avec autrui. Bien avant les défini-tions des conciles, Paul avait vu clairement la Trinité comme expression d’un Dieu d’amour. Il ne s’agit pas d’une échappée individuelle, mais comme source d’une fraternité joyeuse, qui pourtant n’est jamais acquise : on ne peut trouver de frères que s’il y a un Père commun. Mais ces frères ou sœurs sont parfois (ou même souvent) un peu perdus, ou encore ils font des choses qui paraissent bizarres. Paul invite à ne pas être passif ou aveugle : Encouragez-vous et supportez-vous ! C’est parfois périlleux, mais ce n’est jamais impossible !
Justement, Nicodème, maître en Israël, était venu voir Jésus la nuit, discrètement. Il en voulait davantage mais Jésus l’a vite arrêté, lui demandant de « naître à nouveau », c’est-à-dire d’abord de mettre le doigt sur sa propre mort, par le péché, les échecs, les souffrances. Et Nicodème, qui n’en demandait pas tant, reçoit un énorme discours sur le salut du monde en général et le sien en particulier : qui croit en Jésus-Christ échappe au jugement, c’est-à-dire quiconque l’invoque et accepte que tout le poids de ce qu’il ne comprend pas soit pris en charge ; c’est le prolongement de ce que faisait Moïse au désert. Et la louange va venir, avec toujours un peu d’anticipation. En sens inverse, celui qui ne croit pas est jugé, parce qu’il ne voit pas ou n’admet pas que son péché, sa volonté d’être autonome, soit la racine de ses tristesses, dûment orchestrées par les événements de chaque jour.
On ignore la réponse de Nicodème à ce moment, mais tout cela l’a travaillé. Plus tard, il demande un peu de rationalité à l’égard de Jésus, alors que ses adversaires le rejettent de façon nerveuse et brouillonne (Jn 7,51). Enfin, lors de la sépulture de Jésus, son offrande révèle que pour lui cette mort a un sens.
Pentecôte
28/5/23, Pentecôte – A : l’Esprit et les divers combats. Restons attentifs !
(Jour) Ac 2,1-11 ; Ps 103(104),1.24.29-34 ; 1 Co 12,1-7.12-13 ; Jn 20,19-23.
La Pentecôte est d’abord un pèlerinage biblique : sortir de chez soi et de ses idoles familières pour retrouver d’autres gens qui cherchent le même Dieu, au-delà des diversités de langues et de cultures. Le philosophe Philon d’Alexandrie disait que chacun a une patrie, mais que les pèlerinages à Jérusalem, la métropole (« ville-mère »), étaient coûteux mais essentiels : la diversité des langues et des coutumes permettait alors de ressentir l’appartenance à un seul peuple, unifié par un Dieu unique. Il en résultait une force renouvelée pour, au retour dans la patrie, attester jusqu’au pèlerinage suivant que Dieu est bien autre chose que les idoles nationales ou locales. Cette force n’est autre que l’Esprit de Dieu.
Telle est la Pentecôte que nous célébrons en ce jour. Les apôtres, un peu perdus par l’absence de Jésus, étaient confinés dans une maison ; étant déjà à Jérusalem, ils n’étaient guère pèlerins, et leur rapport au monde était rétréci. Et voici qu’un vent – autre nom de l’Esprit – ébranle la maison et efface les murs ; c’est un bouleversement, et tous les p-èlerins sont là, avec leurs soifs. Déjà, lors de la révélation au désert du Sinaï, avec du bruit et du feu, le peuple d’Israël, qui suivait Moïse un peu passivement, avait été institué médiateur (pontife) entre Dieu et le monde. De même aujourd’hui les apôtres, qui n’en demandaient pas tant, sont institués médiateurs par ce bouleversement. Langues de feu. Ils disent des choses simples, qui touchent les cœurs, et se font comprendre dans toutes les langues. Une communion se crée par le lien de l’Esprit, et telle est la première des merveilles de Dieu : il abolit toute frontière, ce qui donne un parfum de nouvelle création. Cette expérience restera comme un mémorial. C’est toujours vrai dans le monde actuel, où des barrières se relèvent sans cesse ; en effet, ce qu’on appelle la « mondialisation » est une réalité politico-économique très étrangère à l’Esprit saint : elle ne crée pas de communion, puisqu’il y a des victimes.
L’expérience d’une communion humainement improbable fait redé-couvrir Dieu comme créateur de tout le cosmos, et invite à la louange célébrée par le psaume. Le souffle qui crée n’est autre que l’Esprit, d’où l’invocation à reprendre sans cesse : « Seigneur, envoie ton Esprit, qui renouvelle la face de la terre. » Il ne refait pas la terre à notre goût, mais renouvelle notre manière de voir les gens et les choses, alors qu’il y a toujours cette petite voix qui accuse, et qui si on n’y prend garde trans-forme tout en ossements desséchés.
De fait, la communion n’est jamais acquise une fois pour toutes, nous rappelle Paul. Au chapitre précédent, il s’est attaché aux divisions dans la communauté, laquelle n’est autre que le corps du Christ, et il a rappelé que ces troubles ne sont pas moins qu’une profanation de l’Eucharistie. Aujourd’hui, Paul parle de la diversité des charismes et des tâches de chacun. En quelque sorte, il renouvelle la Pentecôte. On peut même ajouter une sorte de « charisme tournant » qui atteint chacun tour à tour ; c’est celui de Judas ou du « casse-pieds » impénitent, qui sans le savoir a fait avancer l’histoire du salut (cf. Ac 1,16). En effet, il ne se convertit pas, mais il oblige les autres à se convertir. C’est bien fatigant !
Dans l’évangile, Jésus ressuscité résume la mission donnée aux apô-tres encore apeurés (Thomas, qui bougonne dans son coin, est absent) : ils avaient fui la croix, mais la puissance de l’Esprit est la miséricorde, pouvoir divin qu’ils reçoivent pour le transmettre ; elle bannit toute crainte et crée des liens. Mais il ne s’agit pas d’un badigeon embellissant une façade, comme de simples bonnes manières : un discernement s’im-pose !
Dimanche de Pâques 7
21/5/23, Pâques 7 – A : Dès maintenant : combats et prière !
Ac 1,12-14 ; Ps 26(27),1.4.7-8 ; 1 P 4,13-16 ; Jn 17,1b-11a.
Entre l’Ascension et la Pentecôte, il s’agit de durer dans l’attente et la prière. Depuis bien longtemps, les apôtres nous donnent une petite leçon très simple, loin du cynisme ou de la résignation : d’un même cœur, ils sont assidus à la prière, ce qui signifie beaucoup. D’abord le temps ordinaire, qui s’émiette dans un tas de détails et de petits soucis, se trou-ve structuré, rythmé par une relation à Dieu, pas forcément très intense (distractions…), mais régulière et communautaire, peut-être chantée avec des psaumes. La tradition de l’Église fait commencer chaque office par l’invocation « Dieu viens à mon aide ! » C’est une grâce d’accepter de se sentir dérouté plusieurs fois par jour. En outre, cela crée des germes de communion, surtout s’il y a de la mixité. C’est là que Marie joue un rôle majeur par sa seule présence, discrète et sûrement courageuse : la famille de Jésus n’acceptait pas sa mission quand il est entré dans le baptême de Jean, et voici que Marie se tient entre les apôtres et les frères de Jésus. Elle crée une unité : de même qu’elle avait enfanté Jésus, de même elle commence à enfanter une amorce d’Église, c’est-à-dire le corps du Christ, pas moins. Sans femme, les hommes resteraient méfiants, ou se demanderaient qui est le plus grand…
Le psaume illustre ce qu’a pu être cette prière : même si la force de l’Esprit promis tarde un peu, la foi est là, qui d’un même mouvement bannit toute crainte et implore la pitié, et aussi qui scrute tout ce qui se présente. Où Dieu réside-t-il aujourd’hui ? Car la venue de l’Esprit peut passer inaperçue, si paradoxalement on ne se prépare pas à être surpris. Comme le vent dans les arbres, on perçoit quelque chose, mais on ne sait où il va. C’est une vieille histoire : quand ils étaient esclaves en Égypte, les Israélites se méfiaient de Moïse ; ils gémissaient, et en même temps craignaient de sortir, prisonniers d’un petit souffle très court.
De fait, la vie n’est pas simple, et Pierre le rappelle, non sans para-doxe : Réjouissez-vous dès maintenant, malgré l’adversité ! Il ne s’agit pas d’une drogue qui dissoudrait toute douleur – et toute fraternité réelle –, mais d’une mission très particulière : une communion aux souffrances injustes du Christ, c’est-à-dire le mystère d’une collaboration au salut du monde. C’est autre chose qu’une simple impassibilité stoïque ou qu’un programme d’activités bien conçu ; les contemplatifs en savent quelque chose. Une telle invitation implique cependant un combat qu’on discerne : malgré les voix insistantes qui prétendent le contraire, il n’y a pas de honte à s’attacher au Christ.
En effet, la voix du monde conduit à une tristesse, mais l’évangile déploie la prière de Jésus pour ses disciples, au moment où à l’heure de la Passion ils sont un peu perdus, puisqu’ils se trouvent confrontés à un imprévu de première grandeur, qui n’obéit à aucun programme raison-nable. Jésus parle de gloire, c’est-à-dire d’une présence forte qui est encore à venir, car il va franchir une limite qui fait peur à tout le monde : la mort, au-delà de laquelle il se rendra présent d’une manière insoup-çonnée. Tel est bien l’enjeu : Jésus ne craint pas de parler de son rang divin, d’affirmer qu’il a tout pouvoir sur les vivants, mais ce n’est nullement pour disparaître dans une buée céleste ou dans la majesté lointaine du créateur. Au contraire, il s’agit de la manifestation de Dieu sur terre, à travers des disciples qui ne sont nullement des héros. Ils auront le pouvoir de donner un sens lumineux à n’importe quel être, si lamentable soit-il. En attendant la force annoncée, ces bons apôtres auront comme premier réflexe de fuir la croix, ce qui les dépouillera de toute prétention, mais les orientera vers la prière.
Ascension
21/5/20, Ascension – A : Patience, mais avec une forte musique !
Ac 1,1-11 ; Ps 46(47),2-3.6-9 ; Ep 1,17-23 ; Mt 28,16-20.
Comme nous, les apôtres ont été lents à comprendre. Ils refusaient d’écouter Jésus quand il annonçait la Passion. Après la résurrection, nous dit-on, ils l’ont vu et entendu pendant 40 jours, et pourtant, ils sont restés persuadés qu’il allait revenir tout régler, « restaurer la royauté en Israël ». En clair : une prudente rêvasserie politique, sans se compromettre, sans bouger. Ils avaient oublié la Bible, qui dénonce toute passivité : elle déploie une longue aventure, qui se déroule dans une petite province, mais qui est de portée universelle. L’histoire est entrecoupée de fêtes qui montrent un horizon, mais elle est toujours à reprendre ; il y a sans cesse des enfants à éduquer, ce qui est bien fatigant et risqué !
Mais Jésus prend les apôtres à rebrousse-poil. Il veut des témoins, mais il sait qu’ils sont faibles ; il annonce une force, mais ils ne sont pas en état de comprendre ; lorsqu’il disparaît, ils restent le nez en l’air, sans avoir la moindre idée de ce qu’est l’Esprit saint. Ils vont encore rester à mijoter quelques temps, expérience fondamentale. Jésus est parti, sa présence rassurante s’est effacée, et il y a un vide, qui à la fois les met en face d’eux-mêmes et les prépare à découvrir qu’ils ont des capacités cachées qu’ils ignorent encore. Que Jésus soit parti leur préparer une place au ciel reste vague, peu stimulant pour la vie réelle, qui est bien compliquée. Or, justement, avec l’Esprit, le ciel va arriver sur terre.
En fait, ce n’est pas si simple, ou plus exactement il faut des relais, pour que la patience ne devienne pas un découragement figé ou résigné. Le psaume paraît hors sujet ou grandiloquent, face au vide qu’affrontent les apôtres, et nous avec eux. Non : le relais est donné par le chant, ou plus généralement par la liturgie, car il s’agit de ranimer une espérance toujours vacillante, en symbolisant la présence de la totalité de l’histoire du monde, pas moins. Ce n’est pas encore l’Esprit saint et sa force, mais c’est un entraînement qui prépare une disponibilité à l’accueillir.
Dans l’épître, Paul annonce le complément attendu, sous la forme d’un rappel aux Éphésiens qui sont un peu essoufflés : Dieu n’est pas celui des philosophes, mais celui du Christ ressuscité, qui l’a révélé comme Père. C’est l’Esprit qui le rend présent en nous, donnant force et discernement, car tout lui est soumis. En effet, il siège à la droite de Dieu, ce qui signifie qu’il s’occupe de notre jugement. Et il transforme ce jugement en miséricorde ; autrement dit, le passé que nous savons cabossé n’est plus un poids paralysant. « Venez à moi, vous tous qui pei-nez, car mon joug est légèreté », disait Jésus, qui connaissait ou connaît nos récriminations. Paul lui-même en est un exemple saisissant – et inlassable.
Dans la finale du premier évangile, Jésus ressuscité revendique cette toute-puissance de la miséricorde. Certains des apôtres doutent, ce qui est rassurant : ils mijotent encore, sûrement déçus que Jésus ne manifeste pas plus objectivement la force qu’il offre. La tâche est éperdue : faire des disciples parmi toutes les nations. Comment est-ce possible, avec toute cette variété de cultures ? C’est très intimidant, mais il suffit de se placer à un point essentiel : il y a partout des gens qui se savent mortels, qui se sentent limités, qui sont pleins de contradictions et voudraient le cacher. Peut-être en souffrent-ils assez pour ne pas se fermer et entendre une parole libératrice. Il ne s’agit pas simplement d’échappées indivi-duelles, car il y a un baptême, c’est-à-dire un rite d’entrée dans la vaste communion qu’est l’Église, le corps dont le Christ est la tête, comme le rappelait Paul. Donc, restons dans la patience éclairée.
Dimanche de Paques 6
14/5/23, Pâques 6 – A : l’Esprit Saint donne du sens à tout !
Ac 8,5-8.14-17 ; Ps 65(66),1-7a.16.20 ; 1 P 3,15-18 ; Jn 14,15-21.
NB. Pour Jn 14,19, voici une traduction plus claire : « Vous verrez que moi, je suis vivant ; alors vous aussi, vous vivrez. »
Les Douze choisis par Jésus n’étaient pas de vrais professionnels, loin de là. Les persécutions autour d’Étienne ont suscité une dispersion, et voici que Philippe est arrivé en Samarie, mais sans mandat. Il fait des miracles au nom du Christ, il a un succès manifeste. Pourtant, il y a un problème : vu de Jérusalem, il agit comme un gourou, comme si sa personne faisait écran à plus grand que lui. En effet, malgré toutes les guérisons, il ne transmet pas l’Esprit saint ! Un détail secondaire, direz-vous ? Certainement pas ! Paul a eu une expérience analogue : après la révélation du chemin de Damas, il est parti prêcher sans mandat ; puis une seconde révélation lui a montré qu’il risquait de courir pour rien (Ga 2,2), c’est-à-dire de susciter un attachement à sa personne. En Samarie, Pierre et Jean agissent très modestement : une simple imposition des mains pour conférer l’Esprit saint. Cela signifie à travers un geste concret et très simple qu’en réalité l’action de Philippe va dépasser sa personne, et donc qu’elle va pouvoir durer en son absence, si les cœurs sont réel-lement touchés.
Et le signe en est l’action de grâce que chante le psaume. Des « ac-tions redoutables » de Dieu ? C’est reconnaître sa présence dans ce qui s’est passé, et le regard s’élargit au monde entier, qui est plus vaste qu’un Philippe ou que tout autre. La prière importe au plus haut point, car nous avons des désirs. Mais nous manquons d’imagination, et le défi est toujours de discerner comment Dieu y répond, car c’est souvent dérou-tant. Il faut du temps, et c’est là que l’Esprit, qui rend Dieu présent dans le cœur, donne une espérance et agit dans la durée. Et une telle expé-rience peut alors se raconter, car c’est un témoignage.
Dans son épître, Pierre poursuit : Ne craignez rien de l’injustice ! Jésus a ouvert une brèche dans ce carcan qui nous entoure à tout moment. Le souvenir vif de ce qu’il a fait n’est autre que l’Esprit saint, qui rend présente une vie au-delà de toute mort. Et personne ne peut reprocher à autrui de ne pas avoir l’Esprit saint, car on ne peut se l’in-venter pour soi-même. C’est pourquoi Pierre demande de ne pas répon-dre au mal par le mal, à la critique par la critique, ce qui n’aboutit à rien, nous le savons bien. Quelle gloire tire-t-on d’avoir raison contre le mon-de entier ? L’amertume d’être incompris, le plus souvent.
L’Esprit saint est encore appelé le Défenseur : il sera en vous, affirme Jésus dans son discours après la Cène, mais c’est à condition que lui-même parte, ce que les disciples peinent à comprendre. Et que va-t-il faire ? Vous révéler que vous avez un Père, à la fois très grand et très proche, qui vous parle au présent, à travers les faits éclairés par la nuée des témoins qui dans l’Écriture parlent de Dieu pour l’avoir expérimenté, dans les grands moments et dans le quotidien – les psaumes l’attestent. Les « commandements » que Jésus demande de garder ne sont pas une somme de préceptes, mais l’amour sous toute ses faces, tel que l’Écriture l’expose, tel que Jésus l’a pratiqué. On demandait un jour à Hillel, l’ancêtre de la tradition rabbinique, un flash sur l’essentiel de la Tora. Il répondit : « Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimes pas qu’on te fasse ; le reste n’est que commentaire, mais va étudier. » En effet, suivre la Loi revient à s’accoutumer à des gestes et à s’enrichir la mémoire. C’est ainsi qu’on trouve Dieu comme Père, mais cela va loin, car il est aussi le Père de mes ennemis, ou plus prosaïquement de ceux qui m’agacent. Un vaste horizon se dégage !
Dimanche de Pâques 5
7/5/23, Pâques 5 – A : Être saints malgré tout ! Sans s’en douter ?
Ac 6,1-7 ; Ps 32(33),1-5.18-19 ; 1 P 2,4-9 ; Jn 14,1-12.
Avant de se diffuser dans le monde, la toute première Église a connu un développement considérable à Jérusalem, ce qui déplaisait fort aux autorités, comme au temps de Jésus. Ce vaste mouvement juif mêlait deux zones culturelles très distinctes, politiquement ennemies, mais con-vergeant au Temple : le monde romain de langue grecque, et le monde babylonien et parthe de langue araméenne, présent aussi en Galilée. Il y avait même des veuves dont on ne sait rien, sinon que plus tard Paul en prendra soin (1 Tm 5,9). Et malgré le tableau idéal de la communauté primitive donné à la Pentecôte, il y a des dissensions sur une affaire très quotidienne de service des tables. Peu importe le problème exact, mais la question nouvelle est qu’après l’enthousiasme initial il s’agit de durer. Les Douze l’ont compris, et ils se refusent à s’occuper de gestion : l’évangélisation reste première, c’est-à-dire le mouvement toujours neuf, mais en même temps ils veulent que la routine quotidienne prenne de la dignité ; c’est pourquoi ils intronisent solennellement pour ce service les sept fameux « diacres ».
Est-il important pour nous de prendre le temps de prier avant de man-ger ? À sa manière, le psaume répond à cette question, d’abord par la musique et le chant, qui entretiennent la présence de Dieu ; puis, une fois ce cadre posé, par une invitation ferme à rechercher où se cache la justice de Dieu, lorsque l’adversité se présente, lorsque déraille le train-train familier et rassurant. Ce sera après des moments de révolte qu’il ne faut pas craindre. Même Jésus a eu des combats, car ses contemporains étaient réellement fatigants !
De la révolte momentanée au rejet formel, la distance est grande, nous rappelle Pierre. Jésus a été rejeté, comme bien des prophètes avant lui. Ça continue, car il paraît éloigné de nos soucis ordinaires : opinion d’autrui, fin de mois, santé, projets difficiles ; bref, des choses sérieuses. Les bâtisseurs sont des gens compétents, qui savent écarter les graviers inutiles. Et que se passe-t-il quand un virus dissout les compétences ? L’imagination va devoir s’accrocher à ces cailloux, ou même à du sable desséché. Telle fut l’alliance au désert, avec un peuple rétif et dans un endroit à fuir. Une lumière est venue d’un coin improbable. Et si c’est vrai, pourquoi ne pas en faire profiter ceux que nous voyons patauger ?
Dans son discours après la Cène, Jésus vient préciser, au point d’é-tourdir ses disciples, car c’est au seuil d’un bouleversement qu’ils ima-ginent mal. Ils voulaient être en sécurité, mais le chemin qu’il annonce est la croix, qui mène à la vérité et à la vie, quelque part au-delà d’une expérience de mort, ce que nos idées sérieuses voudraient éviter à tout prix. Thomas se méfie, et Philippe voudrait rester spectateur de grandes choses ; l’un et l’autre craignent de se compromettre. Comme nous. Pourtant Jésus ose leur dire qu’ils feront les mêmes œuvres que lui, et même de plus grandes. Oui, car par la résurrection et donc par l’Esprit, il sera en eux, comme le Père, et ils parcourront le monde, créeront des demeures multiples, simplement par leur parole. Ce sera un prolon-gement de l’incarnation, c’est-à-dire de la présence de Dieu sur terre chez des êtres fragiles.
Or, le psaume 19 chante que le ciel et le cosmos racontent la gloire de Dieu, et continue en affirmant que sa parole est encore plus grande. Justement, la voici qui entre dans des êtres humains, presque par sur-prise. C’est à la fois une manifestation de ce qui était présent depuis Adam et Ève, mais aussi une révolution : nous avons souvent une opi-nion fade de nous-mêmes ou des autres, et voici qu’une dignité nouvelle est proposé à des pécheurs. Gratuitement !
Dimanche de Pâques 4
30/4/23, Pâques 4 – A : Un chef tout-puissant, ou un bon pasteur ?
Ac 2,14a.36-41 ; Ps 22(23),1-6 ; 1 P 2,20b-25 ; Jn 10,1-10.
Que se passe-t-il quand on apprend qu’une mauvaise conduite a eu un effet positif inattendu ? C’est l’expérience de Pierre lui-même, qui après avoir renié Jésus a reçu l’Esprit saint à la Pentecôte, de sorte qu’il devient capable de parler en public avec autorité. C’est aussi ce qu’il veut transmettre aux gens de Jérusalem : toute la maison d’Israël s’est liguée contre Jésus, et voici qu’il vit, avec un rang divin insoupçonné. Alors, tous sont bouleversés par l’annonce d’une miséricorde, mais il faut que cela devienne davantage que l’émotion d’un moment. Aussi sont-ils invités au baptême, qui va sanctionner une conversion, c’est-à-dire un changement de mentalité, appuyé sur l’Écriture. Déjà, au moment de la mort de Jésus, la foule versatile qui l’avait condamné s’en était retournée en se frappant la poitrine (Lc 23,45). Face à ce malaise grave mais diffus, il n’y avait pas encore, pour aller au-delà, de paroles fortes prononcées avec autorité. Nous aussi, nous sommes souvent mécontents de ce que nous avons fait, ou de nos occasions manquées. L’histoire est irréversible, alors comment aller au-delà ? Génération dévoyée, disait Jésus ; il s’y connaissait, et c’est encore vrai !
Le psaume indique la voie durable, face aux peurs et aux menaces (les « ravins de la mort ») : si le Seigneur est mon berger, la paix est en vue, et la nature paraît accueillante. Mais ce n’est ni le refuge d’une île, ni un défilé victorieux sur un tapis rouge. Les ennemis sont toujours là, omniprésents et peu visibles, puisqu’il faut toujours fermer les portes à clé. Les humains, même bien élevés, sont dangereux, parce qu’ils ont été créés libres ; Dieu le sait, et après quelques hésitations au temps de Noé, il ne perd pas de vue cette réalité, mais il le fait à sa manière, qui nous déroute souvent. Ainsi, « habiter la maison du Seigneur », n’est pas « se réfugier dans une sacristie », mais bien établir une familiarité à travers le quotidien éclairé par l’Écriture.
Pierre poursuit, en soulignant la liberté de Jésus, non pas celle de faire n’importe quoi sous l’inspiration du moment, mais celle de ne pas répondre au mal par le mal, sachant qu’il y a une justice supérieure ; on peut être malade et en paix, en prison et joyeux, confiné et créatif. Jésus était sensible, il aimait ses contemporains ; mais il n’était pas naïf ; il savait que l’homme a des capacités qu’il ne sait pas exploiter, et qu’il se trouve errant sans bien s’en rendre compte. Or, dit Pierre, Jésus en allant au-delà de l’injustice, est devenu notre berger, non seulement par l’exemple, mais surtout en portant notre péché. Ce qu’ont fait ces gens de Jérusalem était mauvais mais nécessaire, et j’y participe. Oui ! C’est l’opposé d’un culte individuel de la vertu pour s’améliorer : tel est le drame du pharisien aveugle, qui est très compétent et croit n’avoir pas besoin de berger.
Jésus ose dire qu’il est le bon pasteur. L’image des brebis est très éclairante pour parler de nous : ces ouailles ne sont pas très malignes et elles restent très craintives ; elles circulent en troupeau, et gare à celle qui s’égare ! Le bon pasteur opère au grand jour, il connaît chacune par son nom. Et la brebis devient davantage qu’un simple numéro dans une foule : le troupeau devient une communauté, et la brebis, sentant qu’elle existe pour le berger, devient capable de sortir du bercail, d’affronter le grand air de réalités plus ou moins risquées. Les mauvais pasteurs précédents, qu’évoque Jésus, ne sont certainement pas les prophètes, mais les zélotes d’alors, qui voulant chasser les Romains recrutaient de force en vue d’une république parfaite, mais en fait introuvable. Jésus fait juste le contraire : il donne tout de suite une vie en abondance. Pourquoi la bouder ?
Dimanche de Pâques 3
23/4/23, Pâques 3 – A : Présence intime du ressuscité.
Ac 2,14.22b-33 ; Ps 15(16),1-2a.5.7-11 ; 1 P 1,17-21 ; Lc 24,13-35.
Lors de la Pentecôte, Pierre a comme les autres reçu l’Esprit saint, et lui qui s’était effondré lors de l’arrestation de Jésus est devenu un autre homme. Il se lève et parle avec autorité de la résurrection du Christ comme accomplissant les Écritures, ou plus précisément ici les Psaumes, ces chants qui expriment une présence de Dieu. De quoi s’agit-il, puis-qu’il ne peut montrer Jésus ? Jésus n’est plus visible comme au temps de sa vie publique. Sa présence n’est plus de même nature. Les Juifs comme individus avaient rejeté Jésus injustement, mais maintenant ils ont reçu ensemble l’Esprit, qui leur a offert une communion insoupçonnée. C’est l’assemblée elle-même qui est devenue le corps du Christ ; il est donc bien présent, mais à travers une expérience qui permet de comprendre l’ensemble du dessein de Dieu. Mais ce n’est pas une pure conséquence logique, objective, car au moment de cette aventure collective, n’étaient-ils pas « pleins de vin doux », comme certains le disaient ? Une telle rési-stance est salutaire !
Il est caractéristique que Pierre n’évoque que le tombeau de David – qui selon la tradition juive est né et mort à la Pentecôte –, mais il ignore entièrement celui de Jésus : qu’il soit vide n’est plus qu’un fait passé sans grande importance en lui-même ; le sens en est donné par l’Esprit, qui rend l’Écriture présente.
Le psaume – cité dans le discours de Pierre – revient sur la dimension individuelle de la présence de Dieu, c’est-à-dire sur l’espérance qui pré-cède l’expérience du corps communautaire, et aussi sur ce qui en reste le lendemain, quand on redescend de la montagne. Je sais bien que ma vie est limitée, mortelle, mais la jubilation qui subsiste n’est pas l’effet d’un élixir de vie perpétuelle sans contenu bien net. C’est au contraire la certitude qu’a le pécheur que je suis d’être connu de Dieu, d’avoir été visité en vue d’un pèlerinage à poursuivre sur terre, en dépit de tout ; c’est donc une semence de vie éternelle, ici et maintenant.
Pierre dans sa lettre rappelle la condition du pécheur qui sent obs-curément qu’il a une dette un peu étouffante : comme il n’a pas la force d’en sortir, il est tenté de la cacher, ou encore d’incriminer ses parents ou son entourage, qui certainement n’ont pas été parfaits. En réalité, c’est inefficace, et Pierre demande de la simplicité : osez mettre un nom sur cette dette, et déposez-la au pied de la croix du Christ, qui porte et rachè-te le péché du monde. Ci-dessus dans les Actes, les Juifs qui ont rejeté Jésus sont invités à voir que leur action a été providentielle, mais ils n’auraient jamais pu le deviner sans l’annonce de Pierre.
Les disciples d’Emmaüs représentent une expérience qui en réalité est familière. Ils connaissent l’Écriture, mais c’est de la religion un peu désuète ou routinière, et ils se soucient de choses sérieuses : Comment régler le scandale d’une oppression injuste ? Jésus a échoué, et par conséquent Dieu est absent ; c’est bien triste. L’inconnu qui les rattrape fait le naïf, mais il est un peu provocateur ; il commence par les secouer : votre tête et votre cœur sont disjoints ! Puis il les entraîne dans une démarche eucharistique qui va être une réhabilitation de leur corps : une instruction sur les Écritures qui les rend vivantes au présent, malgré l’échec apparent, puis le signe de la fraction du pain, qui exprime en par-ticulier cet échec par une rupture. Alors ils découvrent que le ressuscité est en eux, ce qui les remet en route, toute fatigue ayant disparu. Aupa-ravant, ils voyaient l’inconnu comme un autre, extérieur à eux, un peu comme durant la vie publique de Jésus les disciples le voyaient comme un autre. Maintenant, le spectacle n’est plus nécessaire, et ce qui a été reçu peut se transmettre par une parole.
Dimanche de Paques 2
16/4/23, Pâques 2 – A : Thomas l’incrédule : voir ou écouter ???
Ac 2,42-47 ; Ps 117(118),2-4,13-15b,22-24 ; 1 P 1,3-9 ; Jn 20,19-31.
La description de la communauté primitive est restée un idéal perma-nent de société parfaite, avec quatre piliers : enseignement des apôtres ; communion fraternelle avec partage des biens ; fraction du pain (eucha-ristie) ; prières. On pourrait croire, comme on l’a souvent pensé, que la communion fraternelle suffit, et que l’histoire devient insigni-fiante. C’est très inexact, et pour une raison très simple : chaque individu en croissant passe par l’expérience d’Adam et Ève : se vouloir maître de sa propre vie et se heurter à des réalités douloureuses, voire même à l’échec de l’amour. L’homme est créé bon, nous dit-on, mais aussi libre, et cette liberté est malaisée à gérer. L’expérience du communisme a été un désastre, car il manquait la miséricorde, laquelle s’exprime à travers les autres piliers que sont l’enseignement et la prière : je ne peux être frère sans être d’abord fils d’un plus grand que nous, qui ne soit pas (trop) effrayé de mes incartades et qui m’invite à une intimité. Quant à la fraction du pain, c’est plus qu’un simple geste de partage. L’expérience des disciples d’Emmaüs est caractéristique : après un enseignement énergique sur la résurrection, ils reconnaissent Jésus à la fraction du pain (Lc 24,35) ; comme symbole de la croix, c’est une brisure ici et main-tenant, qui rend présentes toutes les paroles de l’enseignement en les intériorisant – et même aboutit à la prière sous toutes ses formes.
Le psaume annonce deux points complémentaires, essentiels à la vie de communauté : d’abord, la louange va être plus forte que toute brisure, que toute adversité d’où qu’elle surgisse. Des événements imprévisibles vont arriver, ce qui introduit le second point. La pierre rejetée par les bâtisseurs est une figure de Jésus rejeté par ses contemporains, mais elle est aussi une invitation à être attentif : nous sommes toujours lancés dans bien des choses à faire, et il faut écarter les brindilles. Soit. Mais comment savons-nous que tel petit détail qui paraît gênant n’indiquera pas finalement la bonne voie. Cette invitation au discernement se négocie en particulier dans la prière – ou parfois dans le rêve : des détails diffus remontent et se précisent.
Dans sa lettre, Pierre revient sur le thème éternel et lassant des épreu-ves qui purifient. Comment échapper au découragement, à l’impression que Dieu est absent ? Tout simplement en recevant une fois de plus le témoignage de Pierre, qui se joint à une nuée d’autres témoins. Pierre se croyait fort, et face à la croix il s’est effondré, mais même indigne il avait reçu mission d’encourager ses frères, ce qu’il fait encore aujourd’hui : il rend proche et perceptible l’héritage promis dans les cieux, qui autrement serait bien abstrait.
Le passage sur Thomas l’incrédule est vaste. D’abord, Jésus annonce la paix, alors que tous ont peur. Pire, il leur donne, au moment où ils se voient faibles et menacés, une mission appuyée sur l’Esprit divin repré-senté par un souffle : remettre les fautes, ou les retenir si le pénitent bluffe. C’est bien plus que l’annulation comptable d’une dette, c’est pre-sque entrer dans la mémoire d’autrui, qui si il est humble va se trouver visité par une miséricorde.
Puis Jésus demande à Thomas de croire sans avoir vu, c’est-à-dire d’entendre des témoins humains. En effet, un spectacle est rassurant, mais ne se transmet pas. Justement, la tentation de Thomas reste : Com-ment être sûr que tout cela est bien vrai ? Comment échapper à la précarité d’une relation ? C’est sur ce point que l’évangéliste conclut : peu de signes ont été mis par écrit « pour que vous croyiez ». C’est une invitation à risquer l’intimité avec le Christ.
Dimanche de Pâques 1
9/4/23, Pâques 1 : Quand Alléluia résume et coiffe l’histoire !
Veillée : parcours depuis la Création ; feuilleter le missel ! Jour : Is 55,1-11 ; Ac 10,34-48 ; Ps 117,1-2,16-17,22-23 ; Col 3,1-4 ; Jn 20,1-9.
Nos pensées sont souvent pessimistes ou épuisantes ; notre petit avenir est incertain ; l’amour s’affadit ; nous avons toujours les mêmes défauts… Comment redevenir joyeux sans être ivre ou superficiel ?
Isaïe tranche, en invitant à un festin très particulier qui est hors du pouvoir de notre argent si précieux et rassurant, car il ouvre un avenir. Mais c’est sous une forme déroutante, qui invite à voir que Dieu est déroutant, peut-être parce qu’il est trop simple et direct. Il est bien là, mais sa pensée est plus vaste que la mienne, et je le crois absent, comme s’il ignorait mes déboires. En effet, sa parole n’est pas lisible dans les journaux, mais dans les soubresauts de la longue histoire biblique. Celle-ci peut paraître étrange ou révolue, mais en réalité elle nous imbibe comme une pluie si nous reconnaissons qu’elle parle de nous, en com-mençant par l’effondrement du paradis et des grandes illusions opti-mistes : nous ne savons pas construire un bonheur durable avec autrui. Ou pour le dire autrement, les échecs nous rendent méfiants, et nous nous savons mortels ; le temps s’effrite, et il y a une pandémie paralysante. Il y aurait tant à faire !
Jésus a affronté toute cette réalité jusqu’à l’injustice de la croix, mais une vie nouvelle s’est manifestée ensuite, reconnue dans l’Esprit saint et accomplissant ces prophéties issues du même Esprit. Les Actes rapportent que, sans bien savoir pourquoi, Pierre a été poussé à annoncer ce salut d’Israël au centurion Corneille, dans la capitale païenne de Césarée. Surprise ! Son témoignage suscite une manifestation de l’Esprit chez ces mêmes païens. Pierre, qui s’était effondré face à la croix, entre-voit que, comme les anciens prophètes, ce qu’il porte est plus grand que lui ; animé par l’Esprit, il découvre que ce qu’il dit concerne le monde entier. Telle est la grâce du témoin qui a expérimenté une résurrection après avoir sombré : son langage simple et son attitude corporelle trans-mettent une espérance. En effet, Dieu a un tel respect pour l’homme qu’il n’opère pas directement : il s’est incarné, et il a besoin de témoins hu-mains, qui, comme Abraham, Pierre et bien d’autres sont des gens ordi-naires, qui s’embrouillent un peu et ne comprennent que lentement. Ce sont des frères, et le psaume dit sans ambages que les grands de ce mon-de ne les croient pas bien utiles, tout comme nous. Pourtant, avoir expé-rimenté un brin de résurrection ne nous améliore peut-être pas beaucoup, mais nous rend témoins, au-delà de toute épreuve : « Je ne mourrai pas mais je vivrai, et j’annoncerai ce qu’il a fait. »
Paul nous rappelle notre histoire : nous avons expérimenté la mort, c’est peut-être difficile à admettre, mais cela devient clair rétrospec-tivement par une expérience de résurrection ; les choses d’en-haut sont arrivées sur terre, comme une pluie où chaque goutte peut donner une fleur. C’est une intimité avec le Christ, qui reste un peu cachée et surtout très fragile, mais qui croît peu à peu.
L’évangile montre que le premier témoin de la résurrection est une femme à la vie compliquée, troublée de ne pouvoir rien faire pour son mort, qui lui échappe. Les disciples arrivent et voient un spectacle étrange : le suaire entourant la tête est séparé des autres linges entourant le cadavre. Dans la tombe la mort ne laisse que des épluchures « d’en-bas », suggérant la tête (Jésus) séparée du corps des disciples. Tout serait per-du ? Non : le disciple bien aimé comprend, s’appuyant sur les Écritures : une mutation se fait « d’en-haut », et tout va continuer à vivre hors du tombeau, comme un accouchement réussi. Alléluia !
Jeudi saint
9/4/20, Jeudi saint – A : Corps du Christ ? Un tas de membres !
Ex 12,1-8.11-14 ; Ps 115(116b),12-13,15-18 ; 1 Co 11,23-27 ; Jn 13,1-15.
L’agneau de Dieu porte le péché du monde, qui est très lourd, parce qu’il est toujours le résultat d’un esclavage, personnel ou collectif. L’exemple typique est celui des Israélites en Égypte, avec une ambiguïté énorme et familière : ils murmuraient dans leur souffrance, et en même temps ils ne voulaient pas vraiment en sortir, c’est-à-dire prendre le risque de la liberté. C’est toujours vrai : tout critiquer est confortable, rassurant – et stérile. Mais comment trouver par nous-mêmes un autre horizon ?
Tout cela est exprimé dans l’Exode par la Pâque de sortie d’Égypte, qui a une dimension violente : d’abord, suivre un nouveau calendrier, pour renouveler la perception du temps ; ensuite, prendre un jeune agneau chez soi, l’adopter en quelque sorte, puis le tuer malgré son innocence et sa tendresse, et le manger ; enfin se tenir prêt à partir, sans bien savoir où. Le sang fait toujours peur, mais il est essentiel d’ex-pectorer une agressivité qui rôde, et surtout il s’agit d’obéir à un précep-te, même sans bien le comprendre ; c’est ce qu’évoque le psaume à sa manière. Il va s’opérer un rachat face aux forces du mal qui paraissent toujours inéluctables ; en hébreu, le « sang » désigne aussi un « prix », depuis le sang d’Abel le Juste (Gn 4,10). Quant au pain azyme, il est un signe des nouveautés introduites, du fait que le levain ordinaire est un reste des récoltes précédentes. Enfin, l’annonce de la mort des Égyptiens accomplit l’annonce faite par le Pharaon lui-même (Ex 1,22) : il se vou-lait tout-puissant, mais angoissé, il détruisait son propre peuple. Avertis-sement sans frais aux princes de ce monde !
C’est dans cette ligne que Paul rappelle l’institution de l’Eucharistie. Le geste est une mise en scène de la mort du Christ, et c’est nous qui la faisons, pas moins ; ce n’est pas une faute, car il s’est offert lui-même. L’enjeu est précis : Paul a commencé par évoquer un désordre commu-nautaire plutôt banal, et dans la suite il va parler des charismes, dont la variété illustre toutes les dimensions d’un corps. Car l’assemblée (ou l’Église en général) est le corps du Christ, toujours en formation : c’est un don qui se renouvelle sans cesse à travers les gestes eucharistiques. Dans le contexte du passage de ce jour, Paul est tranchant : quiconque mange ce pain et boit à la coupe sans voir le corps communautaire ignore le don. N’étant plus dans une logique de libération, il devient alors cou-pable, et il va perdre sa force, tout comme les idolâtres de l’Ancien Testament.
Le récit du lavement des pieds, constellé de menus détails, souligne une autre dimension de la vie du corps. Pierre est notre frère, car comme de coutume il n’y comprend rien, malgré un enthousiasme perpétuel. Jésus s’abaisse en s’occupant des pieds, de ce qui nous permet de bouger, mais il prononce une phrase énigmatique : si Pierre refuse, il « n’aura pas part » avec lui. Or, Jésus est au seuil de la croix, par laquelle, après avoir traversé la mort, il va entrer dans le Royaume. Donc Pierre resterait en dehors ? Le geste humble de Jésus est donc une invitation à traverser la mort avec lui, ce qui fait penser à l’eau du baptême et à toutes les eaux mortelles de l’Écriture (Déluge, mer Rouge…). Sans lui, la mort est la synthèse de tous les échecs, et on se trouve face à un mur.
Voilà pour Jésus, mais il y a une suite pour nous, car ce qu’il a fait est un exemple, dit-il. S’abaisser jusqu’aux pieds d’un frère ou d’une sœur est un geste humble, mais aussi intime, peut-être proche de l’indiscrétion. Sans doute, donner un coup de main ne peut pas faire de mal, mais il y a plus : lui faire franchir ce qui dans sa vie est mortel. Bref, reconstituer le corps dans tous ses membres.
6e Dimanche de Carême Rameaux
2/4/23, Carême 6 (Rameaux) – A : Jésus te plaît ? Attention !…
Mt 21,1-11 (procession) ; puis messe : Is 50,4-7 ; Ps 21(22),8-9.17-24a ; Ph 2,6-11 ; Mt 26,14–27,66 (ou plus court : 27,11-54).
La foule attendait un Messie libérateur, et Jésus arrive enfin à Jéru-salem, précédé de sa réputation. Il est de la tribu de Juda, et l’ancienne bénédiction de Jacob lui donnait un sceptre royal et le gratifiait d’une ânesse (Gn 49,10-11). Jésus active cette prophétie en la transformant par une autre (Za 8,9), où il se présente comme roi humble et pacifique, avec une ânesse et son ânon. Jésus a voulu prendre l’initiative d’être reconnu comme roi, ce qu’on va retrouver sur l’écriteau que Pilate fera apposer sur sa croix.
La foule, humiliée par l’occupation romaine, l’acclame comme libé-rateur, mais elle ne comprend pas les signes que Jésus a mis en œuvre, car ils pointent vers un royaume qui n’est pas de ce monde. Plus tard, elle va lui préférer Barabbas, un zélote, qui a du sang sur les mains, mais qui s’est battu pour une grande cause. Le problème n’a pas vieilli, car les gouvernements abusifs abondent. La question sous-jacente est celle de la liberté : Quel est l’oppresseur le plus redoutable, le dictateur ou le péché ? Pendant la dernière guerre, en 1943, Chiara Lubich, née en 1920 dans une famille vite appauvrie par le fascisme italien, eut l’intuition que l’amour est plus grand. La réalité était Mussolini, et il ne s’agissait pas de rêvasser qu’il change ou qu’il disparaisse : une vie chrétienne riche était possible immédiatement, en sortant de l’isolement ou du pessi-misme, et elle créa des « foyers » (focolari) qui se sont répandus partout jusqu’aujourd’hui.
Jésus n’était pas naïf quand il voulut être reconnu comme roi : il sa-vait que le monde ne croit qu’à la force et se méfie de quiconque veut gratter en profondeur et donner une parole qui touche vraiment. Il repro-che constamment à ses contemporains d’être superficiels, ce qui leur déplaît. Pourtant, il est héritier du Serviteur mis en scène par Isaïe, qui a trouvé une force en se mettant à l’écoute de Dieu, comme le rappelle le psaume : se faisant disciple, il ne craint plus l’adversité, et il est capable d’aider son voisin découragé. Freud disait que par la parole, on peut ac-culer quelqu’un au suicide, ou lui donner des raisons de vivre,
Mais qui était donc ce Jésus, qui a accepté par amour l’injustice de la croix ? Animés par l’Esprit, ses disciples ont reconnu – jusqu’à ce jour – qu’il était dans le sillage des Écritures et qu’il n’était autre que la mani-festation de Dieu sur terre. Ainsi, Dieu se fait infiniment proche en deve-nant homme, et inversement l’être humain prend une dignité insoupçon-née, que lui-même ignore souvent, car il est paralysé par son péché. Mais si Jésus s’est rendu ainsi visible comme Dieu dans une histoire très provinciale, c’est qu’il existait auparavant. C’est logique, et c’est ce que chante l’hymne célèbre de Paul.
Enfin vient l’immense récit de la Passion, qui couvre 24 heures, du soir au soir, c’est-à-dire le jour complet de la Pâque juive. Après quelques préparatifs, cela commence par l’Eucharistie, qui sera un mém-orial. Ce sont de simples nourritures terrestres qui deviennent célestes, signes d’un autre Royaume, mais le geste paraît violent : manger Jésus ! Or, c’est bien ce qui se passe ensuite : à Gethsémani, Jésus a un moment d’angoisse, puis toutes les composantes de la ville s’unissent et contri-buent à sa mise à mort, chacune à sa manière : Judas « livre », les autres disciples fuient, le conseil suprême fait une parodie de jugement, Pilate renonce, les soldats sont brutaux, la foule est féroce. Autrement dit, tous se sont dévoilés, donc le salut sera offert à tous. Ça commence par un centurion : il a senti que la mort de Jésus a bouleversé le cosmos. Une affaire à suivre !
5e Dimanche de Carême A
26/3/26, Carême 5 – A : Ouvrir un tombeau ? Hmm, et l’Esprit ?
Ez 37,12-14 ; Ps 129(130),1-8 ; Rm 8,8-11 ; Jn 11,1-45
L’expérience de se voir mort ou stérile est douloureuse ; elle com-mence bien avant le 4e âge et on cherche à se distraire, pour ne pas voir. Ézéchiel s’adresse à des exilés, qui loin de chez eux sont tombés dans les idolâtries du monde. Ils l’ont bien senti, mais ils n’ont pas la force d’en sortir. Il ne s’agit pas de faire un miracle sans lendemain, mais d’entrer dans l’espérance, au-delà de ce qui paraît noir. Or, l’es-pérance est un processus lié à une mémoire. Le prophète parle d’un retour sur la terre d’Israël. C’est bien plus que de prendre le premier avion venu, car l’enjeu est beaucoup plus vaste : retrouver toute l’his-toire biblique d’Israël et redécouvrir que dans ses détours infinis elle parle de moi, ou de nous, tels que nous sommes, craignant la mort ou la stérilité. Bien entendu, il y aura toujours une petite voix pour dire que ce ne sont que de vieilles choses périmées et qu’il faut être de son temps. Mais il y a aussi une autre voix, celle de l’Esprit divin, qui nous dit que l’être humain est le même, avec les mêmes souffrances et les mêmes ressources, et que nous avons un avenir de vie dont nous ignorons tout.
Le psaume prolonge la réflexion en exprimant l’angoisse de cette prise de conscience d’un exil profond. Ce n’est qu’un cri, mais c’est le fait d’oser en parler à Dieu qui suscite une espérance. La prière directe donne une force, car elle éclaire sur un point essentiel : je me suis toujours cherché moi-même, avec de magnifiques arguments vertueux, et cela n’a abouti à rien ; tel est mon péché, qui est bien plus qu’une somme de délits légaux, car il falsifie tout amour, et je ne parviens pas à en sortir, sauf par un tel cri où j’ose me montrer faible.
Il est important de prendre le temps de méditer cela avant d’écouter Paul, qui déclare énergiquement que tout est réglé par la résurrection du Christ. Si c’est un simple fait constatable, pourquoi le répéter indéfiniment ? Dans ses lettres, Paul n’évangélise pas, il l’a déjà fait, mais il s’acharne à rappeler l’essentiel à ces oublieux que nous sommes. En effet, tout incident sérieux nous fait voir la vie com-me un cul-de-sac. La croix est absurde : Jésus était peut-être surhu-main, mais c’est bien loin. Et Paul, à travers des épreuves, ne s’est pas découragé. Il affirme : si tu acceptes l’Esprit du ressuscité, tu es par-donné, justifié (rendu juste, oui !). C’est un défi, car l’autre voix per-siste à nous condamner.
En effet, il y a une mémoire nauséabonde, et c’est l’histoire de la résurrection de Lazare. Il est malade, et Jésus prend le temps de le laisser entrer dans la mort, ce qui déroute Marthe, Marie et bien d’au-tres : un tel magicien pouvait éviter cela. Jésus n’entre pas dans le cer-cle des pleureurs ; à leur manière, ils neutralisent les effets de la mort, qui culminent sur un tombeau à admirer : « Viens et vois ! » C’est une transformation remarquable de l’invocation (Ps 42,3) : « Quand vien-drai-je et verrai-je la face de Dieu ? »
Jésus demande alors d’ouvrir le tombeau, malgré l’odeur. C’est vrai pour nous aussi : ce que nous cachons sous de belles apparences sent mauvais. Et voici le miracle : on ôte la pierre, et c’est alors que Jésus rend grâce à Dieu, car les gens ont su prendre le risque d’af-fronter cette putréfaction en défaisant la sépulture, qui est une sorte de mise à mort sociale, ou encore la clôture d’une parenthèse. Autrement dit, ils découvrent tout surpris qu’ils ont un amour pour Lazare vivant, alors qu’ils lui avaient lié les mains et les pieds. Alors, délivré de cet étau, Lazare entend la parole de Jésus et sort. On le perd de vue, mais l’assemblée des pleureurs célébrant la mort a été transformée, rece-vant un autre Esprit. C’est le même qu’annonçait Ézéchiel, et ça, c’est toujours possible !
4e Dimanche de Carême A
19/3/23, Carême 4 : Serions-nous aussi aveugles, sans lumière ?
1 S 16,1-7.10-13a ; Ps 22(23),1-6 ; Ep 5,8-14 ; Jn 9,1-41.
Les Israélites voulaient un roi comme tout le monde, c’est-à-dire un symbole de force, et non plus seulement un juge fidèle à la Loi. Dieu a accepté, mais il en faisait une punition, non sans annoncer des épreuves : le roi est irresponsable, car il crée la loi, sans Dieu. C’est ainsi que Saül fut oint par Samuel comme premier roi d’Israël, d’où la qualité de « Messie » (= oint) attachée à la fonction. Puis il a été écarté sans bien comprendre pourquoi, mais il va s’accrocher à son rôle avec angoisse et violence. La peur règne, et Samuel, chargé de trouver un nouveau Mes-sie, prend une génisse pour dissimuler sa fiole d’huile ! Non sans sur-prise, il finit par repérer David, un jeune homme insignifiant qui garde les troupeaux. La position de « Messie » est transformée, et un lien avec Dieu est rétabli : David reçoit l’Esprit, bien qu’il n’ait pas l’allure d’un chef de guerre.
C’est ainsi que David, qui jouait de la harpe, est devenu chantre. Le psaume évoque les difficultés qu’il va avoir, mais son chant le maintient dans l’intimité avec Dieu. Il est loin d’être parfait, mais il en retire une force et une harmonie qui donnent un horizon à sa vie. En ce sens, il est un modèle, et la plupart des psaumes lui sont attribués. Au temps de Jésus, on aurait voulu un Messie comme Saül, mais lui-même n’a voulu que l’habit de David, autrement dit l’Esprit, et la présence de Dieu sur terre, même dans un coin perdu comme Nazareth.
Paul en donne la raison : la lumière. Un chef de guerre peut donner une victoire, mais que se passe-t-il ensuite ? Après la guerre de 39-45, beaucoup de résistants, qui avaient su prendre des risques, n’ont pas supporté le retour à une vie banale et ordinaire, et ont sombré dans divers excès. La paix informe est dangereuse, quand on se retrouve seul avec soi-même : c’est l’obscurité, plus ou moins menaçante et sans harmonie, comme un sommeil épais et peu reposant dans une solitude aveugle. Or, Jésus comme Messie, c’est-à-dire Christ, est passé par là, et sa victoire est là pour m’éclairer : si j’accepte que mes fautes soient prises en charge et pardonnées, alors l’Esprit sera là et d’autres pourront aussi être éclairés. Ainsi Paul, inspiré par David, chante un cantique.
L’évangile aborde de front une question universelle : Le mal a-t-il un sens dans le plan de Dieu ? Est-il une punition ? Voici un jeune aveugle-né bien connu. Ses parents ne sont pas loin, et il mendie. Sa déformation est source de revenus, car il attire une certaine pitié, mais c’est tout sim-plement lamenta-ble, infrahumain. Et nous ? Tirons-nous de petits profits de nos imperfections ?
Jésus repère cet aveugle et lui fait une onction étonnante : non pas avec de l’huile parfumée, mais avec de la boue, comme aggravant son incapacité. Et avec une parole très simple : « Va te laver ! » Mais pas n’importe où : il doit bouger et se débrouiller pour trouver le bon endroit : la piscine de « l’Envoyé ». C’est une sorte de pèlerinage, qui fait penser à Abraham, vieilli et stérile : Dieu a accentué son état en en faisant une sorte de réfugié, mais il est resté dans la foi.
Ainsi, l’aveugle obéit et découvre le monde, dont il n’avait que la rumeur. Il ignore encore ce qui s’est passé, et s’en tient aux faits, mais ensuite il a une rencontre personnelle avec Jésus. Il devra travailler, car il a perdu son gagne-pain, mais il découvre la foi. Les pharisiens, eux, résistent ; ils sont divisés, sans harmonie. Ce sont des personnages éternels, qui tiennent au confort rassurant de l’observance : elle donne un cadre sûr, neutralisant l’imprévu. Ils ne savent plus que les rites qu’ils suivent devraient les préparer, car ils proviennent d’un Dieu vivant, qui justement intervient dans les événements. Et nous ? Dans les temps trou-blés où nous sommes, qui accuser ? Apercevons-nous une lumière ?
3e Dimanche de Carême A
12/3/23, Carême 3 – A : La soif, c’est quoi au juste ?
Ex 17,3-7 ; Ps 94(95),1-2.6-9 ; Rm 5,1-2.5-8 ; Jn 4,5-42.
Aujourd’hui, il va être question de la soif, celle de tout le monde ; on met sur elle un voile, ou on l’étanche de diverses manières, mais elle revient sans cesse.
Les Israélites ont été extraits de l’Égypte, mais sortir de l’esclavage était un risque, car une certaine sécurité étroite disparaissait. Le désert met en relief la soif, et la situation paraît absurde. Moïse n’a pas perdu le souvenir de son propre parcours, et le bâton qu’il a en main lui sert de mémorial. Contrairement aux animaux, l’être humain a besoin de gris-gris symboliques, qui rappellent quelque chose d’important – ou sont censés le faire. Pourtant, Moïse ne comprend plus. Que faire d’un peuple dont la mémoire est faussée, qui embellit le passé et oublie les événements récents ? Plus tard, c’est l’Esprit qui portera Jésus au désert, précisément pour être tenté, comme les Israélites. Et comme Moïse, il aura des moments de découragement : Comment supporter cette généra-tion rétive ? Question durable, en ces temps de panique.
Pourtant, le mont Horeb est là, mémorial imposant d’où Moïse a été appelé, et qui sera le Sinaï de la révélation. Mais le peuple l’ignore ; il ne voit pas au-delà de Moïse et s’en prend à son autorité abusive. Plus tard, Paul dira que ce rocher qui accompagnait le peuple était une figure du Christ, qui étanche la soif après l’avoir fait sentir ; il expliquera que tout ce récit du désert a été écrit pour nous (1 Co 10,4-6). Il s’agit d’une pédagogie permanente par la soif ou le désir. En effet, comment com-prendre que Dieu est derrière ce qui arrive ? Prisonniers des médias ou de la routine, nous l’admettons rarement, alors que c’est essentiel ; expli-citement ou surtout implicitement, nous accusons souvent Dieu d’être mou ou de ne pas exister. Dans la parabole de l’homme riche et du pau-vre Lazare, Jésus est net : si on ne s’alimente pas de la Loi et des Prophètes, c’est-à-dire de paroles qui courent au long de cette histoire, le spectacle d’un ressuscité n’ira pas au-delà de l’émotion d’un grand moment.
Le psaume médite sur cette réalité du désert : écouter aujourd’hui, et aussi chanter avec reconnaissance, en retrouvant le Rocher (Horeb). Il y a deux façons de fermer son cœur, qui sont deux formes d’orgueil : ou bien « je sais tout ce qui est utile et n’ai plus rien à apprendre » ; ou bien « je ne suis pas prêt et ça ira mieux demain ». Mais qu’est-ce donc « être prêt », sinon s’avouer faible et contradictoire et appeler à l’aide, en passant en revue sa propre histoire ?
Justement, pour ceux qui ne se sentent pas prêts ou un peu honteux, Paul frappe fort : nous sommes devenus justes et en paix avec Dieu. Oh la la ! Que s’est-il passé ? Le Christ est mort pour les impies souvent grognons que nous sommes. La foi consiste à entrer dans cette réalité ; rien d’autre, mais c’est énorme. Bien longtemps auparavant, Jérémie avait lancé un avertissement sans frais : rien n'est plus faux que le cœur de l'homme ! A-t-il exagéré ?
Enfin arrive la Samaritaine. Elle n’a pas de nom, et elle ne sait pas vivre : un tas de maris et la honte, car elle vient puiser quand il n’y a personne. Si, Jésus est là, qui la provoque en brisant une barrière. Elle peine à comprendre ; elle voudrait de l’eau magique. Mais Jésus vise ce qui la fait souffrir, une affectivité déréglée ou asservie. N’étant pas jugée, elle se trouve inondée d’un trop-plein d’eau vive ; libérée, elle va parler à son village. Sans cruche et sans honte, alors que les apôtres ne font que du commerce. Et le village rencontre Jésus : après l’évangélisation, c’est un contact personnel avec le Christ, qui de ces simples villageois reçoit alors le titre suprême. Brusquement, ils ont vu très grand.
2e Dimanche de Carême A
6/3/23, Carême 2 – A : Dieu t’appelle, comme Abraham.
Gn 12,1-4a ; Ps 32(33),1-5.18-20.22 ; 2 Tm 1,8b-10 ; Mt 17,1-9.
Les premiers récits de la Genèse nous montrent que l’humanité va mal, et brusquement surgit l’histoire d’Abraham, qui a tous les aspects d’une déroute : il a suivi son père Térah qui est mort en route, et il se retrouve en panne avec une femme stérile et un neveu orphelin. Et c’est à lui, et non à un puissant capable de tout redresser, que Dieu s’adresse, avec des bénédictions franchement surréalistes, alors qu’il a tout d’un réfugié sans avenir. En effet, il sera père d’une multitude, riche et célèbre. Il n’y a qu’une condition, qui est de se mettre en route, sans savoir ce qui va se passer ; la locution hébraïque dit « Va pour toi-même ! », c’est pour ton profit que je te dis de partir. Paul a bien compris qu’Abraham n’est pas une affaire du passé, une anecdote inconnue de la grande histoire, mais une icône de la foi. C’est un appel à tous, typique du Carême : bouger, pour sortir du bruitage qui masque une conscience profonde de stérilité.
Le psaume vient en écho, en proclamant la fidélité de Dieu, qui résiste à toute manipulation. Il est même question de famine, au propre et au figuré ; nous avons un tas de désirs ou d’envies dont nous ne savons pas quoi faire. Dieu ne craint pas de nous laisser souffrir, ce qui est un scandale pour beaucoup. Or, suivre Abraham, c’est com-mencer par un dépouillement, qui va lancer une histoire peut-être bizarre, mais sûrement riche. Ce nettoyage vient tout seul, si nous savons lire notre propre vie ; des murs de béton qu’on croit solides sont ébranlés. Le jeûne et l’aumône ne sont que des exercices de préparation.
Paul vient parler de son expérience à son disciple Timothée, qui fléchit et s’essouffle. Comme Pierre, il a entendu un appel « Viens et suis-moi ! ». Comme Pierre, il a cru être sauvé de tout, il a sincère-ment pensé que Jésus apportait un supplément de vie par addition. C’était une étape nécessaire, mais il est pris par surprise lorsque la souffrance se manifeste : il y a toujours quelques doutes bien cachés, et surtout l’évangile suscite des oppositions. Alors ? La vie est courte, le sage et l’insensé meurent de la même manière… C’est bien vrai pour l’individu, mais Paul dit « nous », ce qui change tout, car, même si une maladie ou une blessure font mal, nos souffrances les plus durables viennent d’autrui. Telle est la mort au quotidien, par grigno-tement. Face à une déchéance de cette sorte, Abraham a entendu un appel, et même sans avoir vu les promesses s’accomplir. Il n’est plus seul et il vit encore aujourd’hui, car son Dieu n’est pas le Dieu des morts mais celui des vivants, comme l’explique Jésus. Et c’est juste-ment lui qui par sa croix a fait que la mort n’est plus un cul-de-sac.
L’évangile de ce jour est la Transfiguration, et on pourrait mettre Timothée avec Pierre, Jacques et Jean : un spectacle éblouissant, suivi d’une parole issue d’une obscurité inquiétante. Mettre ensemble Moïse et Élie s’entretenant avec Jésus montre une synthèse paisible et lumi-neuse de l’aboutissement de la Loi jusqu’au jour ultime du retour d’Élie. La mort est et sera vaincue, puisqu’ils ont tous trois échappé au tombeau. Pierre est heureux, et en bon consommateur il voudrait que ça dure, avec trois tentes pour une installation digne, une pour chacun, comme dans de fausses tombes. Les tentes rappellent aussi la présence de Dieu dans le désert : le Temple mobile qui accompagnait les Israé-lites était la Tente de la Rencontre ; la fête des Tentes rappelle ensuite les aléas de cette migration difficile. Bref, des lumières dans des vies désertiques. Pourvu que ça ne s’éteigne pas ! Or, justement arrive l’ombre d’une nuée ; le spectacle devient confus, mais Dieu parle aux disciples, puis Jésus les touche : vous êtes partie prenante, mais n’ayez pas peur ! Heureux qui croit sans avoir vu !
1er Dimanche de Carême A
26/2/23, Carême 1 – A : « Rends-moi la joie de ton salut ! »
Gn 2,7-9+3,1-7 ; Ps 50(51),3-6.12-14.17 ; Rm 5,12-19 ; Mt 4,1-11.
C’est le dimanche dit des tentations (ou épreuves, car c’est le même mot en grec et en hébreu). Le Carême invite à les voir en face, et surtout à ne pas s’en scandaliser. Il est un fait que nous vivons souvent en surface, grappillant de menues satisfactions à gauche ou à droite.
Revenons à la sagesse du Décalogue, qui demande d’honorer père et mère. Il ne dit pas de les aimer, ce qui est parfois impossible, mais de les honorer. Autrement dit, je ne suis pas tombé du ciel, mais né dans des circonstances précises, un fait simple mais lourd de sens, auquel je ne puis échapper. Mes parents m’ont fait souffrir ? C’est très probable, mais avant de les incriminer, rappelons-nous qu’eux aussi ont souffert de leurs propres parents, lesquels, etc… Et on arrive à Adam et Ève, une affaire fondamentale pour le présent : si tu es né d’hier, tu n’as pas besoin de commandement, tu peux définir ce qui te paraît bien ou mal. Et voici qu’un événement fort t’arrive et qu’inquiet tu te découvres nu. Au paradis, Adam et Ève étaient nus sans honte, ils s’aimaient, mais sans temporalité, et voici qu’ils se mettent des pagnes : l’amour vacille, chacun a sa propre intimité, Dieu est trop loin. Rele-vons au passage le rôle d’Ève, non pas pour la critiquer, mais pour la saluer : grâce à elle, l’histoire réelle a commencé, avec ses zigzags, et à Pâques nous chanterons : « Bienheureuse faute! »
Le serpent a menti, en chuchotant qu’un interdit équivalait à une prison complète mais il a dit une chose importante: si vous en mangez, « vous serez comme des dieux ». C’est très vrai, mais comme des dieux déchus, ce que le serpent n’a pas précisé. Expérience univer-selle. Et c’est là qu’intervient Paul : il est sensible à la solidarité des générations, puisqu’il remonte à Adam et aux conséquences de cette faute, qui sont toujours là. Mais il fait davantage, en parlant du Christ. Au paradis, il y avait en fait deux arbres : celui de la connaissance, qui a envahi la scène, et aussi un autre, l’arbre de vie, plus discret. C’est en fait celui de la croix du Christ, que prêche Paul : il a fallu que l’un se développe pour que l’autre finisse par se manifester, avec la victoire de Pâques, que le Carême prépare lentement.
Tout ça pour nous, les petits dieux déchus ! Personne n’aime se voir déchu, surtout sous le regard des autres ; en plus, c’est durable, parce que la mémoire est coriace, comme le rappelle le psaume. Dans un passage du mercredi des cendres, Paul se faisait pressant : « Lais-sez-vous réconcilier avec Dieu ! » La bonne volonté n’y suffit pas, il faut encore les épreuves, les défis que la vie impose.
Jésus se fait guide, à travers une expérience de désert, où il est « poussé par l’Esprit, pour être tenté ». L’Esprit n’est pas là pour donner de suaves émotions. Il prend la suite de Moïse, qui a fait en sorte que les Israélites sortent d’Égypte. Ceux-ci n’en avaient aucune envie, préférant un esclavage connu (y compris le droit de râler) à une liberté inconnue et risquée. Et pendant quarante ans, ils ont été éprouvés dans un désert monotone : ce n’était pas une punition, mais une pédagogie, « pour que tu saches qui tu es, » et que tu apprennes à écouter plus grand que toi. « La foi vient de l’écoute », répète Paul, à la suite du Shema Israel « Écoute, Israël ! »
Les tentations de Jésus correspondent aux pièges du regard : s’ap-proprier ce qu’on voit (pierres) ; prendre le pouvoir pour imposer le Bien (mais l’histoire montre que ça déclenche beaucoup de désastres et de morts) ; accomplir des actes impressionnants pour être reconnu (sans être envoyé). Jésus a tenu à garder sa condition humaine nor-male, voire à la conquérir, et c’est de là qu’est venue son autorité.
Mercredi des Cendres
22/2/23, Mercredi des Cendres : Laissez-vous réconcilier…
Jl 2,12-18 ; Ps 50(51),3-6.12-17 ; 2 Co 5,20-6,2 ; Mt 6,1-6.16-18.
La vie ordinaire nous paraît déjà suffisamment compliquée, et voici qu’arrive encore une complication, le Carême, qui reproduit la période des tentations de Jésus pendant quarante jours. Mais écoutons Joël ; nous voyant agités et souvent moroses, notre voisin ne se demande-t-il pas : « Où est-il leur Dieu ? » On peut toujours écarter la question en soupçonnant ce voisin de pensées tortueuses, mais il est sur le même sol, et sa vie n’est pas moins compliquée. Ainsi, nous sommes invités à regarder la réalité en face, paisiblement : « Ma vie n’est-elle pas comme un vol en rase-mottes, un exercice de survie évitant les obsta-cles un à un et n’osant pas regarder à l’horizon une montagne infran-chissable ? »
C’est une bonne question, car nous ne savons pas comment ima-giner notre vie au-delà de ce que nous en percevons au jour le jour. C’est l’endurcissement du cœur, même masqué sous des apparences affectueuses. L’office liturgique quotidien commence par un très vieux verset : « Aujourd’hui, ne fermez pas votre cœur, mais écoutez la voix du Seigneur. » Le cœur fermé est celui qui sait ce qui est bien et mal, qui a fait le tour de ce qu’il croit important et vrai, mais qui n’écoute plus rien ; de bonne foi, il ne pense plus que Dieu ait quelque chose à lui dire justement aujourd’hui. Eh bien, c’est l’expérience qu’ont faite pour nous Adam et Ève : un événement peut-être très modeste leur a montré leur nudité, d’où la peur et la découverte que l’amour est brisé. Telle est l’expérience profonde du péché, qui conduit soit à faire n’importe quoi, soit à tout masquer, ce qui revient un peu au même. La conversion à laquelle invite Joël est un temps d’arrêt, avec au passage un avertissement symbolique : même un splendide voyage de noces, pourtant très souhaitable, ne résout rien.
Paul paraît demander une chose très simple : « Laissez-vous récon-cilier avec Dieu. » Pourquoi cela paraît-il lointain ou difficile ? À cause du péché, et d’un sentiment profond d’indignité. Indignes, nous le sommes, cela ne fait aucun doute. Et après ? Croirons-nous que le Christ est venu non pas pour prêcher une super-morale, mais précisé-ment pour porter cette indignité ? Revenons au psaume, qui se rattache à l’épisode de David envoyant Urie se faire tuer pour pouvoir prendre sa femme Bethsabée, avec toutes les apparences de la bienséance. Résultat ? Une mémoire blessée, mais il parvient à en parler à Dieu, à qui il demande de lui restaurer un esprit ferme – pas moins –, pour sor-tir d’une sorte de silence honteux. Reprenant tout cela, Paul donne un horizon très élevé : devenir ambassadeurs du Christ, témoins comme lui de cette miséricorde.
Et Jésus nous indique une voie : la prière, le jeûne et l’aumône. Le but n’est pas ici de réaliser des performances acrobatiques ou d’avoir une charité bien organisée, toutes choses qui peuvent se remarquer, car la vanité rassure toujours à court terme. Il s’agit au contraire de retrou-ver Dieu comme père, attentif et toujours présent avec délicatesse, comme le père du fameux fils prodigue. Ce n’est pas un envol privé vers la stratosphère, mais la voie royale pour retrouver le prochain comme frère ou sœur : il n’y a pas de fraternité sans père commun. Et n’oublions pas : nous sommes vivants, de sorte que la prière, le jeûne et l’aumône vont être des occasions de tentations ! Mais laissons à la prière le premier rôle, sans perdre de vue l’intercession que demandait Joël.
7e Dimanche ordinaire A
17/2/23, 7e dim. ord. A : Jésus nouveau Moïse (suite).
Lv 19,1-2.17-18 ; Ps 103,1-4.8-13 ; 1 Co 3,16-23 ; Mt 5,38-48.
Aujourd’hui, dans le Lévitique, Dieu ose dire une chose énorme : « Soyez saints ! » On a envie de laisser tomber, car on sait très bien que c’est infaisable, sauf efforts extrêmes où on se concentre sur soi-même; performance sportive, en quelque sorte. Voyons la suite : « Car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint. » Dieu dit en fait deux choses : d’abord il est proche (« votre »), mais aussi il est tout autre, séparé (« saint »). Eh bien, l’être humain aussi, vous et moi : il est capable d’être proche d’autrui, et en même temps d’avoir une singu-larité insondable, que seul Dieu connaît. Ce sont les deux dimensions où nous peinons toujours. En effet, Dieu dit « pas de haine » ; or sou-vent, nous confondons pardon et oubli, et il suffit de peu de choses pour rendre actuels de mauvais souvenirs – et nous allons nous le reprocher !
Aimer son prochain comme soi-même… ; refrain. Quand ce prochain fait quelque chose qui me déplaît, plusieurs réactions sont possibles : ou bien il m’agace, car il expose quelque chose de moi-même que je n’aime pas, et je ne saurai rien lui dire paisiblement ; ou bien je soupçonne que sans s’en douter il s’enfonce dans le néant, à des années-lumière de ce que nous pouvons être l’un et l’autre. C’est de là que vient le devoir de réprimander par amour, ce qui suppose d’être libre à l’égard du mal qui nous entoure toujours ; c’est une affaire de responsabilité, et non de morale tonitruante. C’est pourquoi le passage d’aujourd’hui s’achève par « Je suis le Seigneur ». Ce qui m’est demandé est plus vaste que ce que je comprends. Le psaume en donne la raison : c’est parce que le Seigneur pardonne, ce que nous ne savons pas faire seuls, ni envers nous-même ni envers autrui – c’est en réalité la même chose.
Saint Paul ajoute un rappel toujours opportun : vous oubliez que vous êtes un sanctuaire de Dieu, car l’Esprit est en vous ; en clair, …car vous êtes pardonnés, à condition de ne pas écouter la petite voix démoniaque qui est toujours là pour accuser, moi ou autrui. Cette voix est puissante, car elle s’appuie sur des faits. Or, c’est l’Esprit qui me dit que le Christ sur la croix a porté mon péché. Sans cet Esprit, la croix est un simple échec, vieux et sans grand intérêt. Et justement, la sagesse du monde demande de l’adresse : se faufiler à travers les obs-tacles, tirer parti des gens utiles. C’est compliqué et coûteux, et l’on sait bien que c’est toujours à recommencer, car un « prochain » im-prévu va surgir. Donc, petits gains, petite vie, mais Paul voit grand : « Tout est pour vous ! » Il ne dit pas de tout mettre à mon service, de tout piller, mais au contraire que tout ce qui arrive est providentiel, même le futur et la mort, parce que « vous êtes au Christ ». Ce n’est nullement de la naïveté, car souffrances et difficultés existent, et c’est à cela que s’adresse le rappel de Paul.
L’évangile est une nouvelle tranche du Sermon sur la montagne, « aimez vos ennemis ». Refrain bien connu qu’on n’écoute plus, mais qui aujourd’hui demande un moment d’arrêt. Pourquoi vois-je telle personne comme un(e) ennemi(e) ? J’ai été gravement offensé, ça dure encore, et je ne vois pas comment y échapper. Soit. Mais supposons que cet ennemi disparaisse, meure, ou que je gagne un procès. Irai-je vraiment mieux ? Ce n’est pas sûr du tout, car il en restera des traces qui laisseront dans ma vie une grisaille secrète.
Et Jésus conclut hardiment sur la perfection, en écho à la sainteté demandée par Dieu au début. Il ne demande pas un exploit, ce qui ne serait guère une bonne nouvelle, mais l’accueil de sa miséricorde. Le reste suivra en son temps.
6e Dimanche ordinaire A
12/2/23, 6e dim. ord. A : Comment être libre ?
Si 15,16-21 ; Ps 118(119),1-5.17-18.33-34 ; 1 Co 2,6-10 ; Mt 5,17-37.
Dans les textes d’aujourd’hui, il est beaucoup question de la Loi. Ne comprenons pas ce mot comme un code de la route dont l’auteur est anonyme ! En effet, le mot hébreu Tora signifie d’abord enseigne-ment, à recevoir comme une adresse directe de Dieu : « Moi qui t’ai créé, voici la clé de ton bonheur, dès aujourd’hui, et c’est à ta portée. » Mais a-t-on vraiment envie d’écouter, si on croit déjà tout savoir, ou si on préfère tout critiquer ?
Le Siracide est un sage qui a dû s’exiler et qui a expérimenté les travers de toute société, où chacun se voit contraint de faire sa propre volonté, car Dieu paraît absent. C’est très vrai si on le cherche au radar, comme un être qui se serait éloigné dans la stratosphère ; ça ne donne rien, et la mort est au rendez-vous. Mais c’est faux si on l’é-coute à travers l’Écriture, qui est portée jusqu’à nous par une nuée de témoins. Et si on l’écoute ainsi, on est conduit à le prier, car on découvre qu’on est connu, ce qui est durable. Il n’est pas sot d’espérer : c’est la liberté au-jour-le-jour, et le sage ne craint plus le malheur. Dans l’évangile, Jésus se présente tout simplement comme un sage fidèle à l’Écriture, qui s’en prend aux éternels « scribes et pharisiens », ou si l’on veut aux profs, c’est-à-dire à ceux qui croient tout savoir sur Dieu et qui refusent toute surprise.
Car la Bible, sans en avoir l’air, parle de nous, tant par les récits que par les préceptes. Elle éclaire, et St Paul dit : « Je n’aurais pas connu la convoitise s’il n’était pas écrit : “Tu ne convoiteras pas”. » L’exemple que prend Paul est bien choisi, car convoiter signifie que le reste du monde devrait être à mon service, d’où les rancœurs : « L’herbe de mon voisin est plus verte », dit-on en Italie et autrement ailleurs. Or, ça ne marche pas bien. Comment accepter d’être limité, alors que l’esprit humain croit pouvoir embrasser tout le cosmos ? C’est une vieille histoire, dont Ève fut une championne incontestée : on l’avait avertie que tel arbre était dangereux, et une petite voix lui suggère que si cet arbre est interdit, alors tout est interdit ; c’est comme si Dieu craignait la liberté humaine, alors qu’il propose seule-ment de lui donner sa vraie dimension, c’est à dire relationnelle, avec autrui. C’est Ève qui a lancé l’histoire, et ce n’est pas fini !
Le psaume prolonge le Siracide en l’illustrant sur deux points : d’abord, il est question d’exigences, ce qui est très vrai. Un père qui ne corrige pas son fils montre qu’il ne l’aime pas ; évidemment, le fils n’est pas content, car il voudrait comprendre, s’approprier le comman-dement comme s’il venait de lui-même. C’est la patience qui le fera grandir, qui lui fera découvrir peu à peu ce que signifie être fils – pour ensuite devenir père. Le second point est justement le désir de com-prendre : « Ouvre mes yeux ! » Or, la clé est très simple : obéir, c’est d’abord corporel ; c’est mettre en mouvement son corps par des ges-tes, puis le cœur, les oreilles et la tête suivront, et ça peut durer toute une vie !
Et Paul élargit la perspective, en affrontant la sagesse du monde, illustrée par les dirigeants. Ils sont peut-être de bonne foi, mais ils se trompent sur l’essentiel, croyant pouvoir stabiliser l’histoire sans se rendre compte qu’ils deviennent injustes. Les anciens rois grecs se déclaraient bienfaiteurs, mais ils faisaient la guerre ; peu avant Jésus, Cicéron observait que l’énorme puissance de Rome faisait rêver de paix, mais qu’elle était compromise par les guerres civiles. Et il est fatal que les chefs, même bons chrétiens, fassent des compromis pour éviter la croix. Paul ne prend pas les armes ; il lui suffit de déclarer fortement que les Prophètes avaient entrevu la vérité, que nous sommes enveloppés d’une sagesse spéciale, qui a un goût d’éternité ; à nous de la découvrir, de la goûter.
5e Dimanche ordinaire A
5/2/23, 5e dim. ord. A : Tu l’ignores peut-être mais tu es lumière !
Is 58,7-10 ; Ps 111(112),4-10 (rallongé) ; 1 Co 2,1-5 ; Mt 5,13-16.
Ces temps-ci, on discerne un peu partout des replis nationaux, car l’étranger est une menace. C’est absolument naturel quand on se voit faible face aux défis du monde actuel, qui sont très réels et passa-blement compliqués. Or, Isaïe répond aujourd’hui : l’accueil d’autrui, qui dérange forcément un peu ou beaucoup, n’est pas d’abord un acte de charité vertueuse, mais surtout il stimule une force neuve. Et cela se traduit par notre manière de parler : refuser autrui, c’est le juger, et il y toujours d’excellentes raisons qu’on peut raconter longuement. En clair, ce genre de discours est un aveu implicite que le monde est absurde, et que Dieu ou bien n’existe pas, ou bien est ailleurs, ce qui revient au même. Et tout devient pesant. Au contraire, accueillir l’au-tre qui n’a rien à te rendre ouvre sur l’immensité du monde et sur la présence de Dieu. Tel est le signe que demande Jésus, sans aller cher-cher trop loin : « Voyez comme ils s’aiment. » Justement, la com-munauté chrétienne n’est pas un club d’amis, car il y a constamment de petites divisions, diverses choses qui font voir le frère comme un étranger. Le défi est permanent, et la force très réelle qui en résulte peut se renouveler chaque jour. Les offices liturgiques commencent toujours par l’invocation : « Dieu, viens à mon aide ! » Car c’est urgent, même si la formule se routinise.
Le psaume illustre cette réalité. Le juste n’est pas le parfait ; au contraire, il est très sensible à ses limites et à autrui : « Le cœur ferme, il s’appuie sur le Seigneur. » Il n’a pas peur de ce qui ne manquera pas d’arriver, et il ne se refermera pas (ou du moins pas trop longtemps). C’est de cette petite lumière que le monde a besoin. Mais « l’impie le voit et s’irrite », car il se croit jugé ; c’est plus confortable, au moins en surface, de se voir victime – et de râler. Mais les voies de l’impie se perdent dans le néant, car il n’a pas d’espérance.
Paul insiste : Jésus est le juste par excellence, plein de compassion et affrontant l’injustice. Détail essentiel : Paul ne veut pas convaincre, comme le ferait un voyageur de commerce ou un marchand lors des soldes. Il veut laisser faire la puissance de l’Esprit, cet autre qui est en lui et qui cherche un écho dans le cœur d’autrui. En effet, chacun sait ou soupçonne que la vie devrait avoir un sens et que la miséricorde est souhaitable, mais comment faire quand on voit bien qu’on n’en a pas la force ? Les clubs de philosophes, ou parfois même les théologiens spéculatifs, savent opérer sans Esprit saint, mais ils peinent à rejoindre les aléas du monde réel, qui pourtant est le seul où Dieu puisse se manifester.
Dans l’évangile, Jésus dit de très jolies choses, mais l’important est dans la finale : les gens « en vous voyant, rendront gloire à votre Père qui est aux cieux »… et non pas à vos brillantes qualités, qui n’ont pas besoin du Christ pour s’épanouir. Mais voyons en détail : le sel et la lumière ne sont pas là pour eux-mêmes, mais pour leur effet. Le sel disparaît en donnant ou en révélant le goût des choses, même les plus fades. La lumière éclaire, donne un discernement, montre les difficul-tés en élargissant le contexte. Jésus insiste, prolongeant Isaïe : vous êtes ce sel et cette lumière. Ce n’est pas le constat d’un fait, ce qui se-rait plus qu’approximatif. C’est une parole qui vient de l’Esprit saint, comme chez Paul : vous avez tous les éléments pour être lumière et sel, si vous reconnaissez l’Esprit. Tout de suite, là où vous êtes, sans attendre que quoi que ce soit change : ni vous-mêmes, ni le reste du monde. Ce serait de la rêverie, et non de la lumière.
Donc, acceptons la parole du Christ pour nous reconnaître sel et lumière !
4e Dimanche ordinaire A
29/1/23, 4e dim. ord. A : Pourquoi l’humilité ?
So 2,3+3,12-13 ; Ps 145(146),7-10 ; 1 Co 1,26-31 ; Mt 5,1-12a.
Le prophète Sophonie, dont le nom signifie « Dieu restreint », lance un avertissement : Attention au succès ! Le royaume de Juda, après de brillants débuts, s’est embourgeoisé ; faute d’une relation ferme avec Dieu, il a perdu la conscience de sa précarité intrinsèque, car rien n’est jamais définitivement acquis. Il va se retrouver sans défense face aux événements graves qui ne manqueront pas d’arriver, car Dieu y pourvoit.
C’est le problème éternel de l’idolâtrie : s’appuyer sur quelque chose qu’on croit fort, mais qui en fait n’est pas vivant. Et le critère est très simple : le mutisme, et souvent la relation méfiante avec autrui. Celui qui ne sait pas quoi dire d’important à ses enfants est invité à rechercher quelles sont ses idoles.
L’antidote est l’humilité : savoir qui je suis et reconnaître qu’un plus grand que moi me parle, même quand je me vois un peu perdu, ou pris dans des injustices. Dieu ne va pas changer le monde à mon profit ou me donner des sous, mais je vais trouver une dignité là où je suis, et à l’intérieur de mes limites. C’est un don gratuit, que personne ne pourra me prendre !
Paul aujourd’hui ne dit pas autre chose. Les sages et les puissants se croient à l’abri, mais ils sont naïfs s’ils pensent pouvoir contrôler les événements. C’est toujours faux, car la mort reste là, sous toutes ses formes, pour remettre les pendules à l’heure. Les Corinthiens de Paul sont des frères de haute valeur exemplaire, en tout temps et en tout lieu : en effet, ils sont divisés et se jugent, peut-être pour des choses infinitésimales. Et Paul aborde tout cela par en-haut : vous oubliez que vous êtes mortels et vous vous défendez, ce qui est très humain. Mais Jésus est passé par là en affrontant la croix, ce qui est proprement stupide et paraît hautement inefficace. C’est pourtant la réalité ordinaire : chacun a une croix qui grignote son identité et qu’il cherche à fuir, parfois à n’importe quel prix, jusqu’à bousculer autrui. Même Jésus à Gethsémani, incompris de ses disciples les plus proches, voulait y échapper. Pourtant, on peut goûter des indices de résurrection, Paul en est témoin, lui qui n’est pas un surhomme. Réfléchissons un instant : l’annonce de la croix « prend » dans toutes les cultures humaines, car elle donne une lueur dans n’importe quelle circonstance vécue ; d’ailleurs, la violence de certaines réactions à l’évangélisation ne doit pas étonner, car elle prouve que ça touche juste. On se défend !
L’évangile nous rappelle les Béatitudes. Deux détails importent : d’abord, c’est à la fois un prologue et un résumé de tout le Sermon sur la montagne. Ensuite, on précise que Jésus « ouvre la bouche » pour enseigner. Cela paraît redondant, mais c’est surtout pour dire qu’il ne récite pas une leçon, ce que personne n’écouterait. (Quels sont les sermons qui endorment ?) Il parle avec une autorité toute fraîche, ce qui frappe les auditeurs, car il a derrière lui l’expérience essentielle des tentations au désert (cf. Mt 7,29).
Reconnaissons que ces béatitudes sont déroutantes, car elles met-tent en valeur une série de faits négatifs, avec le refrain « bienheureux ». Nous sentons bien que tout cela est vrai, mais nous agissons autre-ment, avec d’excellentes justifications. Ne nous défendons pas, et sur-tout ne nous faisons pas la morale. Car la croix du Christ, en plus d’être un modèle pour toutes les épreuves, est une bonne nouvelle : elle porte ce que nous ne savons pas porter ou que nous voudrions refiler à quelqu’un d’autre. Une seule condition : se tourner vers lui, et lui parler – si nous le voulons bien !
3e Dimanche ordinaire A
22/1/23, 3e dim. ord. A : N’oublions pas la croix !
Is 8,23b–9,3 ; Ps 26,1.4.13-14 ; 1 Co 1,10-13.17 ; Mt 4,12-23.
Note de géographie biblique, toujours pleine de symboles : en Galilée, les domaines des anciennes tribus israélites de Zabulon, d’A-sher et de Nephtali avaient pour point commun le mont Tabor (près de Nazareth), où la tradition a situé la Transfiguration. Capharnaüm au bord du Lac est tout proche, à l’est.
Isaïe, qui ne craint pas de parler des ténèbres qui couvrent le monde, annonce une grande lumière. Autrement dit, le monde ne distingue plus rien : tout est là, mais noir, confus, menaçant. Où suis-je, exactement ? Dieu demandait à Adam, qui avait peur et qui se cachait : « Où es-tu ? » Ne pas être vu, ne pas voir ; telles sont les ténèbres. Il ne s’agit pas du mal proprement dit, mais au contraire du fait qu’on ne voit plus rien clairement, ni le bien, ni le mal. La grande lumière, c’est très bien, mais alors n’est-ce pas dangereux ? Que va-t-on oser discerner ? En effet, une étoile représente un point qui oriente, qui attire, alors que la lumière du soleil éclaire, mais elle n’incite guère à le regarder ! Et ce qu’on va voir est grave, car le mal est là, avec sa puissance de contamination. Pourtant, la première attitude est la jubilation de retrouver que la création est vaste, et que l’oppression et l’injustice, bref le péché, n’auront pas le dernier mot.
Le psaume ajoute une attitude fondamentale : si je reconnais que la source de cette lumière est Dieu qui a parlé par les Prophètes, je ne vivrai plus dans la peur ; je saurai discerner ce qui ne va pas, en moi ou chez autrui, sans en être étouffé de découragement. Je saurai où je suis et je verrai sur terre des signes de son amour. Mais comment pro-céder au juste ?
Et Paul enfonce le bon clou : il y a des divisions dans la communauté ; les proches se saluent, mais ne s’entendent pas, et chacun est convaincu d’avoir raison ; ténèbres et confusions, donc. Paul admet que chacun puisse être sincère, mais il se refuse à argumenter, à inviter tout le monde à être raisonnable ; pourtant, c’est ce que nous faisons tous, mais c’est remarquablement inefficace, car la violence couve sous les mots conciliants, et la croix du Christ devient bien vague. En effet, Paul prend un point de vue plus fondamental, loin du bon sens très humain : le Christ est mort pour moi comme pour cet autre qui m’agace, qui noircit mon univers, que je voudrais voir s’éloigner ou disparaître. Les Corinthiens ont entendu cette annonce, mais ils l’ont oubliée, préoccupés d’affaires « plus urgentes ». Nous aussi, car il paraît plus simple de minimiser la croix du Christ, plutôt que d’admettre qu’il y a tant de choses, souvent douloureuses, que nous n’avons pas la force de porter. Or, il est justement venu pour cela. Des faits et gestes de Jésus, Paul n’a retenu que l’essentiel : il est entré dans la stupidité de la croix, et lui a donné un sens. Nos croix ne sont pas moins stupides, alors pourquoi les dissimuler, en restant dans une peur diffuse ?
Et Jésus prend expressément la suite d’Isaïe, tout en refusant de jouer au roi. Dieu n’est pas loin, mais il ne force personne : « Conver-tissez-vous ! » Laissez-vous appeler, et vous verrez tout autrement : c’est vrai que votre péché est pesant, que le monde est pesant, mais Jésus déclare que c’est son joug qui est léger, que nous avons un Père qui attend avec une patience infinie.
En appelant Pierre et les autres, Jésus ne vérifie pas leurs aptitudes ; les événements s’en chargeront, et ils aboutiront à la croix. Certes, en suivant Jésus sans discuter, ils ont eu un coup de cœur, et ils ne sauraient trop dire pourquoi. Ils sont dans la simplicité un peu naïve mais nécessaire des débuts, à laquelle nous sommes invités à revenir aujourd’hui. Sans peur, car nous sommes connus.
2e Dimanche ordinaire A
15/1/23, 2e dim. ord. : Tu es important dans le monde tel qu’il est !
Is 49,3-6 (élargi) ; Ps 39(40),2.4.7-11 ; 1 Co 1,1-3 ; Jn 1,29-34.
Les fêtes sont passées, et revoici le temps ordinaire, c’est-à-dire le parcours de l’espérance, cette vertu discrète qui étonnait Charles Pé-guy. Et précisément, Isaïe met en scène un contraste : d’un côté, j’ai été fidèle et je suis usé, car rien n’a vraiment marché ; mais de l’autre, voilà qu’on me dit « Je fais de toi la lumière des nations ». Ce para-doxe nous ramène à Jésus : d’un côté, il est mort injustement, les mains percées, vides ; de l’autre, il anime ceux qui ont gardé vivante sa mémoire, étoffée par l’Écriture. Car en affrontant la souffrance et la mort, il a ouvert une voie essentielle, pour ceux qui passent toute leur vie dans la peur de la mort, de l’échec, de la maladie, de l’opinion des autres, de… (comme le proclame l’épître aux Hébreux). Bien entendu, c’est de nous qu’il s’agit : si nous sommes lucides, nous devons recon-naître que les événements qui surgissent nous dépouillent de toute prétention, en bloc ou par lambeaux. Découragement ? Retrait prudent dans une bulle ? Ça arrive, mais ce n’est pas gai du tout. Justement, Isaïe est passé par là, mais il a su aller plus loin, en prenant de l’élan : depuis sa conception, sa vie a un sens, il discerne qu’il a une mission, que ses épreuves mêmes sont une chance, qu’il a une valeur qu’il ne soupçonne pas, alors qu’un petit démon lui clame sans cesse qu’il est nul. Ramener tout Israël dévoyé, ou tout un monde qui va mal ? Peut-être, mais commençons par un bout : celui qui dans l’épreuve a perçu une lumière saura discerner le voisin qui souffre, qui bluffe, qui… Il se verra proche, il le montrera simplement, et il trouvera quoi dire, sans préparer de beaux discours.
Oui, mais comment faire, sans remettre toujours au lendemain ? D’abord, chanter, dit le psaume, avec des mots qui viennent de très loin, de toute l’histoire biblique, un enseignement en vrac qui pénètre les entrailles, qui visite les coins et les recoins. Le psaume de Jésus sur la croix commence mal : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais il faut oser le redire pour entendre la suite : « Dieu habite la louange d’Israël ! » Et un horizon va s’ouvrir.
Et Paul illustre une tranche de vie. Dans l’église toute neuve de Co-rinthe, ça va mal, il y a des factions, des jalousies, des inégalités. Ce sont des gens très normaux. Et plutôt que de se lancer d’emblée dans le règlement des problèmes, Paul commence par une louange : la foi existe, il y des témoins un peu partout qui osent invoquer le nom du Christ, le Seigneur commun. Ils sont pécheurs ? Sans doute, mais tels qu’ils sont, ils constituent un corps, qui n’est autre que le corps du Christ. Paul est dans l’admiration, car lui aussi est pécheur et contra-dictoire, et il sait que sa prédication est relayée par un Esprit qui le dépasse.
Et justement, l’évangile introduit Jean-Baptiste, qui va dissiper quelques illusions. Une mère n’aime pas que son enfant souffre, nous n’aimons pas être impuissants face à la douleur ou à l’entêtement d’autrui. Tout cela est très lourd, et on préférerait ne pas voir. Si ! N’ayons pas peur de regarder, d’être impuissants, ne nous contentons pas de consolations à bas prix, ou d’invoquer la méthode Coué. C’est un autre qui porte tout ce poids ; c’est l’Esprit, que Jean a discerné à travers une colombe, qui va permettre de regarder en face le Mal, qui est toujours là, avec ses justifications, avec son redoutable bon sens. Le Tentateur connaît l’Écriture et susurre : Puisque tu es élu depuis le sein maternel, fais-toi une place, cultive tes qualités, oublie ce qui ne va pas, et tant pis pour les miettes.
Jean et Paul ont su repérer la manifestation de l’Esprit. Et nous ?
L'hommage des mages
8/1/23, Épiphanie année A : Cherchons l’étoile !
Is 60,1-6 ; Ps 71(72),1-2,7-8,10-13 ; Ep 3,2-3a.5-6 ; Mt 2,1-12.
La fête de ce jour est la manifestation du sauveur du monde dans des conditions improbables, grâce à des sages attentifs qui se sont mis en mouvement, car ils ont été capables de discerner dans le fouillis du ciel une étoile annoncée par l’Écriture, puis dans le fouillis de la terre un nourrisson. Un long voyage !
L’année civile a commencé, certes, mais Isaïe nous rappelle que les ténèbres couvrent le monde : c’est rond, ça tourne, et tout revient sans cesse et sans but. Faut-il accuser, chercher des coupables ? Tâche lugubre et vaine ! Que de justiciers ont échoué en voulant imposer le Bien. Alexandre le Grand, héritier des philosophes d’Athènes, voulait unifier par la force l’humanité ; d’autres ont voulu l’imiter, et ce fut toujours un désastre. Au contraire, le prophète n’accuse personne : il part simplement de la réalité d’aujourd’hui. Même Jérusalem est un peu perdue, touchée par les ténèbres. Il lui rappelle qu’elle a un rôle, car c’est là qu’habite le nom de Dieu ; il attend qu’on l’invoque. Concrètement, Jérusalem est en danger, mais elle est sauvée par les pèlerins, qu’ils viennent de la porte d’en face ou du bout du monde ; ils se sont mis en mouvement hors du cercle familier, car ils ont entrevu une espérance, une lumière d’aurore.
Le psaume, qui est dédié à Salomon, ajoute qu’il s’agit d’une espérance de justice, mais cela dépasse nos idées logiques. Chacun est convaincu de son bon sens et de ses droits, d’où des heurts permanents, des procès, avec des gagnants et des perdants, avec des prisons ou des rancœurs. Mais Salomon a donné un exemple : arbitrant entre deux prostituées qui se disputaient un enfant, il les a obligées à se dévoiler. Il a fait preuve d’imagination. Jésus y invite aussi, en relation avec Dieu : « Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, etc. » Tu crois sincèrement que tu ne lui as rien fait. Tu as peut-être raison et il est peut-être obtus, mais cela n’a aucune importance, car il souffre à cause de toi, et cela seul compte. Donc, rentre en toi-même, réfléchis un peu, mets-toi en mouvement et va le trouver : ce sera un pèlerinage d’espérance hors de chez toi, pas moins. Et si tu sens que tu n’as pas la force, prie ! Car il y a un Maître de Justice qui n’est pas de ce monde, et qui a sa petite idée.
C’est depuis sa prison que Paul écrit aux Éphésiens ; c’était probablement une lettre circulaire adressée à toutes les églises, car les principaux manuscrits omettent « aux Éphésiens » du début (Ep 1,1). Paul est entre quatre murs, mais, animé par l’Esprit, il voit large, à l’échelle du monde. Il a compris que les divisions dans le monde ont partout la même cause, l’égocentrisme et l’accusation d’autrui. Personne ne parvient à en sortir sans l’annonce d’une miséricorde gratuite : Jésus-Christ porte tout cela si on se tourne vers lui. Mais Paul n’est pas naïf : il sait d’expérience qu’il faut le rappeler sans cesse, car le monde tient un autre discours, fait de lucioles séduisantes qui s’éteignent vite.
Et l’évangile des Mages (ou des astrologues) parle d’une étoile, en deux phases : elle les amène d’abord à Jérusalem, qui est dévoyée par Hérode le Grand. Il est convaincu d’être roi des Juifs, mais il ne sait rien des Prophètes ; il gouverne par la terreur, et il a peur. Et les Mages sont un peu déroutés. Il faut donc remonter aux origines, en suivant l’Écriture : David a conquis Jérusalem de haute lutte. Or, il était né à Bethléem, et l’étoile finit par s’y rendre. David a une postérité, les Mages sont soulagés !
Pour d’excellentes raisons, la tradition a transformé les Mages en rois venus de loin : les gouvernants ont une tendance invincible à se vouloir sauveurs tout-puissants, à n’avoir de compte à rendre à personne, comme Hérode. Est-ce de la sagesse ? Non, c’est de la peur, et Jésus est venu dénoncer ces illusions tenaces.
Ste Marie mère de Dieu. Circoncision
1/1/23, Ste Marie, mère de Dieu : Laissons-nous être étonnés !
Nb 6,22-27 ; Ps 66(67),2-8 ; Ga 4,4-7 ; Lc 2,16-21.
Une nouvelle année commence, dont nous ignorons tout, mais elle vient juste après la pause de Noël, illustrée par un nouveau-né pour lequel tout est futur. Pour rester dans l’espérance, il est temps non pas de prendre des résolutions courageuses, mais d’évaluer l’année écoulée sous l’angle très simple des petites habitudes bousculées : Qu’est-ce qui, encore aujourd’hui, me laisse un goût trouble, amer ? Qu’est-ce qui, encore aujourd’hui, a embelli ma vie ?
La première lecture va dans ce sens : « Que le Seigneur te bénisse, qu’il fasse briller sur toi son visage ! » Ce programme est donné en plein désert, quand tu ne sais pas bien où tu vas, que tu n’es content ni de toi ni des autres. Et quel est son visage aujourd’hui ? C’est peut-être une icône, un coucher de soleil, une fleur, mais c’est surtout l’histoire étonnante qu’il a faite avec toi jusqu’ici, même en te prenant à rebrousse-poil, toi qui crois toujours que ta vie est médiocre, insignifiante. Non, considère-toi parmi les « fils d’Israël », avec un passé plus vaste que ta mémoire. Tu es fils, comme Jésus, et tu as des ancêtres qui remontent jusqu’à Dieu. Et si tu reconnais que tu es béni, trouve quelqu’un d’autre à bénir, ce sera la meilleure des résolutions : non pas s’améliorer soi-même (toujours « moi »), mais transmettre une espérance avec des mots de tous les jours.
Et ainsi, dit le psaume, « ton chemin sera connu sur la terre ». Ce n’est pas un tapis rouge, car tu seras attaqué par les cyniques que tu déranges, par ceux qui ne croient plus que la justice existe, qui ne croient qu’à la loi du plus fort. Survivre à tout prix : les petites guerres, et les grandes.
Il continue : « Que la terre tout entière t’adore… ! » Ça paraît vague et irréel, comme les invocations « pour les siècles des siècles », mais c’est une invitation à ouvrir les yeux, car il y a partout dans le monde des lucioles, des gens qui acceptent l’amour gratuit de Dieu : dans des prisons, dans des coins perdus, dans un bistrot, dans l’immeuble voisin, et même dans les palais, pourquoi pas ? Bref, n’importe où dans le monde réel. « Cherchez, et vous trouverez ! »
Paul dit la même chose, mais en repartant du Christ. Il y a en nous deux voix toujours en lutte : un démon qui nous fait désespérer de nous-même et de tout, et un Esprit qui nous rattache au Christ, le fils par excellence, et qui nous invite à la louange pour avoir trouvé un Père qui nous connaît. Être fils et héritier, pour engendrer à nouveau.
Et l’évangile annonce une chose très curieuse. Joseph et Marie ne savent pas tout ; ils sont comme dépassés par cette naissance bizarre, et il faut que ce soit des bergers qui viennent leur en expliquer le sens. Socialement, ce sont des parias, sans domicile fixe, suivant leurs troupeaux. Pourtant, ils sont héritiers de David, que Samuel est allé chercher parmi ses brebis ; héritiers aussi du prophète Amos, appelé alors qu’il était derrière son troupeau. Ici, ces bergers de Bethléem sont prophètes : ils ont entendu un appel très vaste, et ils ont su discerner un signe très discret, un nourrisson emmailloté. Depuis Abraham, qui avait tout d’un réfugié sans avenir, depuis Moïse qui avait fui derrière un troupeau, Dieu sait être reconnu par des marginaux. Cherchons-en autour de nous ; secrètement, ils attendent.
Joseph et Marie n’ont peut-être pas bien compris, mais ils commencent par suivre la tradition avec des gestes familiers, sans se singulariser. Plus tard, Jésus entrera dans le baptême de Jean, déroutant sa famille, mais pour l’heure, il est simplement circoncis : tel est le signe de l’Alliance depuis Abraham. Ne craignons pas d’être héritiers, avant d’être créatifs !
Noël !
25/12/22, Noël : la grâce d’un cantique paisible.
Messe de la veille: Is 62,1-5; Ps 88,4-17; Ac 13,16-17.22-25; Mt 1.
Messe de la nuit: Is 9,1-6; Ps 95,1-3.11-13; Tt 2,11-14; Lc 2,1-14.
Messe d’aurore: Is 62,11-12; Ps 96,1-6.11-12; Tt 3,4-7; Lc 2,15-20.
Messe du jour: Is 52,7-10; Ps 97,1-6; He 1,1-6; Jn 1,1-18.
Quelle disproportion entre un tel déferlement de lectures et un nou-veau-né entièrement immobilisé par des langes ! Oublions un instant Jésus pour nous arrêter à la naissance d’un premier enfant. C’est à la fois très banal et très extraordinaire : il faut se préparer, et après les douleurs de l’enfantement, « la mère est dans la joie qu’un être hu-main soit venu au monde », et elle « médite ces choses dans son cœur ». La vie ressurgit au sein d’une sorte de chaos. Expérience unique que la femme a pour tâche de faire comprendre à l’homme ; de même, dans les évangiles, ce sont des femmes qui les premières comprennent la résurrection de Jésus comme une nouvelle naissance, après la tristesse d’un deuil. Dans la Bible, une femme d’abord stérile est tellement transformée à la naissance d’un fils qu’elle le consacre à Dieu : c’est Anne, la mère de Samuel, lequel plus tard oindra David comme roi. Aussi, ne sous-estimons pas le drame de l’avortement : c’est un refus de la vie, qui laisse des traces graves.
Aujourd’hui, l’état du monde paraît accablant ; de même, au temps de Jésus, des violents voulaient s’emparer du Royaume au nom de Dieu. On voudrait trouver une solution raisonnable, entre « grandes personnes » compétentes. Et nous voyons bien que ça n’a jamais vraiment marché durablement, malgré les essais courageux d’hommes de bonne volonté : l’histoire qui advient reste toujours déroutante et avance inexorablement. Le monde paraît livré au hasard, sans gouver-nement divin. Mais l’Écriture dit autre chose. Dieu préside ce monde tragique et révèle la profondeur de l’humain, car en réalité nous avons surtout besoin d’espérance, alors que nous croyons avoir besoin de stabilité, voire de routine. Mais en même temps, des moments de joie paisible et communicative sont nécessaires, comme des relais qui confortent l’espérance.
Et voici Noël : un îlot de joie et de simplicité ; l’Époux a retrouvé l’Épouse ; la lourdeur des choses est en passe d’être levée. La nais-sance de Jésus est l’aboutissement d’une longue attente, représentée par les prophètes, ces exilés permanents, et par l’Avent qui nous met en face de tout ce qui est insatisfaisant. Une étoile céleste se pose sur un coin de terre, loin des grandes capitales. Isaïe parle d’un messager qui annonce la paix, mais on ne voit que ses pieds, car il est d’une hauteur qui nous dépasse. Encore aujourd’hui, Jérusalem, avec son histoire hachée, a un avenir que nous peinons à imaginer.
La fête n’est pas une drogue qui ferait tout oublier : la mémoire des choses est toujours là, mais elle prend un sens, et la louange est pos-sible dans la vérité. Car même à Noël nous savons bien le destin de Jésus : il entrera dans le tragique du monde en subissant une croix injuste. Mais Dieu entre dans un corps comme le nôtre. C’est ce que rappelle chaque eucharistie, et il y en a beaucoup à Noël !
Paul, lui, nous rappelle opportunément une vérité à voir en face : le mauvais état du monde provient du péché, qui est toujours centré sur l’égoïsme. Celui des autres, bien sûr, mais aussi le mien ! Nous lut-tons, mais nous nous décourageons souvent. Eh bien, cet enfant que nous fêtons ce jour en porte le poids, si nous acceptons de reconnaître que nos efforts sont timides et nos mérites infimes.
Alors, bon Noël ! Cherchons les visages tristes et redonnons-leur le sourire.
4e Dimanche de l'Avent, année A
18/12/22, 4e dimanche de l’Avent – A : Maranatha !
Is 7,10-16 ; Ps 23(24),1-6 ; Rm 1,1-7 ; Mt 1,18-24.
À Gethsémani, Jésus prie intensément ; l’heure est grave, et les disciples, alourdis par un bon repas de fête, ne se rendent compte de rien. Face à la violence injuste, Jésus ne perd pas l’intimité avec Dieu, criant ce dont il a envie : échapper à la croix. Il est un digne héritier d’Isaïe, que nous entendons aujourd’hui. Des ennemis montaient vers Jérusalem, et le prophète pressait le roi Achaz de s’adresser à Dieu, où qu’il soit. Et Achaz s’y refuse, ne voulant pas tenter Dieu. Il se croyait humble, mais il n’était qu’orgueilleux. Au fond, il avait un jugement implicite sur Dieu, le soupçonnant de ne pas exister, ou imaginant une action magique, ce qui revient au même. À quoi bon supplier ?
Cette attitude est très courante en tout temps, et non sans humour, Dieu fait savoir à Achaz qu’il est fatigué qu’on ne pense pas à s’adresser à lui. Puis il annonce un signe très déroutant : une vierge va concevoir ! Quel est le rapport entre l’urgence de la menace et la venue d’un bébé improbable ? Apparemment aucun. Et pourtant ! Souhaiter un bébé est le plus grand signe d’espérance, surtout quand l’avenir paraît brouillé. Que de gens s’y refusent, par crainte de…
Le psaume orchestre cette espérance, mais sans offrir de tapis rouge. Il demande d’abord un regard sur le vaste monde qui nous dépasse, avec toutes les fragilités de la vie qu’on voudrait oublier. Il est vrai que des flots ou toute autre horreur pourraient tout submerger. Si nous nous voyons si petits, faut-il pour autant nous barricader, nous enfermer dans une identité étroite et rassurante ? En fait, la précarité reste, mais nous sommes invités à autre chose : ouvrir les fenêtres et rechercher la face du Seigneur, oser lui parler, le supplier d’être Dieu, comme avait su faire Moïse dans le désert, quand tout le peuple tombait dans l’idolâtrie si banale de l’argent ; l’argent est très utile, mais il divise, il ne crée pas la communion. Suivons donc Moïse et son humilité, ou encore Jésus, qui n’était pas muet mais qui ne s’est pas défendu contre le mal. Et la bénédiction annoncée apparaîtra sous une forme que nous ne soupçonnons pas.
Quant à Paul, selon son habitude, il prend les choses dans un vaste regard. Il commence par rappeler aux Romains qu’ils sont bien-aimés de Dieu, ce qu’ils sont peut-être prompts à oublier, quand ils écoutent trop l’Accusateur qui leur susurre que leur vie n’a aucun sens. Justement, si Paul annonce que Jésus est vivant et qu’il n’est autre que Dieu sur terre, à travers ses témoins, c’est parce qu’il est l’aboutissement d’une histoire longue et complexe, où les prophètes annonçaient sans fin une espérance à un peuple qui regardait ailleurs. On voudrait se convaincre qu’il s’agit d’un passé révolu, mais c’est toujours actuel, si on ose bien regarder. Car cette histoire arrive jusqu’à nous, au milieu du bombardement des médias et des bonnes raisons que nous avons de nous inquiéter. Si Jésus est reconnu comme fils de Dieu, c’est qu’il est passé par la croix. Ne cherchons pas trop loin : notre croix est quelque part dans la vie quotidienne.
L’évangile montre l’accomplissement de la prophétie d’Isaïe, mais avec d’importants compléments. D’abord, il y a Joseph, lui aussi pris au dépourvu. Il essaie de s’en tirer en méditant un divorce, car les fiançailles créent un lien légal, et il ne veut pas que Marie soit accusée d’adultère. Cette justice est bien la nôtre : limiter les dégâts. Mais un songe le remet en selle : l’Esprit saint, qui rend Dieu présent ici et maintenant, est passé par là. Isaïe avait annoncé Emmanuel, Dieu-Avec-Nous, mais maintenant il y aura davantage : Jésus, c’est-à-dire Dieu-Sauve. Gros programme pour un bébé encore invisible. Et Paul d’insister : que soit connu partout ce nom qui résume tout.
3e dimanche de l'Avent, année A
11/12/22, 3e dimanche de l’Avent – A : Bonne nouvelle pour les mal-foutus !
Is 35,1-6a + 10 ; Ps 145(146),7-10a ; Jc 5,7-10 ; Mt 11,2-11.
Nous avons tous soif de beaucoup de choses, plus ou moins contradictoires, mais ces envies sont souvent écrasées par les circonstances ou par un surmoi moral menaçant, d’où une impression d’aridité ou de monotonie qu’on corrige comme on peut. Et voici qu’arrive Isaïe, qui annonce un paysage verdoyant. Ce n’est pas un pur décor, ce qui serait encore une distraction touristique. Les aveugles verront, les sourds entendront, les boiteux marcheront droit, affirme-t-il. Oui, nous sommes aveugles, sourds, boiteux : au propre, parfois ; au figuré, toujours ! Le monde est si compliqué, et il s’agit de survivre à moindre coût, quitte à tourner en rond. Isaïe, que personne ne voulait écouter, le sait très bien, et il annonce un but : regardez vers Sion, où réside le nom de Dieu, et vous percevrez une attraction, quelque chose qui vous libère, qui ouvre vos sens. Mais Dieu n’est pas une nounou qui donne un sucette de consolation. Le psaume rappelle qu’il s’agit d’abord de se voir clairement comme opprimé, affamé, enchaîné, accusant autrui. Humilité et sans prétention, donc.
Et Jacques insiste : il demande patience et persévérance, c’est-à-dire discernement des signes. La venue du Seigneur est proche ? Soit, mais justement il y a des signes annonciateurs, comme dans l’agriculture. On ne tire pas sur une plante pour la faire pousser ! Jacques demande de ne pas juger ; il y revient plusieurs fois dans son épître, et il explique que juger autrui c’est se mettre à la place de Dieu. Pas moins. C’est tout aussi vrai quand nous nous jugeons nous-mêmes, car cela efface toute miséricorde – et tout redevient aride.
Et Jean-Baptiste était dérouté par Jésus. En effet, il était dans la lignée d’Élie, dont le retour annonçait le grand jour du jugement ultime, le cataclysme définitif. Il a entendu parler des signes qu’a faits Jésus, mais, précise une variante du texte, il est scandalisé que ça n’aille pas plus loin. Faut-il espérer quelqu’un d’autre ? Jésus répond simplement en citant le même Isaïe, sans se mettre personnellement en avant. Les signes ont une double dimension : des gens revivent, dans tous les sens du terme. En clair, le Royaume est arrivé, mais sans clairons ni tapis rouge. Et il se fait un tri, qui anticipe le jugement ultime. Le juste est celui qui accepte de revivre par la miséricorde, ce qui est une guérison en profondeur, alors que les autres vont simplement au néant. Sans doute, ils ont le droit, mais c’est triste.
Et Jésus fait un éloge appuyé de Jean-Baptiste. Pourtant, celui-ci n’a pas bien compris, mais son rôle était essentiel : il se tenait en marge, juste au-delà du Jourdain, à la limite de la Terre promise ; il annonçait l’imminence du Royaume, après une traversée symbolique du fleuve. Il se tient dans le sillage de Josué, qui avait fait traverser le Jourdain aux fils d’Israël ; ensuite, ils avaient célébré la Pâque, la manne du désert avait cessé, et le lendemain le peuple commençait à manger le produit du pays, figure du Royaume. Jean-Baptiste attend ce lendemain et Jésus a tenu à le suivre, et même à le dépasser, quitte à mécontenter sa famille. Il y a une demande du Notre Père qui provient certainement de Jean-Baptiste (cf. Luc 11,1), car littéralement elle dit : « Donne-nous aujourd’hui notre pain “de demain”. » Les Orientaux ont bien compris qu’il s’agissait du pain eucharistique, nourriture du Royaume. En Occident latin, on s’est borné au « pain quotidien ». C’est bien, mais Jésus est venu donner beaucoup plus…
Remettons-nous en mouvement avec Jean-Baptiste, même sans bien comprendre : Que ce pain « de demain » nous arrive dans notre « aujourd’hui » !
2e dimanche de l'Avent, année A
6/12/22, 2e dimanche de l’Avent – A : De qui sommes-nous fils ou filles ?
Is 11,1-10 ; Ps 71,2.7-8.12-13.17-19 ; Rm 15,4-9 ; Mt 3,1-12.
Qu’espérons-nous au juste de la vie ? Connaître Dieu ? Peut-être, mais beaucoup de philosophies et de religions y ont pensé ; pourtant, notre imagination reste très limitée, et il nous faut des relais à notre niveau, car nous n’avons guère de force. Pourtant, quelque chose émerge : une soif de justice, c’est-à-dire l’espoir d’avoir sur terre une place que personne ne conteste…
C’est là qu’intervient Isaïe : il ne parle pas de David, l’ancêtre du Messie, mais de son père Jessé. La différence est essentielle : David était peut-être un personnage exceptionnel, mais il était d’abord fils. Étant fils, son successeur pourra être arbitre, avoir une parole forte qui engendre des fils ou des filles. En effet, c’est bien de cela qu’il s’agit : nous sommes entourés d’injustices, nous avons des conflits plus ou moins enfouis contre autrui et contre nous-mêmes. Faut-il se défendre ? Qui va gagner ? Qui va perdre ? La société met des garde-fous, mais ne donne aucun but, car elle reste très anonyme. Regardons les campagnes électorales, ce qui est bien intéressant, car il y a une grosse mythologie : on perd de vue la dureté des faits, avec l’espoir qu’un personnage providentiel émerge. Peut-être, mais s’il gagne, d’autres vont perdre, on n’en sort pas, car tout reste à un niveau plat, où chacun s’efforce d’exister, sans trop savoir de qui ou de quoi il est fils. Nous avons des idoles, mais elles sont mortes et n’engendrent rien. Nos parents n’ont pas été parfaits, mais leurs propres parents ne l’étaient pas davantage, et on remonte indéfiniment. Qui va arbitrer ?
Eh bien, Jésus s’est montré fils de Dieu, et il a osé entrer dans l’injustice ; il n’a pas défendu son identité. Et l’on nous dit qu’il a fait cela par amour pour nous. Cela paraît très bizarre. Et c’est pourtant si simple : au présent, son souvenir reste vif, et c’est l’Esprit, qui nous donne les moyens d’entrer dans son intimité, d’être fils comme lui. Fils de Dieu, pas moins, et par conséquent frères. Il n’y a pas de fraternité sans paternité, à l’échelon au-dessus.
Ce n’est pas une recette : le psaume rappelle la promesse surréaliste faite à Abraham, alors qu’il avait tout d’un réfugié à la dérive, sans terre et sans enfant. Il n’était pas parfait, mais toute sa vie fut un pèlerinage de l’espérance, non sans épreuves. Et après lui ? Aujourd’hui dans l’évangile, Jean-Baptiste est féroce contre sadducéens et pharisiens, contre ceux qui savent tout : ils n’attendent plus de surprise de la part de Dieu et se bornent à faire des rites, au jour le jour, un peu par crainte, car on ne sait jamais… Erreur : même si vous êtes fils d’un prince puissant, votre vie va être bouleversée par quelque chose d’imprévu, et vous serez perdus ou paniqués, car vous ne saurez pas discerner comment Dieu vous parle. Telle est la conversion demandée : se réveiller, se reconnaître faible mais aussi aimé, chercher des traces de Jésus-Christ, qui vous attend.
Très bien, mais comment faire sans sombrer dans des efforts décourageants ? St Paul arrive à la rescousse : un peu de patience, et surtout le « réconfort de l’Écriture », tout simplement parce qu’elle parle de nous, en nous mettant dans une longue histoire toujours un peu cabossée : après la manœuvre du serpent, Adam accuse Ève… toujours la faute des autres, ce qui casse tout amour. Puis nous sommes tour à tour Caïn qui n’est pas parvenu à cacher sa violence, Abel victime de l’injustice, Noé qui se drogue, Jacob qui ruse, mais aussi Joseph qui comprenant les desseins de Dieu sait pardonner à ses frères, et encore des rois approximatifs, des prophètes que personne n’écoute, etc., etc.
Laissons-nous visiter par l’Écriture, et nous serons libres face à ce qui arrive. Invitons le Christ à entrer dans notre vie : elle sera plus belle !
1er Dimanche de l'Avent, année A
27/11/22 : Se préparer ? Oui, mais à quoi et comment ?
Is 2,1-5 ; Ps 121,3-4.6-9 ; Rm 13,11-14a ; Mt 24,37-44.
Note : le terme hébreu « Tora » signifie d’abord « enseignement vers un but » et accessoirement « loi ». Dans le passage d’Isaïe, il faut comprendre « un enseignement ferme sortira de Sion ».
Isaïe assigne bravement un rôle universel à Jérusalem, mais au sens précis d’un pèlerinage : que les nations s’y rencontrent et y apprennent la paix. Il ne s’agit pas du jugement final, mais de vastes découvertes réciproques, et chacun pourra ensuite retourner travailler chez lui, avec un horizon élargi et surtout la perception que seul un Dieu unique a pu susciter cela. Car là est l’essentiel : chacun, chaque famille, chaque nation a ses petits dieux et cherche à les défendre, d’où des luttes sans fin. C’est ce qu’explique Philon d’Alexandrie, un philo-sophe juif contemporain de Jésus : tous les Juifs doivent aller en pèlerinage à Jérusalem, la métropole (« ville-mère ») pour expérimen-ter une unité par-delà les différences de coutumes, de langues, d’envi-ronnements ; ensuite, ils retourneront dans leur patrie pour attester que Dieu seul est Dieu. C’est parallèle aux jeux olympiques, créés dans l’antiquité pour que des nations ennemies remplacent la guerre par des jeux. Et ce sont les philosophes grecs qui, partant de cette force internationale de Zeus, le dieu central de l’Olympe, ont abouti à la notion d’un dieu unique, transcendant les divisions des peuples. Mal-heureusement, ils ne l’ont conçu que pour une élite, ce que n’a jamais fait Israël.
Le psaume orchestre cela, à l’échelle locale : les pèlerinages ras-semblent joyeusement les tribus, qui arrivent devant un lieu de justice et d’espérance. Mais il y a davantage : ces pèlerins sont invités à appe-ler la paix sur Jérusalem. Ce n’est pas surprenant si on réfléchit aux habitants de Jérusalem. Où vont-ils aller en pèlerinage, hors de leur petite routine ? Ils sont installés au lieu-même de l’espérance, et ils risquent d’en faire leur bien propre ; tout va devenir fade et très hu-main, avec rivalités, petits commerces, etc. C’est d’ailleurs vrai par-tout : les gardiens de lieux saints s’essoufflent !
Paul reprend la même chose autrement. Quelque chose d’essentiel va nous arriver sous peu, mais nous ne savons pas bien quoi. Com-ment être en état d’accueillir du neuf, qui va forcément nous bousculer un peu, surtout s’il y a une note d’amour ? Il nous demande de nous réveiller, d’aiguiser nos sens, d’être prêts, de sortir de ce qui nous inhibe, aussi bien les ivresses que les jalousies. En clair, puisque nous y entrons : l’Avent est un temps de préparation.
Et Jésus insiste, car l’enjeu n’est rien moins que le sens de la mort. On ne sait trop s’il parle de la fin du monde, avec la venue du Fils de l’Homme annoncé par Daniel, ou de ma mort à moi, mais cela n’a pas beaucoup d’importance, car dans tous les cas Jésus annonce que « le Seigneur vient ». On aurait bien envie de se passer de sa venue sous cette forme, ou d’en faire un simple sommeil confortable et prolongé. Or Jésus, par sa croix, est venu libérer ceux qui toute leur vie sont enchaînés par la peur de la mort, prise au sens large : échecs, humi-liations, etc., bref tout ce qui réduit ou menace notre existence. Les rivalités et les jalousies dont parle Paul ne sont que des tentatives inefficaces pour vaincre cette peur, car elles ne font qu’accroître notre isolement.
Eh bien, reconnaissons-le : nous avons pu être prêts à certains mo-ments de grâce, mais c’est certainement insuffisant aujourd’hui. Nous sommes invités à retravailler tout cela avec simplicité, avec un peu de louange et une pincée d’humour, et aussi à attendre une surprise pour Noël !